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« La géographie française ne peut être sociale et culturelle : elle est l’une ou l’autre mais pas les deux à la fois » (Chivallon, 2003 : 408). C’est par ces propos on ne peut plus tranchants que Christine Chivallon introduit le tableau de la géographie sociale et culturelle française qu’elle brossait en septembre 2003 pour la revue Social & Cultural Geography. Certes, ajoute-t-elle, « les années 1990 ont vu le sensible effacement de ces lignes de partage avec la montée d’une génération semble-t-il plus libre de ses mouvements », mais le fait demeure à son avis que la configuration de la discipline s’est sédimentée au cours des trente dernières années autour de deux pôles assez distincts, qui s’articuleraient assez nettement à partir du clivage entre la droite et la gauche, dont on connaît la prégnance toujours actuelle en France. Retrouve-t-on la même opposition dans la géographie québécoise ? Peut-on y voir une même tendance à la séparation entre les questionnements menés sous l’angle du social, ou si l’on veut des pratiques, qu’on attribue généralement à la géographie sociale et ceux menés sous l’angle du culturel, plus près des significations, et qui appartiendraient à ce qu’on désigne généralement comme la géographie culturelle ? [2] Est-ce qu’au contraire le contexte particulier de la géographie québécoise, apparemment moins touchée par l’existence d’écoles géographiques [3], a favorisé une mobilité plus forte des savoirs et la consolidation d’un socle théorique et méthodologique qui réussit à mieux restituer à l’espace toute son épaisseur, avec une formulation qui serait à la fois sensible aux concepts d’identité et de mémoire, au jeu des acteurs sociaux et aux formes spatiales qui se construisent entre représentations et pratiques ?

L’examen des travaux récents de la géographie québécoise et canadienne sur la société et la culture, mené dans le cadre de la préparation avec Damaris Rose d’un country report pour la même Social & Cultural Geography, suggère quelques éléments de réponse à ces questions (Rose et Gilbert, 2005). Une revue des recherches menées par les géographes québécois autour notamment de la notion de territoire depuis le milieu des années 1990 montre sans équivoque que deux géographies distinctes, l’une sociale et l’autre culturelle, se sont aussi développées ici, à l’instar de ce qui peut être observé en France. Elle révèle cependant, en même temps, que les frontières ne sont pas aussi étanches qu’il n’y paraît au premier abord. Plusieurs initiatives de recherche s’inscrivent dans une perspective qui emprunte à la fois à la géographie sociale et culturelle. La teneur des travaux qui en émanent n’est pas sans rappeler celle des quelque géographes français identifiés par Chivallon comme particulièrement prometteurs, tant au sein du pôle de la géographie sociale que de la géographie culturelle. Le fait que cette transdisciplinarité caractérise un nombre grandissant d’initiatives, tant ici qu’en France, en particulier au sein de la nouvelle génération, n’est pas sans intérêt pour qui croit dans la portée d’une géographie qui, tout en s’avérant mieux armée au plan de la théorie sociale, n’en tient pas moins compte des rapports entre l’espace des pratiques et celui des représentations.

Cette analyse comparée des géographies sociale et culturelle en France et au Québec se fera en trois temps. Nous rappellerons d’abord les grandes lignes de l’exposé que fait Chivallon de la configuration actuelle de la géographie sociale et culturelle en France. Seront ensuite présentées les différentes perspectives autour desquelles s’est organisée la recherche des géographes québécois intéressés par le société et la culture au cours des derniers dix ans [4]. L’examen approfondi des travaux de deux jeunes géographes, l’une française, l’autre québécois, nous permettra de montrer la nature des recherches qui sont issues de cette volonté de rapprochement du social et du culturel, et qui pourraient préfigurer de l’émergence à partir des courants français et québécois d’une nouvelle géographie sociale de langue française. Nous nous interrogerons, en guise de conclusion, sur le sens à donner à ces développements récents.

La géographie sociale et culturelle française entre société et culture

La géographie sociale et culturelle française serait, d’après Chivallon, structurée autour de deux pôles. Le premier, relié à la volonté d’édifier la géographie en science sociale, vise à affirmer la socialité de l’espace. Il s’inscrit dans un effort de pratiquer une géographie critique et responsable. Le second se caractérise par la volonté de prendre en compte les phénomènes liés aux systèmes de valeurs, aux idéologies et aux symboles pour montrer notamment comment l’espace peut les traduire. Si elle accole le vocable de géographie sociale au premier, de géographie culturelle au second, son analyse témoigne d’un réseau d’affinités conceptuelles reliant l’un et l’autre à divers travaux, qui tendent aujourd’hui à les rapprocher. On voit par ailleurs apparaître, au-delà de ces deux pôles, d’autres approches, que Chivallon attribue à autant d’électrons libres au sein de la discipline. Ceux-ci rendent difficile son travail de localisation des savoirs développés au sein de la géographie sociale et culturelle française parmi des écoles bien identifiées.

Le pôle de la géographie sociale

L’émergence de la géographie sociale précède en France celle de la géographie culturelle. Elle peut être datée précisément de 1982, avec la tenue à Lyon du premier colloque de géographie sociale, dont les actes ont été publiés sous la direction de Daniel Noin (1983). Y participaient des chercheurs de cinq universités de l’ouest de la France, réunis en réseau au sein d’un laboratoire CNRS. L’allocation introductive de cette manifestation, prononcée par Renée Rochefort, une disciple de Pierre George, un des premiers géographes français à s’identifier au marxisme, énonçait clairement les objectifs partagés par les géographes de ce réseau : changer la perspective selon laquelle l’espace constitue le facteur premier de l’explication pour affirmer plutôt la socialité de l’espace, et pratiquer une géographie critique et responsable. Différentes thématiques seraient privilégiées, dans un questionnement axé sur la production des écarts sociaux dans l’espace, par exemple à travers la ségrégation ou l’accès différent à la mobilité, dans une perspective qui n’est pas sans rappeler une des avenues parmi les plus dynamiques de la géographie sociale anglo-saxonne à la même époque (voir aussi Frémont et al., 1984). Faute d’approfondissement théorique, les travaux de cette géographie sociale naissante, plus positiviste que critique, n’eurent cependant pas la portée attendue, selon Chivallon (2003). Pas plus d’ailleurs que les propositions d’Armand Frémont (1976) sur le rapport existentiel et forcément subjectif que les groupes sociaux établissent avec l’espace, dont il fallut attendre les années 1990 avant qu’elles ne s’articulent dans une véritable théorie de l’espace.

C’est autour de la notion de territoire qu’une telle théorie s’est développée en France, dans un mouvement qui a associé ce premier réseau de chercheurs à un autre groupe de géographes qui depuis Pau, Bordeaux (Piolle, 1991 ; Di Méo, 1998) ou Grenoble (Gumuchian, 1991 et 2003), et en lien avec des réseaux de collaboration plus larges, ont renouvelé la géographie sociale française (Fournier, 1999). Le sens que prêtent ces chercheurs venus d’horizons les plus divers au territoire est multiple. Retenons toutefois pour simplifier, et en s’inspirant de Guy Di Méo (1998), qu’ils partagent un même point de vue selon lequel le territoire est constitué de deux éléments majeurs, soit une composante sociale et une composante vécue. La première qualifie les lieux tels qu’ils sont tissés au gré des rapports sociaux et spatiaux et se situe dans l’ordre de la matérialité. La seconde relève de la psyché individuelle et collective. Sa connaissance passe par la prise en compte des pratiques des acteurs, de leurs représentations, de leurs imaginaires spatiaux. Toujours selon Di Méo (1998), le territoire constitue ainsi un remarquable champ symbolique. Porteur d’identité, il s’avère un puissant outil de mobilisation sociale.

Le pôle de la géographie culturelle

Chivallon (2003) associe le pôle de la géographie culturelle à Paul Claval, qu’elle présente comme une des figures les plus marquantes des courants attachés aux conceptions individualistes et libérales de la géographie française. C’est à lui que revient la fondation de la revue Géographie et cultures en 1992, qui marque l’officialisation de l’existence du courant de géographie culturelle en France. La géographie culturelle était toutefois bien présente avant cette date, alors que L’Espace géographique, par exemple, lui consacrait un numéro thématique en 1981 qui annonçait clairement les termes qui allaient définir le projet de la géographie culturelle française pendant plus de vingt ans. Dans cette perspective, l’action humaine dans l’espace est modelée par les codes et les représentations que les individus apprennent au cours de leur enfance ou tirent de leur expérience des lieux. Les processus de transmission des savoirs, de construction des identités conditionnent les manières d’habiter, de travailler, de se distraire et de prier. Ces derniers changent d’un lieu à l’autre et marquent profondément le paysage (Claval, 2003).

La géographie culturelle française serait décevante, selon Chivallon. Elle n’aurait pas la portée explicative attendue du rapport entre l’espace matériel et l’univers des significations et des appartenances et resterait ainsi inachevée (2003 : 413). Notre collègue n’en souligne pas moins les efforts prometteurs d’une génération montante de géographes formés dans ce pôle de la géographie culturelle, qui montrent une sensibilité particulière aux nouvelles approches inspirées de la nouvelle géographie culturelle anglo-saxonne. L’intérêt porté par Jean-François Staszack (2001) aux espaces domestiques, vus comme espaces engagés dans le processus de construction du moi constitue un exemple d’initiatives qui, en s’émancipant du pôle de la géographie culturelle tel que défini plus haut pour se rapprocher des sciences sociales, ouvre la discipline vers de nouveaux champs.

Les électrons libres de la géographie française

La géographie sociale et culturelle en France ne se limiterait pas à ces deux pôles. Et comme on vient de le voir, ceux-ci ne seraient pas aussi « caractérisés qu’on pourrait le croire » (Chivallon, 2003 : 414). D’autres chercheurs contribuent à la production du savoir géographique sur la société et la culture. Chivallon note à cet effet les contributions de Jacques Lévy (1994) sur la société et l’espace, les travaux plus culturels d’Augustin Berque (1993, 1995) sur la forme urbaine et les paysages, les écrits de Michel Lussault (1999), qui tente d’articuler pensée et matérialité de l’espace tout en reconnaissant le rôle de l’action politique sur l’espace, ainsi que les textes de ces autres géographes réunis dans le recueil produit dans la foulée du colloque de Cérisy (Lévy et Lussault, 2000). Si elle ne s’étend guère sur ces travaux, elle insiste, en empruntant à Lévy (cité dans Knafou, 1997), sur le fait que la géographie française est de moins en moins structurée en « territoires rigides », mais plutôt en « affinités organisées en réseaux ouverts ». Elle conclut en disant que c’est ce qui permet à la géographie française de rester créative et dynamique.

La géographie québécoise unie autour du territoire [5]

Au premier abord, la géographie sociale et culturelle québécoise n’apparaît pas aussi diversifiée que la géographie française. Au contraire, il semble y avoir une beaucoup plus grande convergence des travaux, autour notamment de cette notion de territoire, qui fait aussi la force de la géographie sociale française contemporaine. Ceux qui, parmi les géographes québécois, font de la géographie sociale et culturelle ont en effet presque tous recours au concept de territoire, social et culturel dans son essence même [6]. Deux perspectives dominent : les éléments plus formels du territoire québécois sont au centre des préoccupations des géographes intéressés à la question du lien entre société, espace et développement, alors que c’est l’expérience du monde à partir d’un lieu singulier – le Québec et l’Amérique française – et l’identité qu’on en tire qui retiennent plutôt l’attention des autres. Le regard qu’ils posent sur le social et le culturel n’est pas sans rappeler la distinction observée en France par Chivallon. La géographie québécoise n’en est pas moins davantage unifiée que la géographie française. C’est le politique qui le permet, qui découle directement du contexte dans lequel évoluent les géographes québécois et qui leur fournit leur principal objet de recherche.

Le territoire agi

Le territoire a été abordé de diverses façons par les géographes québécois depuis dix ans. Les uns le voient comme utilisé et aménagé par les Québécois. Ils s’intéressent alors à ses attributs formels, en insistant notamment sur le fait que le territoire québécois est un espace inégalement doté au plan des ressources et possiblement créateur d’exclusion, bref un lieu de conflit et de pouvoir. C’est ainsi que, s’inspirant visiblement des développements récents de la géographie anglosaxonne, on s’est servi par exemple de banques de données extensives à différentes échelles intra-urbaines afin de poursuivre certains travaux sur l’accès différencié à l’emploi, au transport urbain et à divers services sociaux dans les villes québécoises (Cao et Villeneuve, 1998 ; Rose et Villeneuve, 1998 ; Vandersmissen, Villeneuve et Thériault, 2001). La qualité de vie et le bien-être sont ainsi devenus des thématiques à la mode (Gilbert et Langlois, 2004 ; Langlois et Anderson, 2002 ; Langlois et Gilbert, 2005 ; Langlois et Kitchen, 2001 ; Langlois et Marois, 2004 ; Séguin, 2001 ; Sénécal et Hamel, 2001), ainsi que la question de l’impact des politiques publiques sur l’inclusion socio-spatiale et sur la durabilité (Ray et Rose, 2000 ; Rose et Ray 2001 ; Séguin et Germain, 2000).

Ces recherches s’intéressent à la capacité des groupes dominés, dont les besoins ne sont pas nécessairement comblés au sein des espaces dans lesquels ils évoluent, de se prendre en charge et de contrer certaines des inégalités qu’ils subissent. Du coup, la dimension communautaire est placée au coeur de l’interrogation. On a ainsi montré comment se créent et se recréent les communautés, notamment à travers la mise en place d’un système identitaire produit par une socialisation fortement ancrée dans le territoire vécu au quotidien. Des travaux comme ceux de Martin Simard (2000a et b) sur les processus identitaires révélés par les pratiques du développement local à Québec, d’Anne-Marie Séguin et de ses collègues de l’INRS (Séguin, 1997 ; Séguin et al., 2000) sur les modalités d’appropriation du territoire par les nouveaux immigrants et certaines minorités ethniques, à la faveur notamment des nombreux réseaux d’entraide qu’ils ont développés, de Joanna Bergé (2001, 2003) sur les solidarités nouvelles suscitées par la création du Nunavut ou encore de Rémy Tremblay (2006) sur Floribec, un espace de vie française formé à la faveur de la migration de milliers de Québécoises et Québécois vers la Floride depuis une trentaine d’années, démontrent la richesse d’une telle perspective. La question du patrimoine et de son rôle dans la fabrication des appartenances et des identités territoriales est centrale dans plusieurs études. On s’intéresse ainsi aux paysages ruraux et urbains, naturels et construits, qui apparaissent comme autant de signes des modalités particulières d’appropriation du territoire et de l’adaptation de la société québécoise à ses mutations anciennes et récentes (Fortin et Gagnon, 2002 ; Mercier, 2000, 2001, 2002, 2003a ; Ritchot, 1999 ; Villeneuve, 1999). La géographie sociale et culturelle du Québec se préoccupe de plus au plus de tourisme, des mutations qu’il fait subir aux lieux et aux espaces et des problèmes d’aménagement qu’il soulève (Gagnon, 2003). Elle fait aussi une incursion du côté de la production des environnements urbains, en essayant notamment de comprendre les stratégies mises en place pour résoudre les conflits entourant leur usage par des acteurs aux intérêts contradictoires (Sénécal et Saint-Laurent, 2000 ; Sénécal et al., 2002). Le chantier de recherche sur la reconversion de certains quartiers centraux de Montréal et la mobilisation qu’elle entraîne découle d’une même préoccupation (Klein, 1997 ; Klein et al., 1999 et 2000 ; Klein et Waaub, 1996), de même que les divers travaux depuis quelques années sur les effets sociospatiaux des nouvelles technologies d’information et de communication (Lefebvre et Tremblay 1998 ; voir aussi le numéro thématique du Géographe canadien de 1999 consacré à la question). Le vaste projet d’Atlas du Québec et de ses régions et les nombreux échanges qu’il a suscités à l’ACFAS notamment, quant au territoire, ses fractures, sa recomposition s’inscrit aussi dans cette perspective.

Le territoire pensé

Lorsqu’elle aborde le territoire en tant qu’objet de représentation, la géographie québécoise s’intéresse tout spécialement aux expériences des lieux et des territoires, à travers le temps et l’espace, et des appartenances qu’elles suscitent. Cette géographie plus culturelle que sociale démontre un intérêt marqué pour le sujet, tel qu’il médiatise le Québec, dans la mouvance de l’Amérique, à travers ses perceptions et représentations. Les travaux de Luc Bureau illustrent ce parti pris pour le territoire pensé, et les façons dont il est intégré individuellement et collectivement (Bureau, 1997, 2001). Ceux de l’école lavalloise de géographie, comme nous avons ailleurs nommé le groupe de géographes québécois basés à l’Université Laval, et travaillant sur l’Amérique française (Gilbert, 1998), témoignent d’un même esprit (Louder et al., 2001 ; Morisset et Waddell, 2000 ; voir aussi Courville, 1999, 2000, dans une perspective historique). S’inspirant des matériaux les plus divers, depuis la culture orale (Louder et al., 2001), la littérature (Bureau, 1999), la peinture (Villeneuve, 1996), jusqu’à l’architecture et aux formes urbaines (Debarbieux et Marois, 1997), la géographie culturelle québécoise a ainsi fait du territoire son principal objet.

On peut distinguer au sein de celle-ci deux types d’approches. La première est d’inspiration humaniste et met l’accent sur l’importance du territoire dans l’expérience géographique des Québécois [7]. Pour Jean Morisset et Éric Waddell (2000) ou encore pour Dean Louder (avec Morisset et Waddell, 2001), le territoire est cet espace parcouru, dans le cadre de la recherche de ses racines, de son destin. Il représente une expérience, vécue à la fois de façon différente au gré de trajectoires originales et convergente à la faveur d’un imaginaire commun, marqué par l’histoire et par la recherche de son destin en cette Amérique française dissimulée par l’Amérique du Nord officielle. Une autre source d’inspiration réside dans un certain structuralisme. Selon Gilles Ritchot (1999) par exemple, il ne faut pas voir le socle que dresse la réalité matérielle comme un élément extérieur qui s’imposerait aux occupants du territoire Québec et qui détermineraient leurs pratiques. Celui-ci témoignerait au contraire de l’appropriation à la fois économique, idéologique et politique des lieux par ces derniers, au sein d’un rapport construit sur les représentations particulières qu’ils ont d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité. C’est ainsi que les travaux d’un Gilles Ritchot (1999, 2003), Guy Mercier (1998, 2003b, 2005), Gaëtan Desmarais (1996, 2005, avec Gilles Ritchot, 2001) et autres géographes structuralistes québécois rejoignent, à travers les notions de positions et de trajectoires, ceux que nous avons présentés plus tôt comme du ressort de la géographie sociale et du territoire agi, et qu’ils traduisent une vision de ce dernier très voisine de celle qui est mise de l’avant par un Di Méo par exemple.

Un territoire éminemment politique

Ainsi, à l’instar de ce qui se fait en France, on prête dans la géographie québécoise plus d’un sens au territoire. Les différents qualificatifs qu’on lui accole en témoignent : territoire parcouru, territoire approprié, territoire d’identification, territoire symbolique, territoire aménagé, territoire à échelles multiples. L’acceptation qu’on lui prête ici a cependant ceci de particulier qu’on insiste beaucoup sur l’enjeu que représente le contrôle qu’on a sur lui, garantissant la permanence des groupes et de la société qui l’occupent et sur le fait qu’il est un lieu de pouvoir. Le territoire aurait ainsi pour les géographes québécois une forte connotation politique, alors qu’il est vu comme résultant de la rencontre entre les grandes forces qui animent le monde et la capacité de ceux qui sont sur le territoire de les subir ou de réagir. Il décrit les rapports qui se tissent entre les individus, les groupes, la société et l’espace, et qui témoignent de leur appropriation de celui-ci.

Cette dimension nationale est donc sous-jacente à plusieurs des travaux sur le territoire québécois. S’inspirant des travaux précurseurs de Morissonneau (1978), plusieurs géographes québécois réfléchissent sur les dimensions territoriales de l’identité québécoise, dans un contexte de mondialisation. La question de l’américanité québécoise a été ainsi posée (Dupont, 1996 ; Morisset et Waddell, 2000 ; Villeneuve, 1993, 1997). Le développement du Nord a aussi suscité des réflexions fort intéressantes sur le rapport vécu entre le nous et les autres (Desbiens, 2004a et b ; Hamelin, 1999, 2005 ; Lasserre, 1998, 2003). À une toute autre échelle, la question nationale est encore en filigrane des travaux que nous avons menés conjointement avec Marc Brosseau sur Hull, à la frontière du Québec et de l’Ontario, marqué par la tension qu’occasionne la rencontre des Québécois francophones et des Ontariens anglophones sur un même territoire, soit celui des bars et autres lieux publics de la Promenade-du-Portage à Hull (Brosseau et Cellard, 2003 ; Brosseau et Gilbert, 1996 ; Gilbert et Brosseau, 2002).

Le questionnement sur le territoire des minorités anglophones du Québec et francophones de l’extérieur du Québec, qui s’édifie « sous le stress » (Marshall, 1995) causé par le rapport inégal aux lieux et aux espaces dans lequel elles évoluent, s’inscrit dans une même perspective. Leurs façons originales de se prémunir concrètement et symboliquement contre le rapport de force qui s’établit dans l’espace entre minorité et majorité, en prenant appui sur des institutions qui ne se localisent pas nécessairement dans l’espace proximal, ouvrent des perspectives nouvelles sur le territoire (Gilbert, 1999, 2001 et à paraître ; Gilbert et Marshall, 1995 ; Langlois, 2000 ; Tremblay, 2006). Le travail des quelques géographes québécois qui travaillent sur le fait autochtone témoigne d’une même fascination pour les dimensions politiques du territoire et son rôle dans le maintien de sa spécificité et dans sa permanence (Desbiens, 2004 ; Hamelin, 1999, 2005 ; Mercier et Ritchot, 1997).

Une nouvelle géographie sociale ?

L’évolution récente de la géographie québécoise ne serait pas sans rappeler celle qu’observait Chivallon en France à propos de la dichotomie entre géographie sociale et géographie culturelle. Ici comme là-bas, on observe toutefois des recoupements de plus en plus étroits entre ces deux perspectives, d’une part à la faveur d’un intérêt marqué des géographes de la société pour la représentation et l’identification dans l’étude de la territorialité, d’autre part de la tendance de plus en plus forte des géographes de la culture de reconnaître la socialité à l’oeuvre dans le dispositif territorial. Au Québec notamment, les deux géographies témoigneraient d’un intérêt commun pour le politique et la problématique de la relation entre les formes spatiales élaborées par des populations au pouvoir inégal, dont elles matérialisent les représentations et les valeurs divergentes. Cette convergence n’est pas sans rappeler celle qui a donné lieu, durant les années 1980, à la consolidation d’une nouvelle géographie culturelle anglo-saxonne (Claval, 2003). Les courants français et québécois de la géographie de langue française seraient-ils en train de faire naître à leur tour, de part et d’autre de l’Atlantique, une nouvelle géographie ? La revue que je viens de présenter le suggère, tout en montrant que c’est moins autour du discours sur les lieux et les espaces que le lien se tisse ici qu’autour des pratiques territoriales des acteurs. L’analyse comparée des travaux de deux jeunes géographes, l’une française, l’autre québécois, partageant un point de vue similaire sur l’imbrication du social et du culturel, me permettra de développer plus à fond cette thèse, en illustrant quels sont les fondements théoriques, les questionnements et les méthodes de cette nouvelle géographie sociale.

Un projet théorique fondé sur la communauté et les ressorts géographiques de son identité

Christine Chivallon est géographe et anthropologue. Martin Simard est géographe. Tous deux ont réalisé une thèse de doctorat dans la deuxième moitié des années 1990 où ils ont exploré la nature du lien entre espace, identité et socialité. La communauté et son rapport au territoire sont au centre de leur interrogation [8]. Leurs travaux constituent un très bon exemple du projet géographique qui est à se structurer de part et d’autre de l’Atlantique, projet qui vise à redonner aux représentations idéelles la place qui leur est due dans l’analyse des dispositifs socio-spatiaux.

Cet effort s’inscrit dans une filiation où l’on retrouve des noms comme Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Anthony Giddens, Pierre Bourdieu ou encore Henri Lefebvre. Les géographes Augustin Berque, David Ley, Guy Di Méo, Edward Soja, Claude Raffestin sont aussi interpellés. Le point de départ est l’identité, définie comme « tout ce qui contribue, pour un individu ou un groupe, à constituer un réseau de significations et à spécifier ainsi les différentes composantes de la vie sociale » (Chivallon, 2000a : 316). Tant Chivallon que Simard posent l’identité comme condition première de la communauté. Il ne s’agit pas, de dire Simard, « de minimiser les autres conditions de la communauté mais de considérer les faits suivants : premièrement, l’environnement local devient communautaire en tant que perçu à travers une démarche identitaire d’enracinement au monde des individus ; deuxièmement les relations sociales se déroulent dans le cadre d’une démarche de collectivisation d’un sentiment identitaire nécessaire pour l’être individuel » (1999a : 25). Leur approche privilégie les liens entre espace – devenu dans ce contexte territoire – et identité, à savoir que « toute identité passe nécessairement par une manière d’organiser et de représenter l’espace » (Chivallon, 2000a : 316). Pour Simard, il ne fait pas de doute en effet que « l’identité permettrait de relier un certain nombre d’individus et une portion d’espace, et de donner un sens à la mosaïque géographique qui s’offre à l’être » (Simard, 2000a : 8).

Pour ces deux auteurs, il y aurait un processus de rétroaction dynamique entre l’identité communautaire et les pratiques individuelles et collectives. Les référents communs permettraient l’émergence de pratiques elles aussi communes, les deux étant essentiels à la cohésion sociale fondatrice de la communauté. Les institutions seraient aussi au coeur du processus. L’un et l’autre confèrent aux projets qu’elles proposent un rôle clé dans l’explication. C’est en effet à la faveur de ces projets – religieux et citoyen pour Chivallon, de développement local pour Simard – que peuvent se redessiner les contours des territoires autour desquels se structure l’identité communautaire.

Une vive curiosité pour la postmodernité et ses effets

Cette nouvelle orientation de la géographie sociale de langue française partage avec la nouvelle géographie culturelle anglo-saxonne une vive curiosité pour la postmodernité et ses effets. Les deux auteurs retenus aux fins de notre étude insistent ainsi sur la recomposition en cours de la territorialité, à la faveur de laquelle les relations sociales en réseaux s’ajouteraient aux relations de milieux (Chivallon, 1999 ; Simard 2000a). Chivallon propose une conceptualisation où le territoire s’édifie à travers une expérience qui se construit dans la tension entre le « mobile et l’immobile », entre le « statique et le dynamique » (Chivallon, 1999 : 133), dans une diversité de lieux relationnels, permettant de formuler une conception de l’identité différente de celle que tentent d’assigner certaines visions traditionnelles de l’espace. Simard (2000a) postule pour sa part l’existence d’un système identitaire produit par un processus de socialisation et de territorialisation à échelles multiples des individus et des collectivités. À l’intérieur de ce système, plusieurs identités se consolideraient en même temps qu’elles s’opposeraient.

Tant Chivallon que Simard insistent sur le besoin d’un regard nouveau sur les spatialités contemporaines, notamment celles du quotidien avec leurs dispositions et leurs arrangements, souvent porteuses de logiques différentes de celles imposées de l’extérieur. C’est ainsi qu’ils s’attachent tous deux aux tensions qu’elles suscitent et aux processus identitaires qu’elles alimentent. Pour Chivallon (1995, 1997, 2000b), l’expérience de la diaspora antillaise au Royaume-Uni rend manifeste la remise en cause d’une communauté centrée sur le quartier. Elle voit celle-ci comme porteuse d’une identité différente de celle que tentent d’assigner les espaces concrets ségrégués de la société britannique, qu’elle décrit comme animée par le désir de se défaire des appartenances ethniques. Le discours religieux, tel qu’il s’élabore dans une structure d’églises plus réticulaire que linéaire et bureaucratique, et qui exprime la contestation de l’ordre établi par les ségrégations ethniques et raciales puis l’affirmation d’une manière différente de produire la communauté antillaise constitue son point de départ. Elle propose une argumentation selon laquelle l’appropriation de ce discours par les Antillais ferait naître une identité qui ne serait plus imposée par la majorité et permettrait de redessiner l’espace au sein duquel se construit le rapport qu’ils entretiennent avec elle. Cet espace, réticulaire et dynamique, tel qu’il est par ailleurs vécu à la faveur d’un tissu communautaire fortement hétérogène et organisé au sein de divers pôles même au sein de l’église, serait libre des ancrages territoriaux qu’on prête généralement aux diasporas.

Simard (2000b), quant à lui, a cherché à montrer le « retour du local », tel qu’il est actualisé par les pratiques de développement local. Son argument est que les réseaux sociaux formés à partir des pratiques actuelles de participation et de concertation en aménagement renforcent les communautés locales de deux façons, soit par la mobilisation locale et la transformation des structures politiques. Il soutient que cette consolidation de l’identité communautaire participe de la réorganisation de l’architecture du système identitaire, par laquelle un nouvel équilibre est en train de s’installer entre les milieux locaux, qui donnent sens et pouvoir à l’individu, et les communautés en réseaux. Celle-ci ne serait pas incompatible avec les mécanismes de la mondialisation, au contraire, elle en serait la conséquence directe. En effet, la communauté locale postmoderne reprendrait de la vigueur sous l’impulsion de la mobilisation commune de ses membres autour d’un même objectif, soit l’amélioration de la qualité de vie à l’échelle du quartier. Les réseaux sociaux formés à la faveur de cet objectif renforceraient des communautés locales déjà cimentées par la subsistance de certaines relations de milieu.

Une méthodologie qui puise à la fois aux discours et aux pratiques

Les deux chercheurs ont mené des programmes de recherche assez différents. Chivallon s’intéresse aux identités ethniques dans la diaspora. Simard travaille sur les identités locales du point de vue de l’aménagement et du développement. Au-delà des différences d’objet, leur démarche est cependant assez similaire. Tous deux cherchent en effet à mettre en lumière les représentations de l’espace, telles qu’elles se constituent à travers le langage et la pratique. Ils travaillent donc essentiellement sur le discours, dont ils s’affairent à repérer les éléments constitutifs, à identifier les fonctions, puis à relever les processus par lesquels ils façonnent les identités. Dans une démarche d’inspiration critique qui reconnaît que les relations sociales qui participent à la communalisation sont marquées par le pouvoir, ils s’efforcent notamment de repérer l’ouverture créée par ce discours et la réponse directe qu’il formule face à la codification prescriptive de l’espace urbain.

Chivallon analyse par exemple les représentations qui se développent au gré de la pratique religieuse des Antillais du Royaume-Uni telles qu’elles se construisent par le langage et un traitement spécifique de l’espace matériel capable de configurer les catégories de pensée (2000b). L’entreprise vise à rendre compte de ce que Chivallon nomme l’« espace métaphorique » (2000b : 316) des migrants antillais, et qui sert à la formulation d’une vision originale du lieu social. Sa méthodologie est fondée sur l’observation participante, menée en conjonction avec l’analyse d’un ensemble d’entretiens sur le vécu communautaire et religieux. S’inspirant du célèbre triptyque de Lefebvre (1974) selon lequel trois types d’espaces – l’espace pratiqué, l’espace conçu et fabriqué puis l’espace représenté – sont en cause dans la façon dont toute société produit ses orientations, la recherche cible trois domaines : les représentations elles-mêmes, et plus particulièrement celles de la communauté, les aspects fonctionnels du champ religieux et la structure des églises. Chacun d’entre eux contribuerait à la création d’une identité religieuse qui semble, d’après Chivallon, se constituer en un espace de représentations offrant une contestation de l’ordre établi.

Simard utilise une stratégie méthodologique assez semblable pour explorer l’identité communautaire associée aux projets de développement du quartier Saint-Roch à Québec (Simard, 2000b). Il s’intéresse lui aussi aux discours, en l’occurrence ceux recueillis auprès des intervenants engagés dans les débats et les projets touchant l’avenir du quartier. Au plan technique, sa démarche met l’accent sur trois indicateurs de l’identité, soit le contrôle exercé sur le projet via la participation et l’influence sur le processus décisionnel, la satisfaction face au projet et le symbolisme qui lui est associé, tel qu’il apparaît de la confrontation avec les images du quartier. Leur confrontation permet à Simard de démontrer que les projets de développement construisent différemment l’identité communautaire selon la nature de la dynamique de participation et de concertation auxquels ils donnent lieu. Plus largement, il fait ressortir que l’identité communautaire se construit de manière circonstanciée, vraisemblablement en fonction des intérêts matériels et symboliques des protagonistes du jeu social.

Conclusion

Les géographes français et québécois travaillant sur la société et la culture ont été très actifs au cours des dix dernières années, démontrant par ce fait la force du renouveau dans ce domaine de la géographie depuis le milieu des années 1990. Leurs travaux ont touché à plusieurs aspects des relations complexes qui lient les individus et les groupes sociaux aux lieux et aux espaces, dans des contextes spécifiques qui vont des dynamiques spatiales de la ségrégation et de l’exclusion et aux questions symboliques de construction identitaire et d’attachement au lieu. Ces géographies, française et québécoise, offrent de grandes similitudes, notamment en ce qui concerne la distinction qui oppose pôle social/territoire agi et pôle culturel/territoire pensé. Elles n’en sont pas moins différentes sur certains plans. La géographie québécoise serait ainsi plus résolument politique, effet évident du contexte dans lequel évolue la société qui en fait l’objet.

Fait intéressant, on a pu observer, de part et d’autre de l’Atlantique, un même mouvement de rapprochement entre la société et la culture. Celui-ci se manifesterait plus particulièrement dans l’ouverture de la géographie sociale aux questions de culture, à la faveur de travaux qui font une plus large place à l’idéel dans la construction du rapport des individus et des groupes aux lieux et aux espaces. Le parallèle que nous avons tracé entre les recherches de Chivallon et de Simard montre que cette évolution relève d’une même conception géographique et d’une approche méthodologique très similaire. S’agit-il là de curiosités suffisamment étoffées et ayant une portée assez large pour qu’on puisse parler toutefois de l’émergence, à partir de la France et du Québec, d’une nouvelle géographie sociale de langue française ?

Sans doute vaudrait-il mieux attendre quelques années encore avant de pouvoir en conclure définitivement. Nous avons néanmoins relevé divers indices qui me permettent de répondre, du moins provisoirement, à la question posée par Guy Di Méo (2004), à savoir si l’évolution récente de la géographie sociale de langue française porte en elle les germes d’une « innovation », d’une « avancée réelle de la discipline géographique ». Le premier de ces indices réside dans le fait que les travaux qui lui sont associés semblent offrir les jalons théoriques et méthodologiques d’une nouvelle géographie, d’abord sociale mais aussi culturelle, qui s’efforce de considérer « toute l’épaisseur économique, tout le volume politique et idéologique des espaces étudiés » (Di Méo, 2004 : 195). La grande diversité des objets d’étude constitue un second indice de sa portée. Les préoccupations de cette nouvelle géographie sociale sont multiples, depuis les usages et les modalités réelles ou symboliques d’appropriation des lieux jusqu’aux structures de l’espace qui en émanent. Enfin, les recherches avec lesquelles nous avons eu l’occasion de nous familiariser au gré de cette revue nous apparaissent particulièrement ouvertes sur la société et sur les grands enjeux actuels de son rapport à l’espace, tels les questions de l’appropriation et de la valorisation des lieux et des espaces, des identités qu’ils permettent de cristalliser, des tensions et de la négociation qu’elles suscitent entre individus et groupes sociaux au pouvoir inégal, etc. La géographie sociale qui est à se développer aurait en effet tout ce qu’il faut pour pouvoir fonder une véritable « géographie de l’action » (Di Méo, 2004 : 196). Cet ensemble de conditions augure en effet d’un véritable renouveau de la géographie sociale de langue française. Encore faut-il que ses praticiens prennent conscience de la convergence de leurs travaux, si l’on veut qu’ils puissent se donner les mécanismes nécessaires pour multiplier les démarches croisées de réflexion théorique et de travaux sur le terrain, et qui donneront aux recherches actuelles toute leur portée, tant au sein de la discipline que dans l’effort en cours de rapprocher la géographie des autres sciences sociales.