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Les courants de pensée qui, en Occident, ont voulu rendre compte de l’ordre social reposent souvent sur une combinaison particulière de trois composantes fondamentales. Il y a d’abord le libéralisme fondé sur la primauté de l’individu, sur la liberté individuelle et la propriété privée. Il y a ensuite le socialisme qui donne préséance à la société et à l’égalité entre ses membres, ainsi qu’à l’État et à la propriété étatique comme véhicule égalitaire. Enfin, un troisième courant, plus difficile à cerner, s’insère en quelque sorte entre les deux premiers. Il met l’accent sur la communauté et voit souvent la société comme étant composée, d’abord, de communautés plutôt que d’individus. C’est le cas du « solidarisme », mouvement dans lequel Durkheim fut actif, qui chercha en France, à la fin du XIXe siècle, à contrebalancer le libéralisme et le socialisme (Jenson, 1998).

Ces grands courants d’idées sociopolitiques se fondent le plus souvent sur des théories sociales. Pour sa part, le solidarisme, ou communautarisme, s’appuie sur la notion de « cohésion sociale ». Pour Durkheim, la cohésion sociale était une « variable intervenante », c’est-à-dire le facteur non explicite dans une statistique, mais dont on pressent l’effet, et pour lequel il faut trouver un « indicateur révélateur mesurable » (Grawitz, 1981 : 108). Un siècle plus tard, la notion de cohésion sociale reste floue, ce qui n’empêche pas – certains pensent même le contraire – le discours politique d’y faire abondamment référence (Saint-Martin, 2000).

Ceci est le cas d’un domaine de la politique qui concerne tout particulièrement la géographie, c’est-à-dire l’aménagement du territoire (Bodiguel et Fialaire, 2002). Par exemple, lors des Entretiens internationaux de l’aménagement et du développement des territoires, tenus à Paris en janvier 2003, on a voulu « approfondir l’analyse des partenariats qui fondent la cohésion d’un territoire et étudier le rôle de la région, en tant qu’intermédiaire entre l’État et le territoire local, dans la promotion des dynamiques de coopération entre les acteurs territoriaux »[1]. L’idée de cohésion territoriale accompagne donc celles de partenariat et de coopération, deux pratiques associées à la cohésion sociale. Ceci ne rappelle-t-il pas un autre rapprochement, familier aux tenants de la géographie et de l’écologie humaine, entre « espace social » et « espace physique »[2]? Le regain d’intérêt pour les villes et les régions, comme lieux où peut être mis en oeuvre un certain développement venant de la base, semble s’appuyer sur une supposition selon laquelle la cohésion sociale est plus facilement réalisable à cette échelle qu’à l’échelle nationale. Cette supposition est-elle fondée? Ou, au contraire, le volontarisme, aujourd’hui, du discours localiste et régionaliste ne réagit-il pas plutôt aux incertitudes que laisse planer la mondialisation sur la capacité des pays, des villes et des régions à tirer leur épingle du jeu?

Ces questions sont à l’origine du présent numéro des Cahiers de géographie du Québec. En un certain sens, la notion de cohésion sociale interpelle ceux parmi les géographes qui mettent au centre de leurs préoccupations une autre notion aux contours flous, celle de « région ». Au terme d’une étude incisive sur la notion de région en géographie, Laurent Deshaies (1994 : 53) conclut, et encore de façon non définitive, qu’au moins, on s’entend pour admettre « qu’il y a des phénomènes régionaux, c’est-à-dire d’échelle moyenne ».

Nous voici donc devant deux notions vagues, celles de cohésion sociale et de région. Comment avancer sur ce terrain mouvant? Il y a quelques décennies, la consigne aurait été  : définissez vos termes! Aujourd’hui, pour les adeptes d’une démarche relationnelle, la consigne est plutôt : explorez les liens entre vos termes! Les articles proposent une telle exploration. Si les phénomènes régionaux sont d’échelle moyenne, notre démarche, exploratoire et relationnelle, suggère une première étape qui consiste à tenter de « placer » les notions abordées jusqu’ici selon leur échelle de pertinence, ce qui revient à esquisser les effets d’échelle possibles qui s’exercent sur la cohésion sociale (tableau 1). Il est clair que les divers usages des notions consignées au tableau 1 ne se posent pas, les uns par rapport aux autres, de façon aussi simple que le tableau ne le suggère, et que ces notions ne se limitent pas aussi clairement aux échelles auxquelles elles sont associées ici. Par exemple, les notions de « communauté internationale » ou de « solidarité nationale » sont couramment employées. Ce schéma simple a cependant l’avantage de poser explicitement la question des effets d’échelle qui s’exercent sur la cohésion sociale. Par exemple, on sent bien que la propriété commune, c’est-à-dire le droit de ne pas être exclu, s’oppose nettement à la propriété privée, qui se définit comme le droit d’exclure. Mais qu’en est-il de la propriété étatique? Selon Macpherson (1978), cette dernière s’apparente plus à la propriété privée qu’à la propriété commune. Et, à quelle échelle la propriété commune est-elle possible? On le voit, l’exploration risque d’être longue, qui nous mènera à une clarification des liens entre ces notions et, du même coup, à une théorisation du niveau méso, qui interpelle ceux parmi les géographes qui s’intéressent à la notion de région.

Tableau 1

Effets d’échelle et cohésion sociale

Effets d’échelle et cohésion sociale

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Il arrive toutefois qu’un sociologue nous prête main forte dans cette exploration. En effet, le sociologue montréalais Paul Bernard a, en quelque sorte, balisé le terrain à explorer, dans un texte d’une rare clarté (1999), où il construit le champ d’exercice de la dialectique démocratique, mesurant du même coup la portée de la notion de cohésion sociale dans l’univers idéologique occidental (figure 1). La dialectique démocratique met en cause les trois valeurs de la Révolution française, la liberté, l’égalité et la fraternité (devenue, à juste titre, la solidarité). Ces trois valeurs, nous l’avons esquissé plus haut, renvoient à des niveaux du réel qui renvoient eux-mêmes à des échelles géographiques : l’individu à micro-échelle, la société à macro-échelle et la communauté à méso-échelle. Paul Bernard montre comment ces trois valeurs sont en rapport dialectique[3] les unes avec les autres : elles se contredisent entre elles, mais sont nécessaires l’une à l’autre pour qu’un certain ordre social, aussi instable soit-il, puisse exister. Une dérive vers un seul des trois pôles du triangle, c’est-à-dire un braquage sur une seule des trois valeurs, mène à des excès dont l’histoire est remplie. La liberté individuelle triomphante provoque dislocation et polarisation; la poursuite unilatérale de l’égalité peut nécessiter une coercition extrême et produire une bien triste uniformité; et une solidarité excessive à une échelle géographique peut engendrer, à l’échelle supérieure, des réflexes tribaux et l’exclusion de l’autre. En d’autres termes, une forte cohésion sociale, par exemple à l’échelle des municipalités d’une région métropolitaine, peut engendrer des inégalités et des tensions à l’échelle supérieure, c’est-à-dire entre les municipalités.

Selon les époques et les lieux, la ville peut être vue tantôt comme source d’anomie (Wirth, 1938), tantôt comme catalyseur de cohésion régionale, sinon sociale (Claval, 2000). Wirth s’attache à montrer que la dimension, la densité et l’hétérogénéité des agglomérations urbaines provoquent anomie, anonymat, crimes, suicides et folie. Un peu à l’opposé, quoiqu’à une échelle différente, Claval suggère que « l’existence d’un lieu, ou de plusieurs lieux, à forte centralité symbolique permet de conjurer les tendances à l’éclatement que crée la distance et maintient en dépit d’elle la cohésion des groupes » (Claval, 2000 : 287). Les quarante années qui séparent Claval de Wirth, ainsi que la perspective européenne du premier et la perspective américaine du deuxième, expliquent peut-être, en partie, la divergence de vue. Il reste que cette divergence révèle que nos théories sur les rapports entre cohésion sociale et formes d’occupation humaine du territoire sont loin de faire l’unanimité.

Ce numéro thématique des CGQ veut, modestement, contribuer à mieux connaître les liens entre la cohésion sociale et la forme des établissements humains. Trois études posent d’abord la question de la cohésion sociale à l’échelle intraurbaine, par l’analyse des quartiers fermés (Séguin), de l’accessibilité géographique (Vandersmissen) et des conflits urbains (Trudelle). Trois autres études l’abordent ensuite à l’échelle régionale. Sont tour à tour considérés l’effet de l’évolution de l’emploi sur la cohérence régionale (Barbonne) et l’utilisation d’Internet dans la construction des identités (Fortin et Sanderson), ainsi que dans la mise en réseau des organismes de développement social (Dorion). Enfin, une dernière étude considère les rapports entre l’échelle régionale et l’échelle mondiale sous l’angle des pratiques émergentes de paradiplomatie internationale de la part de territoires non souverains (Racine). Chaque lecteur peut tenter de localiser ces études dans le champ de la dialectique démocratique de la figure 1. Dans les paragraphes qui suivent, une tentative parmi d’autres est présentée.

Figure 1

Localisation des thèmes dans le champ de la dialectique démocratique

Localisation des thèmes dans le champ de la dialectique démocratique

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Anne-Marie Séguin pose avec force la question des effets sur la cohésion sociale de la multiplication des quartiers résidentiels fermés (gated communities) dans les villes latino-américaines. Elle montre comment les classes moyennes et supérieures ont recours à ces formes ségrégatives qui favorisent la solidarité communautaire à l’intérieur du quartier, mais produisent un accès inégal aux infrastructures et aux services urbains à l’échelle de l’agglomération. Par rapport au triangle de Bernard, cette forme d’organisation spatiale se localiserait très près du pôle « solidarité », étant entendu qu’il s’agit d’une forme très étroite de solidarité; elle ferait aussi appel à une certaine dose de liberté, mais occulterait totalement la valeur « égalité » à l’échelle de la société qui autorise l’existence d’une telle forme.

Marie-Hélène Vandersmissen regarde, en quelque sorte, les choses par l’autre bout de la lorgnette dans son exploration des liens entre mobilité, accessibilité et cohésion sociale. La possibilité de se déplacer facilement au sein d’une agglomération urbaine peut devenir un facteur important de cohésion territoriale et, peut-être, de cohésion sociale. On prend ici toute la mesure du caractère dialectique des rapports entre liberté, égalité et solidarité. L’accessibilité, due à des infrastructures urbaines adéquates, résulte le plus souvent d’actions collectives ou étatiques, alors que la mobilité est vue comme une forme de liberté individuelle, du moins on l’a souvent noté au sujet de la culture américaine. Accessibilité et mobilité se conjugueraient donc pour produire de la cohésion, sinon de la solidarité, cette fois à l’échelle de l’agglomération, et non à l’échelle du quartier. Il apparaît, de plus en plus clairement, que l’intelligibilité de la notion de « solidarité » exige une considération explicite de l’échelle géographique en cause.

Catherine Trudelle construit une typologie relationnelle des conflits urbains et met ainsi en lumière d’autres facettes de la dialectique qui sous-tend la cohésion sociale. Posons, à la suite de Breton, Reitz et Valentine (1980), la question suivante : quel est le meilleur facteur de cohésion : des valeurs communes ou des institutions aptes à gérer les conflits sociaux? Dans les sociétés pluralistes surtout, le deuxième facteur serait important, car la cohésion sociale peut se nourrir de conflits qui émergent dans la presse et, souvent, mobilisent l’opinion, comme ceux que décrit Catherine Trudelle, alors que les conflits qui ne trouvent pas d’exutoire politique peuvent, au contraire, menacer la cohésion sociale (Saint-Martin, 2000).

Rémy Barbonne élargit le périmètre d’observation à l’ensemble de la zone d’influence métropolitaine, en l’occurrence celle de Québec, et explore la croissance différentielle de l’emploi dans les localités rurales de cet ensemble, étant entendu qu’il peut s’agir là d’un facteur d’intégration territoriale et de cohésion socio-spatiale. Dès lors, on peut penser que l’émergence d’une solidarité, ne fut-elle que diffuse, entre les bassins de vie d’une région peu dense, qui compte un million d’habitants, suppose la mise en place d’un maillage du territoire régional appuyé sur les villes moyennes qui jouent alors le rôle de pôles d’emplois. Dans quelle mesure l’hypothèse de Granovetter (1973) sur la « force des liens faibles » est-elle applicable à l’échelle des bassins de vie qui composent un champ métropolitain? Cette hypothèse suggère que des liens faibles, disons entre deux personnes, qui chacune est par ailleurs fortement engagée dans un réseau interpersonnel de liens forts, permet la circulation d’informations entre les réseaux. Si nous qualifions ces réseaux de « communautaires », et de « social » l’ensemble des réseaux communautaires, on pressent que l’hypothèse de Granovetter ouvre une perspective très riche sur la compréhension des liens entre les échelles micro, méso et macro. À l’échelle du champ métropolitain, la circulation, par exemple les navettes-travail ou la mobilité résidentielle entre les bassins de vie, constituerait ces liens faibles, capables de nourrir une certaine cohésion d’ensemble. Ainsi, une forte solidarité locale ne se traduirait pas toujours par la fragmention entre localités.

Andrée Fortin et Duncan Sanderson examinent l’Internet comme lieu de construction identitaire en région. Comment des collectivités aux contours assez nets dans l’espace géographique se projettent-elles dans le cyberespace? La présentation de soi dans le cyberespace offre beaucoup plus de « degrés de liberté » que cette présentation dans l’espace géographique. Met-elle à mal la cohésion sociale pour autant? Rien n’est moins sûr, en regard surtout de l’hypothèse de Granovetter, car le cyberespace n’est-il pas l’espace des liens faibles par excellence? Pas tout à fait, répondraient Fortin et Sanderson, qui concluent que l’Internet sert beaucoup plus à présenter de l’information sur soi, très sélective par ailleurs, qu’à dialoguer, ce qui revient plutôt au courriel.

Mais, pourrait-on objecter, qu’en est-il des hyperliens qui pimentent les sites web? Ne favorisent-ils pas des échanges réciproques d’information, sinon des dialogues? C’est là une des questions abordées par Martin Dorion qui explore le potentiel d’Internet comme outil de développement social, ce qui pourrait contrebalancer son rôle comme véhicule assez puissant de dévelopement économique. Les conclusions de Martin Dorion ne sont pas définitives, mais il s’avère que, jusqu’ici du moins, l’Internet, en élargissant le « fossé numérique », c’est-à-dire l’écart entre ceux et celles qui l’utilisent et ceux et celles qui ne l’utilisent pas, alimente les disparités sociales. On pressent que les effets d’Internet sur la cohésion sociale et l’inclusion dépendent beaucoup des modalités d’insertion de cette nouvelle technologie dans un mileu social donné.

L’Internet, du moins en théorie, nous relie au monde entier. À côté d’Internet, il y a d’autres formes de mondialisation. Les jumelages de villes de pays différents se multiplient. Des régions signent des accords de coopération. Ces phénomènes de relations internationales entre entités géographiques non souveraines s’insèrent dans une sorte de paradiplomatie qui n’est pas sans mettre en cause la cohésion entre ces entités et à l’intérieur de celles-ci. Nicolas Racine reconstitue l’histoire du comportement international de la ville de Québec au cours du dernier demi-siècle. Il montre le caractère assez laborieux du processus de constitution, autour du leadership de la ville, de partenariats régionaux à des fins d’activités internationales. Ici encore, le jeu des échelles est crucial : la volonté d’insertion internationale appelle, en quelque sorte, à la solidarité régionale.

Soulignons enfin que cette volonté d’échanges internationaux se manifeste aussi, ici et maintenant, dans la confection de ce numéro thématique des CGQ. Trois collègues de Bordeaux, une ville avec laquelle Québec entretient des liens de plus en plus marqués, ont généreusement accepté de commenter les textes ci-haut à travers le prisme des débats européens autour de la notion de cohésion sociale. Jean-Pierre Augustin illustre le rôle grandissant de la culture dans l’élaboration des politiques régionales et montre comment une certaine solidarité réflexive serait en train d’émerger, qui succéderait aux solidarités mécanique et organique décrites par la sociologie classique. Jacques Palard souligne le lien étroit, dans la politique européenne, entre la cohésion sociale et la cohérence territoriale, ce qui fait du territoire un enjeu politique central. Enfin, Claude Lacour nous offre des constats critiques assez salutaires sur l’usage de la notion de « cohésion sociale » en général mais, aussi et surtout, dans les études présentées dans ce numéro des CGQ.