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Introduction

Dans le contexte urbanistique actuel particulièrement favorable au développement urbain durable, la densification du tissu bâti existant s’est imposée comme une solution parmi les plus adéquates pour contrecarrer l’étalement urbain et ses effets néfastes (Newman et Kenworthy, 1999 ; Burton, 2000 ; De Roo et Miller, 2000 ; Williams et al., 2000). Bunce (2004) définit la densification urbaine comme une stratégie de planification visant à freiner le gaspillage des terres, à diminuer la pollution par l’intensification de la forme bâtie, tout en augmentant les densités de population au coeur des villes. Cette densification se fait principalement de trois façons : par la réutilisation de bâtiments manufacturiers, l’ajout de logements dans les secteurs à forte densité commerciale ou encore la reconversion des friches industrielles, espaces vacants ou sous-utilisés parfois situés au coeur des villes, en lien avec l’ancienne vocation industrielle de ces dernières (Wong, 2006 ; Thomann, 2008). L’accent est souvent mis sur les condominiums de luxe, ciblant les jeunes professionnels, couples et retraités (Searle et Filion, 2011).

Cependant, ces projets dit durables ont été vivement critiqués, et ce, malgré leurs principes a priori louables. En effet, plusieurs travaux ont rendu compte des difficultés à concrétiser ces projets dits durables et en ont révélé certaines contradictions et limites (Benali, 2012). Les premières études ont surtout mis en exergue le caractère ségrégatif de ces nouvelles opérations urbanistiques. En se basant sur les premières expériences, certains chercheurs ont démontré comment la réhabilitation des anciennes friches en centre-ville ou à proximité visait essentiellement les classes sociales favorisées (Emelianoff, 2007). Selon plusieurs chercheurs, l’entre-soi qui prévaut dans ces nouveaux espaces résidentiels, qualifiés de « ghettos de riches » (Lees, 2000), contredit les aspirations de mixité sociale qui sous-tendent le développement durable (Bonard et Matthey, 2010). Emelianoff (2006) va jusqu’à évoquer une nouvelle forme « d’injustice environnementale » dans la ville [1]. D’autres auteurs ont associé ces projets de régénération urbaine à un phénomène de gentrification (Bidou-Zachariasen, 2003 ; Da Cunha, 2007). Selon Smith (2002 et 2003), l’un des plus critiques, ces aménagements fondés sur le développement durable correspondraient à une stratégie ségrégrative en soi, mise en place par les autorités municipales qui y verraient le moyen d’assurer leur équilibre budgétaire, en attirant au centre-ville les populations des classes supérieures, lesquelles y sont généralement sous-représentées. Il faut rappeler que la gentrification, dans sa définition classique, donnée par la sociologue Ruth Glass (1963), implique le remplacement des populations traditionnelles d’un quartier au profit de couches sociales plus aisées. Les quartiers ciblés sont, dans la plupart des cas, des secteurs centraux populaires à fort potentiel patrimonial et qui, avec l’arrivée des « gentrificateurs », connaissent des modifications physiques (rénovation, réhabilitation, restauration). Ce phénomène contribue généralement à l’accroissement des valeurs immobilières et incite les classes inférieures à se déplacer. Or, peut-on parler de gentrification dans le cas des friches urbaines ? Selon Bourdin (2008), il n’est pas approprié d’utiliser le terme, car il y a, dans ce cas-ci, absence de « récupération » et de « réutilisation » du cadre bâti (Bourdin, 2008 : 30). Cependant, Rérat et al. (2008) avancent qu’on ne plus aborder la gentrification au sens canonique, puisque le concept a depuis lors évolué afin « d’inclure d’autres formes d’élitisation, d’autres acteurs et d’autres espaces » (Ibid.). S’inscrivant dans cette optique, certains auteurs préfèrent associer aux friches urbaines une nouvelle forme de gentrification qu’ils qualifient de New-build gentrification (Davidson et Lees, 2005). Ces auteurs considèrent de tels projets comme participant d’un processus de gentrification du fait qu’ils relèvent de la même démarche de revalorisation des secteurs centraux et qu’ils concernent les mêmes catégories sociales. Cependant, à la différence de la situation traditionnelle, le processus de relégation des populations vulnérables (économiquement) n’est pas direct – étant donné que les zones en question sont généralement inhabitées – mais indirect : la revalorisation du lieu peut faire augmenter l’attractivité des quartiers environnants, ce qui peut produire, à terme, un remplacement de population locale. Si plusieurs études se consacrent à la définition qu’on doit prêter à l’occupation des friches par les catégories sociales aisées (Buzar et al., 2007 ; Smith et Butler, 2007 ; Lees et al., 2008), d’autres s’attachent plutôt à évaluer la réception sociale de tels projets. Ces dernières révèlent l’apparition de conflits urbains pouvant intervenir à toutes les étapes du processus de réhabilitation des friches industrielles. Les conflits peuvent avoir lieu lors du lancement du projet (Bovet, 2009), à mi-parcours (ADEME, 2008) ou après réalisation (Davidson, 2008). Ces études ont l’avantage de remettre en cause l’idée, assez répandue, que les nouveaux projets visant la réhabilitation de friches industrielles seraient exempts de conflits urbains du fait qu’ils prennent place dans des espaces vacants et généralement inhabités. C’est que les conflits urbains sont traditionnellement associés aux milieux de vie existants (Trudelle, 2003). On définit le conflit comme « une lutte faisant appel à des actions pouvant aller du débat policé à la confrontation violente, une lutte entre protagonistes conscients de l’incompatibilité de leurs positions respectives au sujet d’enjeux qui mettent en cause des intérêts et des valeurs » (Villeneuve et al., 2009 : d-2). Lorsque les enjeux portent sur l’environnement urbain, on parle alors de conflits urbains (Trudelle, 2003). Villeneuve et al. (2009) distinguent deux types de conflits urbains : ceux qui portent sur des questions sociales, économiques ou culturelles et qui se déroulent en milieu urbain, qualifiés de « conflits dans la ville », et ceux qui s’attachent aux transformations du cadre bâti, qu’on désigne alors comme les « conflits au sujet de la ville ». Dans cette dernière catégorie, on trouve, entre autres, les « conflits de localisation » (Janelle, 1977), le phénomène de « pas dans ma cour » [2] (Cox, 1973) ou encore les conflits liés à la préservation du patrimoine bâti. Globalement, les conflits urbains portent sur l’accessibilité aux ressources urbaines, la qualité du milieu urbain, l’attachement aux espaces habités ou encore l’identité culturelle (Ley et Mercer, 1980 ; Logan et Molotch, 1987).

Mais alors qu’en est-il des nouveaux projets visant les friches industrielles ? Mises à part les quelques études évoquées (la plupart européennes), il existe très peu de recherches sur cette question. Au Canada, cette problématique est encore peu traitée, probablement du fait que les opérations de reconversion de friches n’y sont encore qu’au stade de l’apprentissage (De Sousa, 2006) [3]. De plus, les quelques études effectuées se sont surtout consacrées aux opérations dites innovantes en matière de reconversion de friches et réalisées dans les grandes villes canadiennes que sont Vancouver, Toronto et Montréal (Tomalty, 1997 ; Bunce, 2004 ; Davison, 2011 ; Searle et Filion, 2011). À notre connaissance, aucune ne s’est penchée sur Ottawa, en dehors de très ponctuelles études de projets locaux de densification effectuées par les services de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL, 1999, 2002 et 2011). Pourtant, la Ville d’Ottawa a récemment élaboré un véritable programme d’aménagement orienté vers le développement urbain durable et, plus précisément, la densification de ses espaces déjà bâtis. Cette volonté de densifier est justifiée par une crise importante du centre-ville ottavien qui, entre les recensements de 2001 et de 2006, a perdu 4,1 % de sa population, tandis que sa banlieue, immédiate et lointaine, passait d’une concentration de 72,2 % à 74 % de la population totale d’Ottawa (Statistique Canada, 2001 et 2006). Pour répondre à ce défi, la Ville – regrettant d’être devenue « une ville nord-américaine typique, axée sur l’automobile, tournée vers la banlieue et étalée » – a mis en place, dès 2005, une importante politique de densification des secteurs centraux, jugée comme « un investissement solide » [4]. Depuis, la capitale canadienne est le théâtre d’un boom de construction d’immeubles résidentiels (Prentice, 2011). Si la municipalité se targue d’avoir déjà réussi à assurer une nouvelle attractivité des quartiers centraux auprès des classes moyennes et supérieures, il faut toutefois relativiser ce succès. Il ne s’agit pas de « retour en ville » à proprement parler : bien au contraire, les bilans migratoires de la zone urbaine centrale (à l’intérieur de la ceinture de verdure) demeurent inférieurs à ceux de la périphérie, indiquant que le mouvement de suburbanisation est loin d’être tari. Toutefois, la Ville entend renforcer ce mouvement de densification jusqu’en 2031, en fournissant d’ici une vingtaine d’années 144 351 nouvelles habitations, dont 91 % en milieu urbain.

Cependant, rares sont les projets de densification urbaine qui ne se sont pas heurtés à l’acceptabilité sociale, comme le reconnaît d’ailleurs la Ville d’Ottawa dans un de ses films promotionnels où elle définit la densification urbaine comme un « concept controversé dans plusieurs quartiers » [5]. Ceci dit, on a souvent associé cette contestation sociale au syndrome bien connu du « pas dans ma cour ». Or, les recherches que nous avons menées jusqu’ici sur les projets de densification urbaine réalisés dans certains quartiers d’Ottawa (Basse-ville Est et les Plaines Lebreton) (Ramirez et Benali, 2012 ; Benali, 2013) ont révélé que la réaction des résidants n’y était pas réductible au phénomène « pas dans ma cour », à des préoccupations autour de la congestion future du secteur ou à une inquiétude quant à la perte de liens communautaires, arguments somme toute classiques dans l’opposition aux projets urbanistiques. En effet, dans le cas de la Basse-ville Est, les préoccupations se sont doublées d’un discours sur la valeur mémorielle, vernaculaire et patrimoniale des édifices menacés par la démolition. C’est que, dans cet ancien quartier ouvrier francophone situé au coeur de la capitale, le projet de densification ne visait pas uniquement des terrains vacants, mais impliquait également la destruction d’un héritage bâti, déjà largement mutilé durant la période de rénovation urbaine des années 1960. L’étude de la lutte citoyenne et médiatique qui y fut menée nous a fortement éclairés sur la difficile association entre préservation patrimoniale et densification urbaine, toutes deux à l’agenda du développement durable. Dans le cas du projet des Plaines Lebreton, le discours réactionnaire ne tabla pas sur le patrimoine bâti – ici totalement disparu avec la rénovation urbaine des années 1960 –, mais plutôt sur le « patrimoine intangible », « la mémoire du lieu » et plus particulièrement sur l’histoire des habitants francophones expropriés massivement. C’est que les Plaines Lebreton, après être restées près de 40 ans à l’état de terrain vague, ont accueilli, en 2006, une des plus importantes réalisations durables de la capitale. Cependant, dès son annonce en 1998, le projet de « quartier durable » suscita de fortes réactions, largement manifestées dans l’espace médiatique. Au-delà des questionnements sur les impacts potentiels du projet, on s’est attardé sur les espoirs, mais surtout sur le « souvenir douloureux » qu’il a pu éveiller chez les francophones expropriés. Le récit de la rénovation urbaine des années 1960 (réalisée sous forme d’expropriations et de démolitions massives en lien avec l’application du Plan Gréber) fut largement convoqué pour justifier le retour des expropriés dans le nouveau quartier ; un retour présenté comme une « dette de justice » envers la minorité francophone de la capitale.

Dans cet article, nous nous pencherons sur la controverse suscitée par le projet résidentiel de la société immobilière Claridge Homes dans le quartier Vanier, armorcé à la fin 2006 et achevé en 2012. Si nous avons choisi d’étudier ce quartier particulier, c’est parce qu’il se présente comme un autre cas de figure intéressant à explorer. En effet, après l’étude de projets de densification dans des territoires qui connurent, en raison de la rénovation urbaine de 1960, une perte totale ou partielle de leur cadre bâti et de leur population originelle, nous nous sommes intéressés à saisir un autre scénario, celui d’un projet de densification dans un quartier quasi intact, tant sur le plan physique que social. L’objectif de cette étude est donc de révéler d’autres arguments, visions, revendications et aspirations pouvant naître autour d’un projet de reconversion de friche. Cette étude de cas nous permet, en outre, de compléter notre typologie situationnelle – que nous présenterons dans la conclusion – et de tirer certains enseignements qui peuvent servir à une planification urbaine plus appropriée et plus respectueuse des besoins et du bien-être des usagers de la ville.

Sur le plan méthodologique, nous avons fait appel, comme dans les cas étudiés précédemment, à la presse écrite pour dégager les différents argumentaires. Ce choix repose sur le fait que la presse constitue une source priviligiée pour étudier les conflits urbains, malgré les biais inhérents qu’on lui reconnaît (Trudelle 2003 ; Trudelle et al., 2006) – dramatisation des événements au nom du sensationnalisme rentable ou de l’activisme militant, création ou renforcement de stéréotypes, légitimation de certaines opinions au détriment d’autres, etc. En effet, malgré ces écueils, plusieurs chercheurs voient dans ce média un moyen privilégié de documenter et d’anayser les activités conflictuelles (Lipsky, 1968 ; Olzak, 1989 ; McCarthy et al., 1996 ; Hocke, 1999 ; Rucht et Neidhardt, 1999 ; Villeneuve et al., 2009 ; Gilbert et Brosseau, 2002). C’est dire que les conflits urbains doivent une grande part de leur visibilité à la couverture médiatique qu’ils reçoivent. En attirant l’attention d’un vaste public sur certaines luttes, la presse joue un rôle crucial dans la mise en lumière des enjeux sous-jacents et des valeurs sociales véhiculées par les acteurs en conflit. Dans notre étude de cas, nous avons eu recours à la presse locale (essentiellement The Ottawa Citizen et Le Droit) traitant du projet Claridge de Vanier depuis son annonce jusqu’à la réalisation de la première phase (2006-2012). La cueillette des données a été effectuée grâce aux fichiers informatisés de la presse, disponible à la bibliothèque de l’Université d’Ottawa. Le repérage systématique, établi au moyen de mots-clés (Vanier, Claridge Homes, densification urbaine, etc.) a permis de dégager près d’une trentaine d’articles. Si la méthode d’analyse médiatique préconisée s’inspire du protocole développé et est repris par plusieurs auteurs (Janelle et Millward, 1976 ; Ley et Mercer, 1980 ; Olzak, 1989 ; Villeneuve et Côté, 1994 ; Gilbert et Brosseau, 2002), elle s’est limitée, toutefois, à l’approche qualitative (analyse de contenu), mettant ainsi de côté l’approche quantitative. Ceci dit, avant de présenter les différents argumentaires, qui se déclinent sous forme de thématiques, nous nous proposons de revenir brièvement sur l’histoire de ce quartier particulier d’Ottawa [6] afin de fournir à notre lecteur une nécessaire contextualisation.

Vanier, principal bastion francophone de la capitale nationale

Fondation et essor urbain : du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale

Situé à l’est de la rivière Rideau, le quartier Vanier (figure 1), qui a connu différentes appellations au cours des derniers siècles, est un des plus vieux établissements de la région de la capitale nationale. Ne formant qu’un petit noyau urbain au XVIIIe siècle, le secteur ne prend son véritable essor qu’au milieu du siècle suivant alors que la capitale connaît un formidable développement économique en lien avec le commerce du bois. Cette ère de prospérité voit affluer une main-d’oeuvre ouvrière et insuffle au secteur un important dynamisme économique, à l’origine d’une croissance démographique et urbaine significative.

Figure 1

Localisation du quartier Vanier à Ottawa

Source : Muséoparc Vanier
Source : Muséoparc Vanier

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Entre le XIXe et le XXe siècle, le secteur, devenu le lieu de résidence d’une importante classe ouvrière canadienne-française, formera le principal foyer francophone de la capitale nationale. En 1908, ses trois communautés d’origine (villages de Janeville, Clandeboye et Clarkstown) fusionnent pour former le village d’Eastview qui sera élévé, en 1913, au rang de municipalité. C’est également durant cette période que le secteur acquiert les caractéristiques typiques du quartier canadien-français, marquées par la prédominance de la vie religieuse : organisation de l’espace urbain en paroisses, églises formant les points centraux de l’espace social et assurant l’éducation des communautés francophones. Mais, au-delà de son organisation urbaine, le secteur va constituer le théâtre de plusieurs événements significatifs pour l’histoire des Franco-Ontariens, voire des Canadiens français, tels que la fondation, en 1926, de la société secrète des Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier, vouée à la promotion des intérêts des Canadiens français partout au pays. Des événements suivront, confirmant la position d’Eastview comme haut-lieu du militantisme franco-ontarien, à l’exemple de la lutte menée contre les autorités provinciales lors du Règlement 17 (1912-1927) afin obtenir le droit à une éducation en français.

Déclin économique et (re)francisation : les années d’après-guerre

Le retour à la paix après la Seconde Guerre mondiale déclencha une vague d’expansion au profit des espaces périphériques. Pour la plupart des villes canadiennes, les années d’après-guerre annoncèrent le déclin des quartiers centraux. Largement favorisée par l’interventionnisme étatique, cette vague alla de pair avec une restructuration de l’espace de la capitale marquée par le renforcement des transports, le développement du réseau autoroutier, la création de banlieues et de zones industrielles en périphérie, etc. Le redéploiement territorial des industries en périphérie a eu des répercussions dramatiques sur les quartiers centraux : exode de population, affaiblissement des activités commerciales et économiques, détérioration majeure du cadre bâti. Dès les années 1960 et 1970, le quartier de Vanier connaît ainsi un important déclin socioéconomique, devenant l’un des secteurs les plus défavorisés d’Ottawa et concentrant un fort taux de ménages à faibles revenus ainsi que plusieurs formes d’exclusion sociale : problèmes sociaux liés à la toxicomanie, l’itinérance, la prostitution de rue, la santé mentale et la criminalité (Brunet, 1993 ; Gilbert, 1999). Cependant, si le quartier connaît une période difficile après la guerre, il gagne progressivement une notoriété remarquable sur le plan culturel et s’impose véritablement comme un haut lieu symbolique de la culture franco-ontarienne (Benali et Parent, 2011). Dès 1947, on procède à un remaniement des noms des rues, rebaptisées afin de faire ressortir le caractère canadien-français des lieux. Ce mouvement de (re)francisation culmine en 1969 lorsque, pour refléter la majorité francophone qui représente près des deux tiers de la population, Eastview change de nom pour celui de Vanier, en l’honneur du premier gouverneur général canadien-français. Vanier sera non seulement la localité qui concentre le plus de francophones à Ottawa (67 % en 1971 et 64 % en 1981), mais également le lieu voué à la promotion et à la défense de la francophonie [7], tant au plan culturel que physique. En effet, on assiste dès le début des années 1990 à la création du « quartier français » (figure 2), un tronçon du chemin de Montréal rassemblant un ensemble de boutiques, de bureaux, ainsi que des établissements spécialisés affichant leur caractère francophone par l’architecture des bâtiments, l’affichage et les services offerts en langue française (Gilbert, 1999).

Revitalisation et densification urbaines : années 2000

Malgré son incorporation à la Ville d’Ottawa, lors de la fusion municipale de 2001, et sa situation privilégiée – proximité du centre-ville et fort potentiel de développement –, Vanier abrite toujours, en ce début de millénaire, un pourcentage élevé de personnes vivant au-dessous du seuil de faible revenu après impôt [8], soit près de 30 % contre 14 % pour la ville d’Ottawa en 2001 et 2006 (ONS, 2012). Sa stigmatisation comme « capitale du bien-être social » (Gratton, 1996) incitera la municipalité d’Ottawa et plusieurs acteurs sociaux à prendre des mesures pour relancer le développement social et économique du quartier. Au tournant du XXIe siècle, une politique d’action pour la revitalisation urbaine des « quartiers en difficulté » fut lancée par la municipalité d’Ottawa, visant essentiellement le développement commercial des avenues principales. Elle permit la création d’une zone d’amélioration commerciale (ZAC), chargée de coordonner diverses activités : marketing en vue de conserver et d’accroître la clientèle, recrutement d’entreprises, amélioration de divers aspects du paysage urbain (dispositifs d’éclairage et de signalisation, mobilier urbain, bacs à plantes, bannières, etc.), ainsi que l’organisation d’événements spéciaux pour souligner les caractéristiques uniques du quartier et y attirer une clientèle plus importante. À Vanier, cette ZAC, rebaptisée plus tard « Association des marchands du quartier Vanier », jouera un rôle moteur, mobilisant des organismes communautaires qui n’hésiteront pas à s’investir activement dans l’amélioration de la vie de quartier. Plusieurs initiatives furent lancées, notamment en 2008, avec le programme de sécurité procurant des services de patrouilleurs, suivi du programme de nettoyage intitulé « balai en marche », auquel ont participé plusieurs marchands, résidants et élus du quartier, ainsi que des représentants du Service de police d’Ottawa. Depuis 2009, un programme d’embellissement est en cours, visant l’amélioration du mobilier urbain, le nettoyage des graffitis, la collecte des déchets et la mise en valeur des espaces verts. Enfin, la création du Muséoparc Vanier constitue l’une des grandes initiatives de cette décennie, rendue possible grâce aux efforts du groupe Action Vanier (un comité réunissant d’anciens maires et conseillers de la Cité Vanier) et de plusieurs partenaires et commanditaires. Ce musée communautaire sans but lucratif – seul musée francophone d’Ottawa et l’un des rares musées canadiens hors Québec dédié à la francophonie –joue aujourd’hui un rôle de premier plan dans la mise en valeur du patrimoine naturel et culturel de Vanier et, par extension, de l’histoire des francophones de la capitale et de toute la francophonie ontarienne. Depuis sa fondation, le musée a créé de nombreux programmes d’éducation et d’interprétation, mais également des programmes touristiques. Parallèlement à ce nouveau souffle économique et de mise en valeur, on observe depuis quelques années la concrétisation de projets de densification urbaine. Toutefois, comparé à celui du centre-ville, le phénomène reste encore marginal à Vanier et se concentre dans les quelques poches du quartier investies par l’industrie immobilière (qui a ciblé en premier lieu les zones offrant le meilleur potentiel, à savoir les espaces naturels le long de la rivière Rideau, à proximité du parc Richelieu, ainsi que les abords des principales artères commerciales). Parmi ces projets immobiliers diversifiés (passant de la reconversion d’immeubles anciens à la construction neuve), on compte la reconversion en lofts d’un immeuble de la rue Dupuis, par l’entreprise Nicolini en 1990 (figure 3a) ; la construction de deux immeubles de condominiums par le Groupe Lépine, en 2003 et 2005 (Les Terrasses Amélie et les Terrasses Gabrielle) ; le projet de reconversion de l’école Cadieux en appartements (Le Saint-Denis) par le groupe ReDevelopment (figure 3b) ; ou encore le projet porté par le groupe Claridge Homes, lancé à la fin de 2006.

Figure 2

Le quartier français sur le chemin Montréal

Le quartier français sur le chemin Montréal
Source : Gilbert, 1999

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Figure 3

Exemples de reconversion résidentielle. De gauche à droite : rue Dupuis, reconversion d'un immeuble ancien en lofts par Nicolini ; rue Saint-Denis, reconversion de l'école Cadieux en condominiums par le groupe ReDevelopment

a

Source : Benali, 2011

b

Source : Benali, 2011

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Si la plupart des projets résidentiels furent bien accueillis, celui de Claridge Homes (figure 4), édifié sur le terrain de l’ancienne Dominion Bridge, suscita en revanche une forte mobilisation tant citoyenne que médiatique. La presse locale a non seulement joué le rôle de porte-voix et de relayeur de ces événements, mais a aussi pris position sur le projet. Par le récit qu’elle a livré et les positions qu’elle a appuyées, la presse a activement contribué à la visibilité du débat sur ce projet de densification urbaine, fortement polarisé. Si certains se positionnent aux côtés de la Ville et du promoteur immobilier, vantant les retombées économiques, sociales et environnementales positives du projet, d’autres, au contraire, dénoncent les conséquences néfastes qu’il engendrerait : augmentation de la circulation automobile et de la valeur immobilière et foncière, possibilité d’une contamination de l’air (le terrain de l’ancienne Dominion Bridge renfermant plusieurs dépôts de métaux et de mercure), perte d’homogénéité architecturale du quartier et, ultimement, dilution de la population francophone. Dans la section suivante, nous présentons en détails les arguments respectifs.

Débat médiatique autour du projet de Claridge Homes

Le projet du 100, rue Landry, connu sous le nom d’Edinburgh Common et porté par la société Claridge Homes, consistait initialement en la réalisation de 780 unités d’habitation sous forme de trois tours de 30, 24 et 9 étages et d’une série de maisons de ville. Ce projet immobilier fut pressenti par plusieurs, dont l’ancien conseiller municipal Georges Bédard, comme le signe d’une « résurrection », annonçant une nouvelle ère de prospérité pour ce quartier souffrant depuis longtemps d’une stigmatisation liée à son déclin économique et à sa paupérisation. Toutefois, malgré le bon accueil que réservèrent la plupart des résidants de Vanier aux objectifs de redéveloppement du quartier, la taille considérable du projet provoqua des réactions mitigées. Après l’annonce du projet, plusieurs résidants formèrent rapidement un comité de citoyens pour défendre leurs intérêts auprès de la Ville d’Ottawa (La Haye, 2005). Les premières réactions de la population locale se firent largement entendre dans l’espace médiatique.

Figure 4

Le développement résidentiel de Claridge, sur la rue Landry et promenade Vanier

Source : Benali, 2012
Source : Benali, 2012

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Congestion automobile et décontamination

Plusieurs des craintes exprimées portaient sur l’augmentation du débit de circulation automobile qui serait occasionnée par la réalisation du projet. Les résidants craignaient ainsi une augmentation du traffic automobile sur les voies principales, déjà largement saturées durant les heures de pointe : « La venue de 2000 nouveaux résidants et de 1000 automobiles va rendre l’intersection de la promenade Vanier et de la rue Beechwood cauchemardesque », affirmait un résidant au Droit (Gratton, 2005). « Ce sera un cauchemar pour les résidants […]. Déjà, la promenade Vanier et la rue Beechwood sont fortement congestionnées le matin et le soir, sans les 800 nouveaux condos. Imaginez ce que ce sera avec tous ces nouveaux gens dans le quartier » (Le Droit, 2006a), affirmait un autre habitant. Face aux inquiétudes des résidants de Vanier, la Ville d’Ottawa rappela que la région disposait, malgré la congestion de certaines artères, d’un bon service d’autobus. De plus, toujours selon la municipalité, les logements supplémentaires n’apporteraient aucune différence sur le traffic des routes (Dare, 2006). Des inquiétudes au sujet de la décontamination du terrain furent aussi évoquées. C’est que le projet visait l’ancien terrain où se trouvait au début du XXe siècle la compagnie Dominion Bridge. Or, lorsque la Dominion Bridge ferma ses portes et que ses bâtiments furent démolis, il y a plus de 50 ans, elle laissa derrière elle un terrain totalement contaminé de métaux. Les résidants mentionnèrent à plusieurs reprises l’impact d’une propagation dans l’air de particules de métaux toxiques qui serait engendrée par les travaux de décontamination du terrain de la Dominion Bridge par la compagnie Claridge : « Ma femme et moi sommes préoccupés par la venue de ce projet immobilier, avance John Nolan, un résidant voisin du terrain en question. Ce terrain est bourré de métaux et nous habitons juste à côté. On craint que notre santé soit touchée lorsque les travaux débuteront et que les micro-organismes seront projetés dans l’air » (Gratton, 2005). « La décontamination du site va remuer le sol et entraîner de la poussière difficilement contrôlable dans les airs et finalement nocive pour notre santé », affirmait une autre résidante (La Haye, 2005). Si la plupart des journalistes rapportent les commentaires des citoyens sans porter de jugement de valeur, Denis Gratton, éditorialiste pour le quotidien Le Droit – qui se préoccupe régulièrement dans ses articles de son quartier d’enfance – n’hésite pas à qualifier l’attitude des résidants de « comble du “ pas-dans-ma-cour ” », voire à les ridiculiser ouvertement :

[…] Il y a même des citoyens de ce quartier qui se mobilisent pour empêcher la construction de ce projet. Ils n’en veulent pas dans leur cour. Leur cour contaminée. […] Ces gens sont voisins d’un terrain ultra-contaminé, voire dangereux pour leur santé. […] Un promoteur s’amène et propose de décontaminer (enfin !) ce terrain pour y construire des maisons et des immeubles à appartements. Ce à quoi les gens répliquent… pas dans ma cour ! Ils préfèrent leur cour polluée au plomb et au mercure à de nouveaux logements ! C’est sans contredit le comble du « pas dans ma cour ». Et on se demande pourquoi Vanier tarde tant à se développer…

Gratton, 2005

Le conseiller municipal de l’époque, Georges Bédard, adopta pour sa part une attitude plus conciliante, avançant que l’intérêt de la communauté serait servi si la décontamination se réalisait durant l’hiver et si le projet était étudié une année de plus (Dare, 2006). Cette proposition n’eut cependant pas d’effet sur la décision de la Ville qui, sans aucun doute, se réjouissait du fait que les frais élévés de décontamination fussent assumés par une compagnie privée. C’est que la question de la décontamination est souvent le principal obstacle à la reconversion des friches industrielles (Guelton, 1999 ; De Sousa, 2001 ; Alberini et al., 2002 ; Nijkamp et al., 2002 ; Gorman, 2003 ; Meyer, 2003). Plusieurs expériences de reconversion de friches industrielles ont fait la démonstration des ralentissements que pouvait entraîner la difficulté à trouver des investisseurs prêts à se charger de la décontamination finale des sites (Dumesnil et Ouellet, 2002 ; Rowan et Fridgen, 2002 ;Yount, 2003).

Un constraste architectural pour un « village urbain »

Contrairement au président du projet Bill Malhotra, qui voyait dans les tours de « beautiful buildings [that] gives more sleekness » (Jaimet, 2006), la plupart contestèrent le manque d’intégration du projet dans le cadre bâti environnant, voire son incompatibilité avec le reste des constructions et l’ombrage qu’il créerait sur les maisons avoisinantes. Les résidants estimaient, en effet, que ces tours « gâcheront le paysage » (La Haye, 2005), voire « [will] disfigure that little community [9] », caractérisée par une faible densité. Jacques Legendre, conseiller municipal, rappelait d’ailleurs l’importance d’adapter les projets de friches à l’échelle du quartier : « Infill development has to fit in » (Dare, 2006). D’autres regrettaient que Claridge n’ait pas suivi l’exemple du Saint-Denis, considéré, en termes d’intégration urbaine, comme « a major Vanier success story » (Langston, 2011) et un « urban diamond » du fait qu’il soit « green, affordable and urban » (Brady, 2007). D’autres encore allèrent jusqu’à critiquer la « médiocrité » architecturale et urbanistique du projet Claridge, tels que Ben Gianni, professeur d’architecture à l’Université Carleton : « It’s just not well done. It’s the lowest common denominator. These look like banal garage townhouses that don’t create any street or community » (Cook, 2006). Dans cette représentation symbolique, Vanier n’est pas envisagé comme une communauté ordinaire, mais bel et bien comme un « village urbain », une « small town in a big city », qui a su se préserver des ravages de la rénovation urbaine d’après-guerre et maintenir « a neighbourhood feeling » (Cook, 2011a). Contrairement à d’autres quartiers centraux tels que la Basse-ville ou les Plaines Lebreton qui connurent une véritable mutilation, les interventions des aménageurs de l’après-guerre n’eurent que très peu d’impacts sur Vanier (qui n’était pas encore intégré à la Ville d’Ottawa). Les quelques changements réalisés se limitèrent au secteur entourant la rue McArthur ainsi qu’à la construction, en 1975, de la Promenade Vanier, axe routier situé sur l’emplacement de l’ancien chemin de fer et raccordé à l’autoroute transcanadienne.

Constituant un des rares quartiers ayant survécu à la vague de la rénovation urbaine, Vanier serait de fait devenu « une espèce rare » fortement appréciée, tel qu’en témoignent les propos d’Alain Miguelez, urbaniste à la Ville d’Ottawa : « Vanier is an area we’d be babying in terms of urban design. There’s a unique grid there and corner stores, which are becoming an endangered species. It’s a true city neighbourhood, and we wouldn’t want to detract from that  » (Langston, 2011). Ce caractère de « small town » (Cook, 2011b) qu’on lui reconnaît est ici évocateur de la dimension humaine, tant dans le sens spatial que social (convivialité, solidarité entre les habitants, etc.). En effet, au-delà de sa matérialité, c’est l’esprit de sa communauté qu’on encense pour sa « rich history of volunteerism and working together » (Cook, 2011a), ainsi que sa capacité à demeurer un milieu de vie « incredibly friendly » (Cook, 2011b) et plein de « joie de vivre » (Anderson, 2009). Cependant, il faut rappeler que ce jugement favorable dont bénéficie Vanier n’est pas un hasard. Il est dû, certes, à ses caractéristiques intrinsèques mais surtout à la conjoncture récente qui a renouvelé une sensibilité en faveur de l’urbanité traditionnelle. Les journaux se font ainsi l’écho de la représentation culturaliste qui prône la « ville-à-vivre » en réaction à la « ville-machine » de l’urbanisme d’après-guerre.

Plus précisément, cette exaltation pour l’urbanité traditionnelle découle du constat de la perte du caractère de la ville engendré par l’idéologie progressiste de Gréber qui, à partir des années 1950, a contribué au cloisonnement des fonctions et à la segmentation de l’espace (Benali et Ramirez, 2012) [10]. Décrédibilisée en raison de ses conséquences fâcheuses et de sa politique de la table-rase, l’utopie moderniste a ainsi été supplantée par une nouvelle utopie, privilégiant ce qui constitue l’essence même de la ville, l’urbanité. Et ce sont justement ces « petits villages » du centre-ville qui symbolisent aujourd’hui la « bonne ville » en raison de sa mixité sociale, sa diversité spatiale, son accessibilité variée et ses lieux publics qui favorisent les occasions d’interactions. Ainsi, lorsque le caractère de Vanier est en passe d’être menacé par la densification urbaine, il n’est pas étonnant que toute une coalition d’acteurs (résidants locaux, experts en aménagement, journalistes, etc.) expriment leur passion pour ce territoire : on le dit unique en raison tout à la fois de sa valeur d’ancienneté, valeur prisée en ces temps de modernisme intense ; de sa valeur de rareté, fortement appréciée après la perte de quartiers traditionnels tels que la Basse-ville et les Plaines Lebreton ; de sa « viabilité », supposément absente dans les patrimoines « muséifiés » ; et de son architecture vernaculaire (figure 5), perçue comme la figure-phare de la culture urbaine des Canadiens français. Et ce sont justement ces qualités urbaines qui valent à Vanier d’être aujourd’hui un quartier convoité :

It is a great blend of diverse housing types, proximity to a lot of amenities and inherently showcases all the things we consider great in neighbourhoods such as walkability, diversity and compact design. It has the potential to be a fantastic example of urban regeneration in Canada.

Cook, 2011a

Figure 5

Ensemble de photographies montrant la typologie architecturale traditionnelle de Vanier, de gauche à droite : rue Marier et rue Barrette

Source : Benali, 2011
Source : Benali, 2011

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Il est particulièrement intéressant de noter que, tout en valorisant l’échelle humaine du cadre bâti, les citoyens soutiennent la nécessité d’une densification urbaine dans leur quartier : « Vanier residents are open to a lot of infill. They realize that they are downtown and accept it » [11]. Cependant, ils s’opposent à la modification du zonage, préférant que la proposition de Claridge respecte la limite du nombre d’étages imposée initialement sur le terrain choisi : « We’re not against development […] most people would accept two towers of 16 storeys and fewer townhouses » [12]. Certains conseillers municipaux furent également divisés sur la question du zonage : tandis que le conseiller Clive Doucet proposait de différer le projet en souligant qu’il était surdimmensionné, le conseiller Gord Hunter estimait que des bâtiments de grande hauteur étaient appropriés le long de rues à haut débit comme la promenade Vanier (Dare, 2006). Face à la mobilisation citoyenne et médiatique, Claridge Homes finit par proposer de réduire la tour de 30 étages à 25 et celle de 16 à 9 étages (Le Droit, 2006a). Une forme de compromis qui, cependant, ne parvint pas à apaiser le climat de tension, le nombre d’unités de logements de la première proposition n’ayant pas été réduit, augmentant même de 780 à 792.

Les impacts de la New-build gentrification

Bien qu’ils se soient dits satisfaits des opérations de sécurité et d’embellissement du quartier, les résidants n’ont pas caché leur réticence à l’idée de l’arrivée massive d’une nouvelle clientèle mieux nantie dans ce quartier modeste : « Des édifices de plusieurs étages dans la communauté de Vanier, […] ça va attirer une clientèle plus fortunée dans un secteur plus pauvre. Ce n’est pas nécessairement bon pour la communauté », affirmait ainsi un résidant au Droit (La Haye, 2005). « Il n’y a pas de place dans un quartier résidentiel déjà bondé pour un nouveau projet immobilier de cette envergure », avançait un autre (Gratton, 2005). Si la revitalisation urbaine de Vanier fut en général bien accueillie, le discours sur l’« élitisation » possible du quartier adoptait plutôt un ton alarmiste et s’attardait sur l’imminent danger qu’elle pourrait faire peser sur la population locale, largement locataire (69 % à Vanier contre 37 % en moyenne à Ottawa ([Cook, 2011b]).

On comprend bien que les commodités urbaines qu’offre Vanier soient très attractives pour cette clientèle : proximité du centre-ville, accessibilité des transports en commun, proximité des espaces naturels (parcs et rivière), mixité fonctionnelle, abordabilité de l’immobilier (Langston, 2011). Cependant, on craint que cette gentrification se fasse à la manière des années 1980-1990 : à savoir selon une infiltration massive, un accaparement territorial qui tendrait à minoriser, voire expulser, les résidants initiaux qui se retrouveraient incapables de rester dans les logements locatifs en raison de l’augmentation des coûts et de la spéculation immobilière qu’engendrerait un tel projet résidentiel. Dans la presse, sont d’ailleurs formulées plusieurs prédictions fatalistes estimant que l’équilibre socioéconomique du quartier sera perturbé par l’arrivée d’une nouvelle catégorie sociale remettant en cause l’équilibre des forces en présence. Le discours des opposants au projet s’abreuve ainsi largement de la thématique de la ségrégation urbaine, généralement abordée dans les études traditionnelles sur la gentrification. Agrémenté de concepts marxistes, ce discours assimile la ségrégation à une injustice produite par le néolibéralisme, qui exerce une violence symbolique sur la population démunie (thèse de la ville « revanchiste » de Smith, 1996). Connotée de façon négative, la gentrification est perçue comme un obstacle à l’accès équitable au logement et, de fait, associée à la négation de l’idéal urbain du « vivre ensemble », de la mixité sociale définie comme la juste coexistence de tous. Le discours a alors recours aux trois paradigmes de la philosophie de l’éthique (Parazelli et al., 2003).

On trouve en premier lieu le « paradigme conséquentialiste » lorsqu’on évoque les conséquences négatives dont les résidants de conditions modestes feront les frais (délogement, exode, déracinement, perte de milieu de vie, déstructuration de repères sociospatiaux, fragilisation d’une situation déjà précaire). L’évocation du « droit de cité » des résidants démunis, des obligations des promoteurs (le devoir de respecter les lois sur le logement) et de la responsabilité des gouvernements (le devoir d’appliquer les lois, de ne pas laisser à la logique du marché le soin de réguler la dynamique urbaine, de lutter contre la pauvreté, de favoriser la concertation et l’égalitarisme) s’inscrit quant à elle, dans le « paradigme déontologique ». Enfin, nous sommes dans le « paradigme de la vertu » lorsqu’un jugement est porté sur la moralité ou l’attitude des promoteurs (opportunisme, maximisation du profit, primat de l’intérêt privé, indifférence, manque de compassion et d’empathie envers les moins nantis) ou encore sur celles des autorités municipales (visées purement économiques, relégation au second rôle des intérêts sociaux au profit des intérêts financiers, etc.). Les propos de John Nolan, président de l’Association de la communauté de Beechwood Sud, illustrent parfaitement ce dernier paradigme : « You’ve got a developer who wants to make as much profit as humanly possible out of this field. You’ve got a city hall looking for a tax dollar and you’ve got this poor little community that doesn’t have a lot of money » (Cook, 2011b).

Il reste que plusieurs ne voient pas dans le projet de Claridge le déclencheur de la gentrification et rappellent l’inévitabilité de ce phénomène pour un espace central comme Vanier (Gratton, 2005). Plusieurs avancent ainsi que le quartier suivait depuis un moment les traces du Plateau Mont-Royal [13] à Montréal, devenant « tranquillement un endroit haut de gamme » [14]. D’autres soulignent que Vanier rassemblait toutes les caractéristiques pour devenir le « prochain Hintonburg » (Cremer et Dufault, 2012) ou Westboro, anciens quartiers ouvriers d’Ottawa qui connurent une forte gentrification durant les années 1980 et 1990. On percevait le quartier comme « the Westboro of 10 to 15 years ago » (Brady, 2007), le « Westboro-like days ahead » (Cook, 2011a) ou encore le « Eastboro » d’Ottawa (Cook, 2011b). Cette thèse est notamment reprise dans l’article de Denis Jacobs qui le présente comme le prochain « New Edinburgh » ou « Glebe » (Jacobs, 2010). Si le conseiller municipal Mathieu Fleury refuse que le quartier devienne le « next Westboro », il reconnaît toutefois l’attrait que Vanier peut susciter : « You’re five minutes from downtown, close to water. It’s a great, tight-knit community » (Cook, 2011a). D’autres encore estiment que Vanier est tout simplement « victime de son propre succès » (Cook, 2009). Après les inititiatives locales de nettoyage et d’embellisement et le renforcement des programmes de sécurité de 2008, Vanier aurait réussi à réhabiliter son image de lieu criminogène, augmentant son attractivité sociale et économique, tel que le suggère le Ottawa Citizen : « Building the new Vanier; as the crime rate is dropping, a sense of community is rising, so are new developments and property prices » (Cook, 2011a), ou encore cet article qui lie la gentrification à « two sets of actions: anti-crime and beautification » (Cook, 2009), hypothèse également avancée dans un autre article :

This was in August 2007, before Vanier residents began to take back their community from the drug dealers, addicts, pimps, panhandlers and prostitutes. Now, four years later, crime is down and property values are up. Houses are being renovated and built. Developers are buying up vacant sites. Concrete planters that were filled with trash overflow with flowers. New families are moving in.

Cook, 2011b

Tel qu’abordé dans la section historique, Vanier fut pendant longtemps stigmatisé comme un lieu de criminalité, de trafic de drogues, de prostitution de rue et de dépendance de l’aide sociale (Rupert, 2007) : « It is regularly cited as the example of a bad area and it is one of the few neighbourhoods that is actually named in articles about crimes that have taken place » (Jacobs, 2010). Pendant plusieurs années, la presse a joué un rôle non négligeable dans la construction de cette image de « nasty side of town » (Cook, 2011b), que plusieurs résidants dénoncèrent comme une représentation travestie de la réalité sociale, voire une diabolisation déraisonnable (Swann, 2011). La presse contribuait ainsi à une véritable « dévalorisation urbaine » (Duarte, 2000). La concentration de la population marginalisée était ainsi tenue responsable de la stigmatisation du quartier. Si la concentration est perçue comme signe positif pour les quartiers « favorisés », elle revêt une connotation péjorative pour les quartiers « difficiles », car elle impliquerait alors, pour plusieurs, une concentration excessive de problèmes économiques, sociaux et urbains. La représentation-type du « mauvais quartier » est donc celle du quartier accablé par la pauvreté, l’exclusion sociale, la précarité, la délinquance et les comportements d’incivilité. Ce type de territoire se voit même qualifié de « ghetto » (Rupert, 2007). Dans cette représentation de la non-intégration, les journaux ont à plusieurs reprises mis en avant l’image du quartier assisté (populations vivant du bien-être-social, de l’aide des organismes communautaires, etc.). On reprochait à la population marginalisée d’engendrer la décadence urbaine des formes bâties, de nuire à la qualité de vie des résidants, à leurs activités commerciales et, à une échelle plus large, de constituer un facteur répulsif pour l’investissement symbolique et financier dans le quartier. L’argumentaire hygiéniste vint souvent enrichir le discours portant sur un espace en déshérence. Plusieurs empruntaient la métaphore organique de la ville : mêlant hygiène du corps et de l’âme, ils évoquaient un espace « sous perfusion », « malade », « agonisant » et qui devait à tout prix se « régénérer ». La présence d’une population marginalisée était également perçue comme un élément nuisible à la paix publique, une menace à la tranquillité des habitants. Ce climat d’insécurité était, pour certains, à l’origine de la réduction des pratiques spatiales des résidants, qui concentraient leurs activités dans quelques secteurs géographiques, laissant le reste de l’espace sous le contrôle d’une population d’« envahisseurs » (trafiquants, prostituées et itinérants). Ce sentiment d’insécurité constituait, pour plusieurs, un frein majeur à l’appropriation entière et légitime du quartier par les habitants. Les marginalisés étaient souvent présentés comme une population subie et leur présence assimilée à un problème de cohabitation. Ne favorisant pas le « vivre ensemble », cette présence créerait une ambiance d’inconfort au sein de la communauté locale, comme en témoigne un article du Ottawa Citizen, rapportant le malaise qu’éprouvait une résidante avant la mise en place des opérations de sécurité : « She did not feel comfortable walking the streets alone. I could not take a walk without being solicited » (Cook, 2011a). La presse fut donc l’une des premières à applaudir les opérations de « nettoyage » de la population indésirable. À la suite de descentes dans plusieurs fumeries de crack, les articles parlent de succès, de victoire et d’« amazing turnaround » (Dare, 2008). On se réjouit de la chute du taux de criminalité dans Vanier : « Crime dropped 32 per cent between 2007 and 2010. Police statistics show that there were 638 fewer reported crimes: from 1,985 incidents in 2007 to 1,347 incidents in 2010 » (Cook, 2011a). On s’enthousiasme à l’idée que les résidants aient pu « récupérer leur quartier » et qu’ils soient maintenant en mesure de sortir « on the street talking to each other » en toute quiétude (Dare, 2008), voire de développer un nouveau sens d’appartenance et de fierté (Cook, 2011a). On n’hésite pas à applaudir « the work of community leaders and police » qui, après avoir « [cleaned] up these places, one after another », ont réussi à apporter un « fresh start for Vanier » (Dare, 2008) et à assurer une « quiet renaissance » (Anderson, 2009). On va jusqu’à ériger l’expérience de Vanier en « one of Ottawa’s success stories » (Cook, 2011b), reconnue « beyond its boundaries » (Cook, 2009) au point de servir de modèle aux autres quartiers dits sensibles (Cook, 2011a).

L’autre représentation-type de la dévalorisation urbaine qu’on retrouvait également dans la presse était celle du quartier destroy. Elle évoquait la destruction, la dégradation physique et la saleté des espaces publics du quartier. En effet, les journaux, en mentionnant le « désordre urbain », l’espace « délabré », la détérioration du mobilier urbain et des parcs (boîtes téléphoniques cassées, graffittis, gazon abîmé, papiers et seringues par terre, etc.) dressait l’image du taudis, du dépotoir. Ce dernier signifie lieu d’insalubrité et de vie sociale misérable. Cette vision était implicitement contenue dans les félicitations adressées aux résidants de Vanier lorsqu’ils décidèrent de prendre en charge leur quartier et de faire disparaître ces signes de dégradation (Dare, 2008).

Dans la même perspective, le projet Claridge est envisagé par les tenants de la densification non seulement comme une occasion de revitalisation urbaine, un moyen de relance économique, mais aussi comme la possibilité d’une dispersion des marginalisés, considérée comme une nécessité pour la « reviviscence » du quartier. Cet aménagement est donc perçu positivement : il favoriserait la diversité sociale, l’amélioration du cadre physique, l’attraction d’une nouvelle clientèle ainsi que la résolution de quelques problèmes de sécurité et de désordre urbain. Les défenseurs du projet adoptent alors un discours planificateur et économique de type officiel qui prône les bienfaits de la revitalisation urbaine, comme en témoigent les propos de Georges Bédard, qui se réjouit ouvertement des retombées économiques du projet et de la hausse des valeurs immobilières susceptibles de profiter aux propriétaires du quartier (Le Droit, 2006a). La revitalisation urbaine n’est ainsi abordée que dans ses dimensions physique et économique et on semble convaincu que la relance du quartier en déclin passe par le redéveloppement économique et le réaménagement de l’espace. Cette représentation est surtout fondée sur le paradigme spatialiste, où l’aménagement urbain est inducteur du changement physique, social et symbolique. Dans cette optique, l’aménagement est envisagé comme un outil de « nettoyage » ou d’« éradication » des personnes marginalisées, grâce aux moyens dissuasifs qu’il peut mettre en oeuvre.

Le caractère francophone du quartier

Le projet Claridge va également être perçu comme une menace pour le caractère francophone de ce secteur « qui a conservé une identité et une spécificité distinctes grâce à la vitalité des nombreux francophones qui y résident » [15]. Du coup, Vanier va être investi d’un discours identitaire. Que ce soit dans la presse anglophone ou francophone, on s’inquiète que ce « diamant brut », qu’on vient à peine de découvrir, ne puisse plus être en mesure de préserver son patrimoine matériel et immatériel typiquement canadien-français (Jacobs, 2008). Tel qu’évoqué précédemment, Vanier fut épargné par la politique de rénovation urbaine des années 1950 et 1960, formant ainsi un des rares secteurs au patrimoine urbain quasi intact. De plus, après la mutilation des quartiers de la Basse-ville Est et des Plaines Lebreton, Vanier, qui accueillit plusieurs « expropriés » francophones (Cook, 2011c), allait constituer la dernière « francophone island in a sea of mostly anglophones » (Cook, 2011b). Plusieurs voient, dans les tours de Claridge, l’image de la « ville nord-américaine », qu’on assimile à la froideur et à l’anonymat. Et ils n’hésitent pas à mettre en garde contre ce type d’architecture « universaliste » qui se banalise dans l’ensemble des villes et qui peut porter atteinte à l’identité locale du « Ottawa’s original French Quarter » (Anderson, 2009). Le projet Claridge est d’ailleurs à l’origine de la formulation d’un argumentaire qui va tabler sur la spécificité du patrimoine de Vanier, dont on tente d’asseoir la légitimité en la fondant non pas sur la qualité esthétique – critère souvent évoqué dans les démarches de reconnaissance patrimoniale officielle – mais sur l’authenticité. Par sa trame urbaine et son architecture « sans prétention », dépourvue d’artifices stylistiques en raison de son adaptation aux réalités socioéconomiques, Vanier est perçu comme le reflet des origines sociales des francophones et de leur adaptation à la vie citadine : « There is a joie de vivre here in Vanier, a certain sweetness reflected in the tiny houses and short, branching streets, the multi-ethnic makeup of the population layered over a resolutely francophone culture (Ibid.). » Ce discours est très similaire à celui qu’on avait tenu, quelques décennies plus tôt, pour le Plateau Mont-Royal à Montréal alors menacé, dans sa partie ouest (Milton Parc) par le projet immobilier La Cité Concordia (Benali, 2008). On avait défendu le Plateau comme « un modèle d’une ville adaptée aux besoins de ses habitants et agréable à vivre », une ville caractérisée par « une architecture intégrée à un milieu humain » et dans laquelle les Montréalais, de « souche rurale récente », avaient « transporté des rapports sociaux de type rural » qui leur avaient permis de « combattre l’aliénation de la ville » [16]. Dans le cas de Vanier, la presse n’hésite pas à le présenter aussi comme le creuset de longue date de la classe ouvrière francophone, riche de petites rues, de modestes maisons et d’innombrables églises qui témoignent de son passé catholique (Cook, 2011b).

Dans les nombreux articles (essentiellement francophones) qui ont tenté de restituer les temps forts de l’histoire de Vanier ou de dresser la périodisation de la production du cadre bâti, les références historiques ne se font pas seulement nostalgie, mais aussi points d’appui. En fait, ce regain d’intérêt pour l’histoire traduit bien la vision dans laquelle on considère l’histoire comme un enseignement sur l’urbain et dont la compréhension s’établit comme le préalable nécessaire pour assurer un développement futur plus respectueux de la tradition urbaine (Lévy, 1987) : « C’est important de savoir d’où on vient pour savoir où on s’en va. Aujourd’hui, le quartier Vanier est reconnu comme étant le bastion francophone d’Ottawa mais cela n’a pas toujours été le cas. C’est important de le savoir pour mieux comprendre notre histoire », estime Francis Beaulieu, directeur général du Muséoparc Vanier (Lamontagne, 2009). La mise en avant de Vanier comme un quartier au patrimoine urbain unique, fortement lié à une communauté à la fois francophone, pauvre et ouvrière, agit donc comme un avertissement face à des choix d’aménagement pouvant engendrer l’effacement, non seulement d’éléments bâtis, mais d’une mémoire urbaine exceptionnelle. L’inadaptation du projet Claridge au cadre urbain est finalement perçue comme le rejet symbolique de la population francophone et de ses ressources mémorielles. C’est, d’ailleurs, cette absence de respect à l’égard de cette mémoire francophone qui est vigoureusement reprochée à la compagnie Claridge. Dans une lettre publiée dans Le Droit, un résidant accuse même la société immobilière d’avoir sciemment cherché, en baptisant le projet résidentiel « Edinburgh Commons », à le dissocier de son lieu d’implantation, Vanier, pour le rattacher à un lieu de référence mieux considéré, à savoir le secteur New Edinburgh situé au nord du quartier :

À Claridge Homes

Je voudrais vous faire part de ma déception avec le nom d’Edinburgh Common utilisé par votre entreprise dans sa publicité pour son projet domiciliaire dans le secteur Vanier. Vous devez sûrement être conscient du fait que ce projet immobilier se trouve en plein coeur de Vanier et non dans le quartier voisin de New Edinburgh. En évitant à tout prix de mentionner le nom Vanier, vous manquez de respect et de courtoisie envers le peuple de Vanier ainsi qu’à tous les francophones. Quiconque ayant vécu à Ottawa sait que le quartier environnant de votre projet n’est pas New Edinburgh. Le fait de relater l’histoire de New Edinburgh sur votre site web est donc faux, inapproprié et trompeur. Vous affichez un mépris indigne d’une entreprise prestigieuse comme la vôtre au nom de la sacro-sainte marge de profit. Il est inutile de vous demander de changer le nom à cette étape du projet. Toutefois, il serait opportun d’apporter une mise à jour à votre site web pour relater l’histoire de Vanier plutôt que celle de New Edinburgh. On y verrait alors un geste de bonne volonté de votre part.

Nadeau, 2007

Il n’est pas étonnant, devant l’avancée manifeste de l’anglicisation dans la capitale nationale, que Vanier ait une résonance particulière pour la population francophone qui tente de préserver le visage français de ce territoire. Dans un contexte d’éveil identitaire des Franco-Ontariens, Vanier, par le mythe de « petite patrie francophone » qui lui est associé, devient alors le seul territoire à pouvoir la caractériser, l’incarner et rendre justice à ses origines, qu’elles fussent bourgeoises ou ouvrières. Il reste qu’avec le projet Claridge, c’est surtout l’arrivée d’une nouvelle clientèle diversifiée qu’on redoute, craignant qu’elle ne fasse disparaître ce dernier « bastion francophone » (Cremer et Dufault, 2012) de la capitale canadienne, surnommé pendant longtemps « The Little Quebec » (Langston, 2010). On appréhende alors un éventuel déséquilibre démographique, qui pourrait impliquer à terme le recul des services en français, qu’on juge nécessaires à la survie des groupes francophones en milieu minoritaire (Cook, 2011b). Si, pour plusieurs, la New-build gentrification qu’engendrerait le projet Claridge est une menace à la culture locale, d’autres soulignent que Vanier n’était déjà plus cette « largely French-speaking, Roman Catholic community » : avec l’arrivée récente de nombreux immigrants de nationalités différentes [17], le quartier serait déjà en train devenir de plus en plus « multi-ethnic and less and less a francophone bastion » (Drolet, 2006). De plus, on évoque la forte concentration des résidants autochtones dans le quartier [18] comme un autre élément susceptible de flétrir l’image de Vanier à titre de bastion francophone. D’ailleurs, le nouveau Centre Wabano – annoncé comme le « bijou » du chemin de Montréal [19] – est décrit comme un projet qui va non seulement « in many ways change the face of Vanier », mais aussi permettre à cette nouvelle communauté d’être « a leader in the cultural reclamation of this area » (Cook, 2011a). Cette thèse du multiculturalisme du quartier transparaît nettement dans un article du Ottawa Citizen qui présente Vanier comme le foyer des « English and French, new immigrants […] First Nations people » (Cook, 2011b). Si, pour certains, cette nouvelle population diversifiée sonnerait le glas du dernier quartier francophone de la capitale, d’autres y voient seulement un élément à « intégrer » à la population locale : « Tout au long de son histoire, la communauté a toujours été tissée serrée. C’est encore le cas aujourd’hui. Notre défi est donc de trouver comment intégrer les nouveaux immigrants dans le quartier », explique Francis Beaulieu, directeur général du Muséoparc Vanier (Lamontagne, 2009). D’autres, enfin, expliquent ce recul démographique par le départ de plusieurs Franco-Ontariens vers les banlieues (Drolet, 2006), confirmant la thèse de Ouimet (2006 : 8), selon laquelle « les anciens châteaux forts franco-ontariens comme Vanier et Orléans s’effritent peu à peu, tandis que les régions traditionnellement anglophones, comme Kanata et Nepean, voient leurs populations francophones augmenter sensiblement ». Enfin, si certains journalistes déplorent que « a number of institutions have closed and moved – or been transformed » et que plusieurs écoles francophones « are boarded up – or have changed their vocation », on croit tout de même au maintien du fait français, grâce à l’arrivée d’immigrants francophones tels que les Haïtiens et les Nord-Africains, mais également en vertu de la nécessité pour les francophones, aussi dispersés qu’ils soient, de disposer d’un lieu de rassemblement culturel (Drolet, 2006).

Épilogue : l’approbation finale du projet de de Claridge Homes

Contrairement aux attentes de la population, le conseiller municipal en place, Bédard, ne cacha pas son enthousiasme pour le projet, s’exposant directement à la colère des résidants en pleine campagne électorale : « There’s nothing new been built in Vanier for years, and this may very well be the push that is required […]. The community is very upset, very upset with the development because it’s upsetting to see change. But it is my estimation, after looking at it, it will be a positive change for the area » (Jaimet, 2006). Cette position lui a valu des menaces électorales, comme en témoignent les propos de John Nolan, président de l’Association communautaire de Beechwood Sud : « There’s various members of our executive who are working for the rival’s campaign… We want a councillor in place who’s going to support our community » (Ibid.). La question du changement du zonage permettant à la compagnie Claridge de construire plus de 19 étages devint ainsi un enjeu central dans la campagne municipale de 2006 (Cook, 2006). Pour se démarquer de son adversaire électoral, le candidat Bruce McConvill n’hésita pas à souligner son soutien aux résidants : « For me, the big issue is the density, which obviously is going to lead to more traffic congestion, which is one of the major problems in this ward » (Jaimet, 2006). Devant l’assemblée tenue le 27 septembre 2006, rassemblant plus de 150 résidants, McConville appelait même à un moratoire contre le projet Claridge (Cook, 2006). À la proposition de McConville de reporter la décision de la Ville après les élections municipales prévues le 13 novembre 2006, Bédard, alors membre du comité municipal de la planification urbaine, répliqua que la Ville était dans l’obligation de trancher sur la question dans les 120 jours et qu’il ne croyait pas à un vote négatif : « They are obviously going to be pushing for increased intensification downtown » (Ibid.). Pour sa part, le vice-président de Claridge, Neil Malhotra, avança qu’il tenait à ce que le projet soit approuvé avant les élections municipales, afin d’amorcer les travaux de décontamination au début de l’hiver pour en minimiser les impacts envrionnementaux. Après l’acceptation de réduire la hauteur des tours, il ne voyait aucune raison à ce que le projet ne soit pas entériné : « The plan is very much in line with everything the city’s official plan talks about. Claridge has made changes to its initial plan in response to residents’ concerns, reducing the heights of two buildings – from 30 storeys to 25, and from 16 storeys to nine » (Ibid.). Le projet modifié fut finalement accepté à l’uninamité le 12 octobre 2006 par le comité d’urbanisme et de l’environnement de la Ville d’Ottawa. Le 22 novembre 2006, le conseil municipal ne crut « pas bon de renverser la décision prise à l’unanimité par le comité de l’urbanisme et de l’environnement » (Le Droit, 2006b) et approuva définitivement le projet de Claridge Homes. Dans Le Droit, on rapportait alors la profonde déception de Stéphanie Plante, membre du conseil d’administration de l’Association communautaire de Beechwood Sud qui, à l’annonce de la décision municipale, avait éclaté en sanglots : « On a dit à la Ville et aux conseillers que nous ne voulions pas de ce gros développement et on nous a jamais écoutés » (Ibid.). Pour de nombreux résidants et leurs associations, l’attitude de la municipalité fut perçue comme un signe d’indifférence à leur égard, malgré leur lutte soutenue et leurs plaidoyers enflammés (Ibid.). Ils reprochèrent à la Ville d’Ottawa et au conseiller du quartier, Georges Bédard, d’avoir fait preuve de manquement éthique et de myopie volontaire : « Oui, la Ville et M. Bédard ont mené des consultations publiques, mais des consultations que je qualifierais de superficielles. La Ville et Claridge avaient un plan en tête pour ce terrain et ils l’ont mis en application, sans vraiment nous écouter » (Le Droit, 2006a). Des allégations réfutées par le conseiller Bédard : « Au départ, le zonage commercial/résidentiel de la municipalité pour ce terrain permettait de desservir 2400 personnes. Les gens nous ont demandé de réduire la densité du projet initial, qui était de 1600 locataires, et c’est ce que nous avons réussi à accomplir. Maintenant, la population qui devrait vivre sur cette propriété est évaluée à quelque 1200 citoyens » (Ibid.). Au lendemain de l’approbation finale du projet Claridge, une coalition de citoyens du secteur Vanier annonçait la possibilité de faire appel de la décision auprès de la Commission des affaires municipales de l’Ontario (CAMO) : « Il nous faudra beaucoup d’argent pour défendre notre cause, expliquait Mme Plante. Si nous trouvons la somme nécessaire, nous irons peut-être de l’avant. Sinon, nous devrons peut-être nous contenter de cette décision » (Le Droit, 2006b). Une proposition à laquelle Bédard avait répliqué : « S’ils croient qu’ils ont une cause, ils n’ont qu’à la défendre » (Ibid.). La coalition se résigna, cependant, mettant ainsi un terme à la saga médiatique du projet Claridge.

Conclusion

Comme dans les quartiers précédemment étudiés (Basse-ville Est et Plaines Lebreton), la critique ici ne conteste pas la légitimité de la reconversion des friches et la densification urbaine. Cependant, contrairement au cas de la Basse-ville Est, où l’on s’est s’attaché à la préservation du patrimoine bâti subsistant, ou celui des Plaines Lebreton, où l’on a mis en avant le « devoir de mémoire » et la nécessité d’assurer un dédommagement symbolique aux expropriés (en permettant leur retour), dans le cas de Vanier, la préoccupation porte sur le type d’insertion préconisé pour ce genre de projet : on revendique, en fait, une approche « d’intégration » (et non de contraste) dans l’environnement urbain, tant social que physique. En effet, on reproche aux politiques chargées de réaliser ces projets de densification de ne pas prendre en compte la dimension contextuelle du lieu (réalités sociales, culturelles, patrimoniales). En n’étant pas dotées de vision d’ensemble, ces politiques seraient, en quelque sorte, en train de reproduire les erreurs du Mouvement moderne, qui bâtissait en dehors de toute continuité sociale ou historique. En plus de la question de l’intégration des nouveaux bâtiments dans le cadre environnant, c’est l’oblitération des données historiques et culturelles du territoire, de son identité, de son « esprit », qui est dénoncée. Les résidants ont ainsi envoyé un message clair aux planificateurs, à savoir que la densification urbaine, comme tout projet urbanistique, ne doit pas être envisagée comme un « modèle universel » transposable d’un contexte géographique à un autre, ce qui vient conforter la thèse de plusieurs chercheurs affirmant qu’il est indispensable, pour assurer le succès de tels projets, de disposer d’une connaissance approfondie de la situation initiale, du « génie du lieu » (Magnaghi, 2003 ; Emelianoff, 2004), et de permettre une véritable « collaboration entre le secteur public, le secteur privé et la population » afin d’en tirer des applications propres au contexte local (Dumesnil et Ouellet, 2002). Selon Wyss et al. (2010), tout projet « durable » doit se comprendre comme un processus dynamique, qui sous-tend l’implication de nombreux acteurs et un apprentissage commun de la manière dont la durabilité doit être transposée. Il reste que, sur le terrain, ces projets tant décriés sont assez symptomatiques de la complexité de l’acte urbanistique capable de proposer une insertion réussie, faite d’une juste adéquation entre les objectifs du projet et le lieu dans lequel celui-ci s’inscrit. Le cas du projet de Claridge à Vanier illustre ainsi parfaitement le défi auquel doivent répondre les aménagistes, à savoir « the difficult question of how to balance intensification with respect for an old neighbourhood’s history and character » (Ottawa Citizen, 2011).