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L’internalisation de la mondialisation dans toutes les sociétés et dans le quotidien des individus pousse les gens à être mobiles et modifie les conditions de leurs déplacements. On assiste au développement sans précédent, et à toutes les échelles, des moyens de transport et de communication, quels qu’ils soient. Jamais ces moyens n’ont été aussi développés, sophistiqués, multiples, ubiquistes (Knowles et al., 2008). Tous les espaces, y compris virtuels, deviennent potentiellement accessibles. Les programmes de construction d’infrastructures ou d’amélioration des services de transport s’inscrivent dans un processus de connexion généralisée de tous les lieux les uns avec les autres, notamment les grandes agglomérations urbaines entre elles. Migration internationale, mais aussi commerce, tourisme, pèlerinage, vont de pair avec des systèmes de transport performants, d’axes de communications intracontinentaux, d’aéroports internationaux, de ports ouverts sur les flux mondiaux, de téléports (Lombard et al., 2006).

Dans ce contexte favorable à la mobilité des hommes, Simmons (2002) rappelle que l’étude des rapports entre mondialisation économique et intensification de la migration internationale ne peut se contenter de souligner le rôle des communications dans ce processus. La vision d’un monde sans contraintes, où tout est possible, toute migration autorisée, demande à être complétée. Les institutions politiques, à commencer par les États, sont au coeur des circulations contemporaines de personnes, de biens, d’informations et de capitaux. Leurs politiques fondent les programmes d’infrastructures, soutiennent les transporteurs, préparent les rapprochements avec les pays voisins. En Europe, la liberté de circuler semble permise à tous, notamment dans l’espace Schengen ; mais, paradoxalement, le contrôle des mouvements de population, en particulier migratoires, s’accentue[1] . En Afrique, cette liberté semble aussi possible pour tous, comme au sein de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), mais les candidats à la migration, au voyage, restent à la merci de politiques coercitives menées par chaque État. Partout, les dynamiques transnationales des circulations, si elles sont prégnantes, comme le démontrent les travaux menés par Péraldi (2001), se heurtent aux cadres rigides des États, souvent de plus en plus autoritaires, et aux politiques de visas sévères et coûteuses, lesquelles trouvent à s’exprimer avec le plus d’efficacité dans les lieux de transports (Lombard et Steck, 2004).

Les candidats à la migration entretiennent un rapport ambigu avec le transport. Certes, en partie contraints, ils utilisent les moyens qui sont mis à leur disposition, tant dans les villes ou entre villes et campagnes qu’entre régions ou entre continents. Mais ils inventent aussi leurs propres façons de faire, de se mouvoir dans l’espace au-delà des limites habituelles, de transporter ou d’être transportés, en particulier lorsque surgissent des difficultés, des entraves, les obligeant à trouver des moyens de contourner l’obstacle, de changer de route, voire de frauder. Les migrants agissent selon leur propre histoire et leurs propres désirs, indépendamment des États, pourrait-on dire avec Adelkhah et Bayart (2007 : 8) : « […] les pratiques du voyage sont dotées d’une autonomie sociale qui échappe aux politiques publiques mises en oeuvre pour les réguler, les contenir ou, plus rarement, les encourager. » La relation entre transport et migration doit donc se comprendre autrement que comme un simple lien de cause à effet et être envisagée comme une façon pour les migrants de se construire un territoire qui leur sied, même si certains – et ils sont nombreux – souhaitent d’abord échapper à la misère, à la guerre, à la mort, sans aucune possibilité apparemment de décider par eux-mêmes.

Nous commencerons par détailler concrètement la relation entre transport et migration à travers l’utilisation en Afrique des modes et moyens de transport. Nous approfondirons ensuite le rôle des pouvoirs politiques et de l’État dans le façonnement des routes migratoires et des transports qui leur sont afférents. Nous terminerons par l’analyse des parcours migratoires individuels et collectifs et des effets sur les systèmes de transport [2] .

Quelle relation entre transport et migration ?

Souvent liée aux mouvements de migrants du Sud vers le Nord, la relation entre transport et migration est appréhendée du point de vue du Nord et des routes qui y mènent. De nombreuses cartes circulent dans les publications scientifiques ou vulgarisées, sur Internet, et toutes présentent, en abordant rarement le transport, les itinéraires de migrants en direction du Nord, en particulier ceux qui traversent le Sahel, le Sahara et le Maghreb. L’essentiel des flux de migrants se dirige pourtant vers le Sud, comme le rappelle Wihtol de Wenden (2005). La médiatisation des mouvements de populations du Sud vers le Nord empêche de saisir, dans toute leur complexité, les multiples déplacements de population qui ont cours en Afrique de l’Ouest.

Observer et analyser sur le temps long

On ne sait pas grand-chose des interactions exactes entre migrations internationales de populations, déplacements de marchandises qui leur sont souvent corrélés et développement des transports. Est-ce l’existence d’un moyen de transport qui explique le départ en migration ou plutôt la répétition des départs (et des retours) qui va favoriser le développement, parfois même l’apparition, de moyens de transport ? Dans la mesure où, dans certaines contrées du monde, l’absence de transport annihile tout développement économique et culturel et pousse, notamment les jeunes, à migrer par manque de revenus ou de perspectives locales, la migration, nationale ou internationale, est liée au transport. Mais l’inverse est aussi vrai. L’existence d’une infrastructure et d’un service de transport dans les zones enclavées ne provoque pas toujours un surcroît de mobilité et le renchérissement des migrations, comme le montrent Airey et Cundill (1998) au Kenya. En réalité, il semble que le départ en migration soit peu lié à la présence ou à l’absence de transport. S’il le souhaite, le migrant potentiel part, à l’exemple de ces Italiens qui ralliaient Marseille à pied (Lopez et Temime, 1990). Ou de ces Maliens de l’ouest du pays qui, il y a quelques années encore, quand il n’y avait pas de routes bitumées dans la région, arrivaient à Kayes par tous les moyens possibles, à pied, en charrette, par taxi, afin de prendre le train pour Bamako ou Dakar (Lombard, 2008).

C’est sur le temps long et en observant le passé qu’on comprend mieux le rôle qu’a joué et joue encore le transport dans les migrations internationales. À propos des migrations turques, Tapia (2005 : 90) parle d’une « […] véritable logistique de la présence turque en Europe », développée sur des décennies. Tout se passe comme si le transport international de ce pays épousait les soubresauts des migrations turques, dans le Proche-Orient et le Moyen-Orient, en Europe de l’Est et même en Europe de l’Ouest, et se positionnait en conséquence sur des axes de communication qui sont le vecteur de relations entre populations turcophones (de l’Europe jusqu’en Chine). En Afrique de l’Ouest, ce type d’aire d’influence, qui serait le reliquat d’un ancien empire aujourd’hui replié sur lui-même (comme la République turque après l’Empire ottoman) et en même temps un des ferments des relations établies entre les populations des pays anciennement dominés, ne se retrouve pas à l’identique. Chaque pays indépendant s’est au contraire bâti contre le voisin, dans le cadre de ses frontières héritées de la colonisation.

Ce qui pourrait expliquer la permanence de flux migratoires entre pays ouest-africains, ce sont plutôt des raisons économiques qui sont apparues sous la colonisation et qui ont rapproché zones de l’intérieur et zones côtières, Soudan français (Mali) et Sénégal, Haute-Volta (Burkina Faso) et Côte-d’Ivoire, Niger et Dahomey. Le pouvoir colonial a organisé la dépendance d’espaces par rapport à d’autres et ainsi provoqué des flux massifs de main-d’oeuvre vers la côte atlantique africaine, comme ceux des navétanes du Haut Soudan vers les champs d’arachide de Sénégambie (David, 1980) ou ceux des travailleurs soudanais ou voltaïques vers la Côte-d’Ivoire ou le Ghana (Gary-Tounkara, 2004). Le chemin de fer qui avait été développé pour des raisons de maîtrise territoriale a pleinement profité de ces flux de personnes, certains migrants enchaînant, aujourd’hui comme auparavant, plusieurs modes ou moyens de transport, comme le bateau vers l’Afrique centrale après le train vers Abidjan. Après l’indépendance, avec les sécheresses des années 1970 et 1980 au Sahel ou l’accentuation de la pression démographique dans les terroirs sahélo-soudaniens, ces flux n’ont pas diminué. Le déséquilibre spatial des richesses n’a fait que favoriser les migrations vers les pays riches du continent, surtout à partir des années 1980 et l’approfondissement des crises économiques et de l’emploi des jeunes, survenu avec l’adoption des plans d’ajustement structurel. Chaque fois, les migrations s’en sont trouvées accrues, et les modes et moyens de transport pour se déplacer ont été sollicités.

Des migrations aux circulations africaines

Ouedraogo (1994) considère que l’un des cinq facteurs qui contribuent à l’intensification des migrations est le développement des voies et moyens de transport et de communication. Bredeloup (1992 : 188) souligne, à propos des commerçantes ivoiriennes de bananes plantain, que « […] le transport ne se réduit pas au déplacement physique de la marchandise : il peut devenir le support à des migrations collectives ou individuelles […] ». Mais c’est Tapia (1996) qui, toujours à propos de la dynamique des migrations et des échanges turcs, détaille la fonction de cordon ombilical qu’y revêt le transport. Dans son espace de référence, il observe ce que Tarrius (1992) a mis en lumière précédemment, à savoir la notion de circulation migratoire et le rôle du transport dans ce processus.

Aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, un ensemble géographique qui servirait de soubassement au développement de liens et de flux entre places « migrantes » peut émerger à la suite des circulations de populations et de biens[3] . L’afflux dans leur pays d’origine de rapatriés maliens et burkinabés de Côte-d’Ivoire peut être vu comme le signe d’une plus grande intégration régionale, d’échanges commerciaux plus denses au sein des diasporas malienne et burkinabée (Zongo, 2003), par le biais notamment de systèmes de transport internationaux de plus en plus performants. De même, la présence de migrants ouest-africains en Mauritanie [4] génère des circulations de personnes et de biens entre ce pays, le Sénégal et le Mali. Lorsqu’on interroge ces migrants[5] , on mesure l’importance des trafics de marchandises qui les accompagnent, que ce soit au retour, quand ils rentrent au pays avec des présents de toute nature pour la famille, ou à l’aller, avec des biens – du matériel par exemple – nécessaires à l’activité développée en migration, ou des produits qu’ils écouleront sur le marché local.

Dans un même espace d’échanges, migration, commerce et religion peuvent également servir de soubassement à des flux croissants de migrants et de biens impliquant du transport. Par exemple, les Mourides en Afrique de l’Ouest, dont Ebin (1993) avait déjà décrit le déploiement sur plusieurs espaces (africain, européen et américain), forment une aire discontinue au sein de laquelle des lieux servent de places d’échanges et de ressourcement pour les migrants ou les commerçants : Niamey au Niger, par exemple (Bava et al., 2005), mais il en existe d’autres, comme Nouadhibou en Mauritanie, où une dahira sert de pôle de concentration des migrants mourides qui arrivent du Sénégal par la route. Il en va de même avec l’aire tidiane qui s’étend du Sénégal/Mauritanie jusqu’au Nigeria (Schmitz, 2000) et dont les deux pôles, Kaolack et Kano, sont reliés par d’incessantes circulations de migrants, de pèlerins ou de commerçants, mobilisant des moyens de transport importants (liaisons aériennes notamment)[6] .

Les migrations internationales ne doivent plus être uniquement envisagées comme une multitude de départs et, éventuellement, de retours. Les migrations se caractérisent par une évolution des déplacements. Ce sont des allers-retours sur des durées de plusieurs mois pour des commerçants ou des pèlerins, des reflux massifs et soudains en cas de conflit de personnes émigrées (qui peuvent retourner ultérieurement se réinstaller dans le pays quitté auparavant), des rapatriements dans leur pays d’origine de ressortissants expulsés de leur pays d’immigration (ceux du golfe de Guinée notamment), etc. Dans ces espaces multipolaires où se retrouvent des migrants originaires d’un même pays, les technologies de l’information et de la communication (TIC) accompagnent le développement du champ migratoire, comme Tall (2003) le rappelle pour la migration sénégalaise[7].

Les routes, les modes et les moyens de transport

Le transport maritime a servi un temps pour relier l’Europe à l’Afrique. Des lignes de passagers, proposées par des compagnies comme Messageries Maritimes ou Paquet, ont fonctionné entre la France et les ex-colonies jusque dans les années 1970 (Van Chi-Bonnardel, 1978). Par ces lignes sont arrivés en Afrique, dans les années 1920 et après, les migrants libano-syriens : ce flux, méconnu, est caractéristique d’un continent également terre d’immigrations. Aujourd’hui, il n’existe plus de trafic maritime de passagers entre l’Afrique et l’Europe ; des lignes de porte-conteneurs fonctionnent, mais l’embarquement de personnes est quasiment impossible. Le transport maritime est par contre utilisé pour des déplacements interafricains de migrants ou de commerçants dans le golfe de Guinée, par exemple entre Cotonou et Douala ou Libreville.

Dès les années 1960, le transport aérien a commencé à supplanter le transport maritime sur les liaisons Europe-Afrique de l’Ouest. Il a non seulement été porté par les compagnies européennes, comme Air France, mais aussi par quelques compagnies africaines, à commencer par la plus emblématique de toutes, Air Afrique. La compagnie panafricaine reliait les capitales ouest-africaines les unes aux autres et proposait un service de bout en bout, avec escales, qu’on ne retrouve plus actuellement dans le ciel africain. La libéralisation des années 1990 a provoqué sa disparition et l’émergence ou la réémergence de compagnies nationales plus ou moins privatisées, qui se sont emparées du marché des voyages interafricains abandonné par Air Afrique, mais sans offrir la même qualité de service (beaucoup de ruptures de charges et de correspondances). L’expansion du transport aérien reste cependant indéniable en Afrique et constitue un lien majeur entre les places « migrantes ». Les compagnies se développent là où il y a des migrants, des commerçants, des pèlerins, etc. Air Sénégal International, par exemple, fonctionne à partir de Dakar en desservant Bamako, Abidjan, Nouakchott, ainsi que quelques villes européennes comme Marseille ou Milan, où les Sénégalais sont bien implantés. Les compagnies du Maghreb interviennent à un niveau supérieur et tentent de rabattre sur un hub principal les voyageurs ouest-africains. Si elles investissent dans les liens avec les pays d’Afrique, en fonction des investissements qu’y développent les sociétés de leur pays, elles se focalisent aussi sur les flux de migrants qui font des allers-retours entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine. Royal Air Maroc (RAM) en est un exemple édifiant : cette compagnie polarise l’activité sur l’aéroport de Casablanca, d’où partent chaque nuit une dizaine de vols pour les capitales d’Afrique de l’Ouest et du Centre, alimentés par des avions qui arrivent dans la journée et en début de soirée du Moyen-Orient (Djedda, Dubaï), du Maghreb (Le Caire) ou d’Europe (Paris). Tunisair, actionnaire majoritaire de Mauritania Airways, la compagnie qui a succédé à Air Mauritanie, a également pour ambition de concentrer sur Tunis des voyageurs arrivant d’Afrique de l’Ouest et se dirigeant vers les capitales arabes.

En raison des contrôles renforcés dans les aéroports africains, à l’entrée des avions sur les passerelles, à l’arrivée dans les aéroports européens, progressivement, le transport routier est apparu aux migrants comme une alternative, même sur les grandes distances. Contrairement à l’avion, c’est un mode relativement souple (qui permet d’éviter un check point, de passer une frontière plus facilement, d’être débarqué à l’écart de la ville de destination). Mais le parcours est souvent long, par étapes, et le passager, fragile, dépend fortement du bon vouloir des transporteurs nationaux (Brachet, 2005). Différents moyens de transport terrestre existent : taxis souvent, autocars dans certains pays comme la Mauritanie ou la Côte-d’Ivoire, véhicules à quatre roues motrices ou camions sur des trajets difficiles (Sahara nigérien ou entre la Guinée et Dakar, sur des routes et des pistes en mauvais état). Dans le cas des migrations transsahariennes, le transport routier permet alors de se rapprocher de l’Algérie, du Sud marocain, de Libye, où sont essayées d’autres solutions telles que les traversées maritimes clandestines, vers les Canaries (Choplin et Lombard, 2007), Gibraltar ou Lampedusa.

Le transport ferroviaire n’est plus le moyen de transport qu’il a été pour les migrants et les commerçants africains. À l’époque coloniale, il constituait le relais des transports maritimes internationaux, acheminant des voyageurs de l’intérieur du continent vers les côtes. Il était aussi le transport par excellence des commerçants migrants, par exemple entre le Mali et le Sénégal (Lambert, 1993). Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, le transport ferroviaire subsiste sous forme de services internationaux de marchandises, entre Dakar et Bamako ou entre Abidjan et Ouagadougou. L’exploitation est devenue privée et délaisse le transport de voyageurs.

On le voit, le lien transport-migration internationale traduit la diversité des formes migratoires en Afrique et donc des modes et moyens de transport utilisés. Si le transport facilite les déplacements d’un point à un autre de l’espace africain, il répond aussi aux évolutions de la mobilité africaine et des parcours migratoires, inscrits autant dans l’histoire de chaque individu que dans celle d’un collectif, famille, groupe social, confrérie religieuse, ethnie. Dans cette configuration, le rôle de l’État central et des pouvoirs publics semble secondaire. Or, il reste central aujourd’hui dans l’organisation des systèmes de transport nationaux et internationaux africains et donc partie prenante des dynamiques migratoires.

L’État africain entre mobilités et contraintes

L’État africain a été le garant de l’unité nationale et du développement économique ainsi que le maître d’oeuvre des politiques de transport dans chaque pays, notamment dans les régions qui étaient dépourvues d’infrastructures. Il n’y a pas jusqu’aux politiques de développement des transports internationaux de chaque pays qui n’aient été soutenues par les États centraux. On peut considérer que, par sa politique de maîtrise territoriale, l’État a alimenté mais aussi contraint la mobilité africaine, le symbole étant donné dans certains pays par la délivrance d’autorisations administratives de déplacement (pour les fonctionnaires sénégalais lors de leur sortie du territoire ou bien pour les Burkinabés se rendant en Côte-d’Ivoire au début des années 1980[8] ). Dans un continent « […] on the move », pour reprendre l’expression de Bruijn et al. (2001 : 4), la propension des États à surveiller leurs propres populations les amène aussi à renforcer les contrôles sur les flux de migrants internationaux qui traversent leur territoire, notamment les ressortissants de pays étrangers qui s’installent et peuvent faire concurrence aux opérateurs nationaux. Les systèmes de transport internationaux font aussi l’objet de pressions de la part des pouvoirs établis, des forces de l’ordre, ce qui rend le déplacement dans le cadre d’une migration relativement compliqué et provoque la généralisation des routes clandestines.

De l’État-nation transporteur à l’État mondialisé transporteur

À l’indépendance des nations africaines, les États nouvellement créés ont, chacun de leur côté, engagé des politiques de maîtrise de leur espace national. La construction de routes et de pistes a eu pour but de joindre chaque portion du territoire à partir de la capitale : par exemple, au Sénégal, la voie routière en direction de la frontière malienne (Magrin et Ninot, 2005) ou celle longeant le fleuve Sénégal ; en Mauritanie, la route de « l’Espoir » (Ould Dedde, 2006). Des entreprises d’État, telles que des compagnies aériennes et ferroviaires, ont contribué à affermir la tutelle des pouvoirs centraux sur le transport. De même, les États ont favorisé la montée d’acteurs nationaux qui se sont imposés dans le transport routier de personnes et de marchandises au détriment, par exemple, des Français ou des Libanais au Sénégal. Dans ce pays, le soutien public à la politique de commercialisation des graines d’arachide, le produit phare de l’économie nationale, a ainsi permis l’émergence de transporteurs sénégalais africains disposant d’impressionnants parcs de camions (Lombard et Ninot, 2002). En Côte-d’Ivoire, les transporteurs ont développé des lignes d’autocars modernes (Lidji, 1992), desservant l’ensemble des grandes villes du pays et reliant, avec efficacité et rapidité, les pôles d’échanges que constituent les gares routières interrégionales (Steck, 2004).

À cette période de nationalisme économique succède une ouverture sans précédent des systèmes de transport nationaux, appuyée par les bailleurs de fonds qui souhaitent voir les circulations sur le continent portées par des infrastructures de niveau international : routes (entre le Mali et le Sénégal, entre le Mali et la Guinée, etc.), lignes aériennes, voies ferrées (CEDEAO et CSAO, 2005). Dans les années 1980 puis 1990, sous la tutelle de la Banque mondiale, les Programmes d’ajustement structurel des transports (PAST), suivis par les Projets sectoriels des transports (PST), ont été mis en place dans nombre de pays d’Afrique (SITRASS, 1996). Ce processus est variable selon les pays. Dans les pays comme le Mali, enclavés par rapport aux côtes atlantiques, les PST ont pour objectif d’améliorer l’insertion de l’économie et de l’espace national dans les réseaux de transport ouest-africains (figure 1). Ce processus touche l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest au point qu’aujourd’hui de nombreux lieux de jonction entre réseaux routiers nationaux permettent de connecter des pays qui se tournaient le dos (Steck, 2003). Dans les pays côtiers, tels que la Côte-d’Ivoire, le Togo ou le Bénin, il s’agit plutôt d’améliorer la fluidité des trafics sur les axes majeurs desservant à la fois le territoire national et les pays enclavés, en travaillant notamment à la suppression des multiples barrages routiers intempestifs. À l’échelle de la CEDEAO, plusieurs protocoles d’accords passés dans ce sens se traduisent par la signature de conventions bilatérales entre les pays membres, qui facilitent les échanges et la circulation des personnes et des biens. Un accord spécial, relatif au transit routier inter-États (TRIE), permet le transport de marchandises entre les bureaux de douane de deux États membres, en suspension des droits et taxes. De même, la législation sur les déplacements des personnes a été adaptée et autorise chaque ressortissant de l’espace considéré à y circuler en possession de la seule carte d’identité.

Figure 1

Passer le nouveau pont de Kayes (Mali) ou comment connecter les deux rives de fleuve Sénégal

Passer le nouveau pont de Kayes (Mali) ou comment connecter les deux rives de fleuve Sénégal
Source : F. Dumont, Université de Lille 1

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Désormais, en Afrique de l’Ouest, les services de transport se déploient à l’échelle supranationale. Les acteurs nationaux les plus puissants investissent le transport routier international, en se positionnant sur les trafics à destination des pays voisins : hydrocarbures pour les Sénégalais vers le Mali, la Guinée Bissau ou la Mauritanie ; conteneurs pour les Ghanéens ou les Togolais en direction du Burkina Faso ; voyageurs pour les Maliens vers le Sénégal ou la Mauritanie, les Ivoiriens vers le Burkina Faso, ou les Burkinabés vers la Côte-d’Ivoire. Dans le transport aérien, la compétition entre compagnies pour capter les flux de voyageurs, nationaux comme étrangers, est vive. Les migrants sénégalais installés au Maroc et analysés par Pian (2005), qui multiplient les va-et-vient entre Casablanca et Dakar, sont ainsi une clientèle idéale pour la compagnie Royal Air Maroc : ce marché porteur justifie la prise de participation en 2001 de la RAM dans Air Sénégal International, afin de mieux contrôler le concurrent direct potentiel. Cette compétition dans le ciel africain passe aussi par la négociation d’accords visant à donner l’autorisation à des compagnies étrangères, notamment celles des pays voisins, de desservir le territoire national en échange de la possibilité pour la compagnie locale, publique ou privée, de pénétrer le territoire du voisin.

Les transports au service du contrôle des frontières

La mondialisation de la mobilité n’élude pas l’ambiguïté croissante de la relation entre transport et migration. Si les transports internationaux sont le support des migrations, celles-ci n’en sont pas pour autant plus aisées et supportent, aux frontières des États de transit ou d’accueil, des contrôles renforcés sur les personnes et leurs bagages. L’obsession des contrôles sur les migrants pendant le voyage ou à l’arrivée au lieu de destination tend à s’accroître et à remplacer toute politique de gestion des flux. L’histoire africaine montre qu’il en a souvent été ainsi, notamment durant la période coloniale. Ainsi, les pèlerinages des Africains de l’Ouest vers la Mecque, qui étaient l’occasion de longs déplacements de plusieurs mois ou années à travers l’Afrique, faisaient l’objet de contrôles durant le parcours. Van Duc (1992) signale que, malgré la continuité spatiale de l’empire français s’étirant du Sénégal au Tchad, les Voltaïques qui se rendaient en Arabie, à pied à la fin du XIXe siècle ou par train au début du XXe, le faisaient souvent en clandestins, démunis de papiers d’identité que les autorités leur refusaient. Ils devaient alors passer par la colonie anglaise de la Gold Coast, plus libérale.

Aujourd’hui, si la toile des réseaux d’infrastructures qui se tisse entre tous les pays de la CEDEAO multiplie les itinéraires de transports et les routes migratoires, elle n’empêche pas la perpétuation des contrôles sur les personnes franchissant les frontières. Sont visés les papiers d’identité, les véhicules et les bagages, le résultat premier étant, non pas la limitation des flux, mais la mise en évidence de trafics de drogue, de personnes ou de faux papiers (Robin, 2006). Les « murs » ou walls dont parlent Andreas et Snyder (2000), à propos de la frontière Mexique-États-Unis, provoquent alors l’émergence d’une économie politique du contournement (Adelkhah et Bayart, 2007), dont profitent les trafiquants et autres passeurs et dont pâtissent les migrants les plus pauvres et les plus fragiles (femmes, jeunes, enfants). Ces murs, produits des politiques publiques migratoires ou plutôt de leur absence, ne peuvent que renforcer la fonction illégale du transport sur les routes migratoires. C’est non seulement un processus – la migration – qui est délégitimé et accusé de tous les maux, mais aussi un secteur d’activité – le transport – pourtant vecteur essentiel des échanges entre les hommes. Si, en plus, des pays comme ceux du Maghreb ou même certains pays d’Afrique subsaharienne deviennent des marches de l’Europe sécuritaire, leur espace national et les transports intérieurs, et a fortiori les circulations de migrants, peuvent être immédiatement suspectés.

Ces entraves à la migration doivent aussi se comprendre en rapport avec les politiques économiques de chaque État. Selon Péraldi (2007 : 96), les tentatives de captage des flux internationaux de personnes ou de marchandises par les acteurs publics et privés du transport « […] impliquent [plus que jamais] des fractions formelles du capitalisme mondial et des acteurs ou institutions politiques ». Dans le cas des entreprises de transport qui ciblent le migrant comme client principal, il ne s’agit pas uniquement de stratégies individuelles libérées de toute influence étatique, mais aussi de politiques volontaristes menées par des États soucieux de soutenir les entrepreneurs de leur pays. Le transport en Afrique constitue à ce titre un exemple récurrent de secteur d’activité dans lequel les étrangers sont en butte à la critique, voire à l’hostilité, des professionnels locaux. S’installer comme transporteur avec l’agrément du ministère des Transports est quasi impossible, sauf si les migrants adoptent la nationalité du pays d’accueil ou si des dispositions spéciales sont prises à leur endroit, comme dans certains pays de la CEDEAO (Sénégal par exemple). Certains chauffeurs ne possèdent pas d’autorisations de travail en bonne et due forme et sont considérés comme concurrents déloyaux des locaux. D’autres peuvent être contrôlés et empêchés de continuer leur trajet, comme ces chauffeurs maliens accusés de concurrencer les bus et taxis mauritaniens et contraints de s’arrêter à la frontière de Mauritanie avec leurs passagers[9] . Si une crise survient dans le transport ou si des difficultés politiques apparaissent, les migrants insérés dans le secteur sont, avec les commerçants, parmi les populations les plus visibles et donc les plus vulnérables. Ils deviennent de faciles boucs émissaires pour les pouvoirs en place qui les désignent à la vindicte générale. Ce fut le cas, au début de la décennie 2000, des transporteurs du nord de la Côte-d’Ivoire, assimilés à des étrangers, en l’occurrence des Burkinabés, lorsqu’a été mise de l’avant la politique de « l’Ivoirité » destinée à favoriser les entrepreneurs de souche ivoirienne. En définitive, ce n’est pas tant le transport local qui est interdit aux migrants que le fait même de progresser et d’envisager le développement d’une activité rémunératrice, susceptible de concurrencer les acteurs nationaux (même si ceux-ci ne l’investissent pas).

Les villes frontières : des lieux de surveillance ou d’intégration des migrants ?

Bennafla (1999) a montré que les marges des territoires étatiques, malgré les tendances centrifuges, continuaient d’être organisées de la capitale, y compris certains commerces transfrontaliers. Les infrastructures de transport y conduisant jouent un rôle clé dans l’intégration des marges au centre et aussi dans la démultiplication des possibilités de trafics aux frontières. Les villes frontalières constituent des espaces sensibles où se concentrent les populations migrantes, attirées par les possibilités de commerce le long de la frontière ou de passage dans le pays voisin. On trouve ces concentrations dans les lieux typiques des frontières internationales, ponts, bacs, etc., mais aussi dans les lieux en amont, sur les routes migratoires, comme les gares routières (à Agadez par exemple). Ces espaces frontaliers de transit, de commerce, de business, adossés à la limite physique et psychologique que représente la frontière, sont placés sous haute surveillance. Les populations migrantes sont sujettes à contrôles, surtout si la frontière sépare un pays pauvre d’un pays riche.

Cependant, les lieux de passage des frontières se recomposent sous l’effet de la présence des populations migrantes, même « clandestines » (Choplin et Lombard, 2008). Celles-ci deviennent main d’oeuvre bon marché pour les employeurs, pour les transporteurs, pour les entrepreneurs de bâtiment et de travaux publics : souvent, ils sont manoeuvres, journaliers, tâcherons, parfois ils trafiquent. Ces populations participent en fait à la vie de la cité, par les emplois qu’elles occupent ou par les investissements qu’elles réalisent dans des activités telles que le transport urbain ou le commerce, à Nouakchott (figure 2) ou à Cotonou au Bénin (Bredeloup, 2005). À Nouadhibou, sur environ 100 000 habitants, 20 000 personnes seraient d’origine étrangère. Le centre-ville est particulièrement investi par les migrants ghanéens, gambiens, maliens, sénégalais ou ivoiriens. Ces personnes sont actives et travaillent dans différents commerces qui se succèdent tout le long de la rue principale : ventes de prêt-à-porter, tailleurs, cordonniers, restaurateurs, etc. On les trouve aussi dans le transport, au port de pêche et sur la plage, dans le traitement ou le commerce de poisson.

Figure 2

La gargote des taximen maliens de Nouakchott

La gargote des taximen maliens de Nouakchott
Source: A. Choplin, Université de Paris Est – Marne la Vallée

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Par la présence de populations de passage ou en voie d’installation, ces lieux clés des parcours migratoires connaissent de puissants processus d’intégration culturelle et d’hybridation (Dear et Burridge, 2005). Se côtoient différentes cultures politiques ou religieuses (ces Églises évangéliques anglophones situées au coeur de la ville musulmane de Nouadhibou), différentes langues dans les taxis (français, anglais, espagnol, russe, chinois, wolof, arabe, hassaniyya[10] ), différentes façons de se restaurer (ces Mauritaniens qui, chaque midi, viennent commander un plat sénégalais à la gargote Trois Étoiles ou ces Ghanéens achetant des oranges au commerçant marocain venu du Souss), différentes musiques et loisirs (Youssou Ndour à côté du snooker à la mode anglaise), etc.

Pour autant, la proximité des uns et des autres ne signifie pas automatiquement dialogue et compréhension mutuelle des cultures, loin s’en faut. Ces villes cosmopolites sont aussi des lieux de méfiance, d’exclusion, de ségrégation, voire de violence, surtout si les migrants sont stigmatisés pour leur comportement ou même pour leur présence. On les exploite et on les relègue dans certains types de logements ou de tâches. Ainsi, dans le transport à Nouadhibou, la hiérarchie sociale et spatiale est bien en place. La plupart des « clandos », ces vieilles Renault R4 ou R12 très dégradées, sont conduites par des chauffeurs maliens, guinéens, parfois camerounais. Ceux-ci travaillent sur les lignes les moins rentables, en direction du port de pêche ou du quartier des pêcheurs. Comme les conducteurs, les clients sont des migrants, des gens qui montent au travail au port ou descendent du marché. Tous les chauffeurs ne sont pas considérés à l’identique : les Marocains par exemple, qui pilotent de superbes camions de 10 t, remplis de fruits et attendus chaque semaine à leur arrivée d’Agadir. Ce sont des gens qui passent et repartent rapidement, comme certains migrants subsahariens, mais à la différence de ces derniers, ils ne sont jamais assimilés à des « clandestins »[11] . Et puis, il y a les Mauritaniens : ceux-ci conduisent les taxis Mercedes sur les lignes qui relient les pôles importants d’activités dans la ville. Seuls quelques Sénégalais, considérés comme des « frères » en Mauritanie, s’immiscent dans ce sous-secteur, tout comme on peut les voir dans les camions frigorifiques venant de Saint-Louis ou de Dakar.

En proie à l’ostracisme, le migrant va tout faire pour transformer son parcours, et donc son transport, en opportunité. Même corseté par les pouvoirs ou les organisations sociales en place, en chaque espace, en chaque personne, préexiste un « monde dans le lieu » (Médam, 2002), c’est-à-dire un ailleurs dans l’ici, qui permet au migrant de voir et d’entreprendre le monde autrement que comme les sociétés voudraient qu’il le voie ou l’entreprenne.

Le transport dans les parcours migratoires individuels et collectifs

La migration internationale participe d’un territoire de l’individu devenu transnational, ouvert, évolutif, composé de différents lieux qui forment réseau. Les répercussions sur les systèmes de transport ne peuvent être que multiples et spectaculaires. Elles sont liées aux adaptations des systèmes aux déplacements et à la diffusion de nouvelles pratiques.

Transport et mobilité transnationale : de véritables savoir-faire

Les transports internationaux résultent de la mise en place croissante d’une économie de la circulation transnationale, de l’aller et du retour entre les différents lieux majeurs du territoire individuel et collectif des migrants mais aussi des commerçants. La remarque de Tapia, à propos de la propension des hommes d’affaires turcs à maîtriser, sur l’ensemble du trajet, le voyage Turquie-Europe, est par certains côtés reproductible pour les circulations africaines. Entre deux pays quasi « frères », comme le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire, il y a une certaine continuité territoriale qui s’exerce par le transport et qu’exploitent les transporteurs burkinabés rapatriés au Burkina, qui gardent une activité importante en Côte d’Ivoire par la multiplication des offres de transport à destination des populations migrantes (Bredeloup et Kouaraogo, 2007). De même, les grands transporteurs maliens semblent disposer de cette capacité à opérer sur plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. L’un d’eux, qui vient d’ouvrir une agence en Mauritanie[12] , offre un aller-retour quotidien entre Bamako et Nouakchott. Il dispose d’un parc impressionnant de plusieurs dizaines d’autocars et propose, aux migrants notamment, un service de transport de voyageurs en direction des capitales voisines. La famille propriétaire est membre d’un groupe ethnique très présent dans le nord-ouest du Mali et le sud-est de la Mauritanie, dont le savoir-faire, transnational pourrait-on dire, est remarquable. À travers les frontières politiques, cette famille bénéficie de réseaux qui s’étendent sur plusieurs pays et lui permettent de développer des activités de transport sur de grandes distances, en entretenant des relations avec chacun des pouvoirs politiques, en bénéficiant de l’apport des proches installés dans les pays voisins, de services sur la route, de facilités aux frontières, d’un minimum de clientèle, etc. Ce que Péraldi souligne à propos du commerce à la valise ou trabendo, développé entre les deux rives de la Méditerranée, peut être étendu au monde du transport. Il parle « […] du non ajustement des frontières ethniques et des frontières politiques, [les premières ayant] activé les réseaux de liens qui permettaient de les franchir, [les secondes] en perpétuant les anciens réseaux commerciaux issus de l’économie des bazars et des souks qui articulaient ordres nomades et sédentaires » (2007 : 93).

Cette organisation spatiale, bien plus que le produit d’une réactivation de fonctionnements anciens, est d’abord le signe d’une adaptation des populations et des professionnels aux enjeux contemporains de la circulation en Afrique de l’Ouest. Pliez (2006), en parlant des circulations entre Sahel et Maghreb, insiste sur le fait que ces dernières ne sont pas le prolongement d’anciennes routes nomades. Quoi de commun, en effet, entre les convois de camions transportant des cigarettes de contrebande chargées au Nigeria (Grégoire, 1998), et allant à Benghazi par les déserts nigérien et libyen, et les caravanes de dromadaires acheminant du sel entre Agadez et Sebha ? Il peut certes s’agir des mêmes populations qui se sont adaptées aux frontières actuelles et aux problèmes juridiques et politiques existant entre les pays concernés, qui se sont branchées sur des marchés récents comme le passage de migrants entre Agadez et la frontière libyenne ou algérienne (Bensaad, 2003), mais ces convois sont loin de revisiter le Sahara mythique. Ils illustrent au contraire la mondialisation des circulations, y compris au coeur du Sahara, le rôle prépondérant qu’y jouent les systèmes de transport et, surtout, la capacité d’aucuns à se saisir de certains marchés.

L’absence, sur les routes d’Afrique de l’Ouest, des transporteurs sénégalais mourides, pourtant dominateurs dans les transports intérieurs du Sénégal (Lombard et Seck, 2008), confirme a contrario que la propension à investir certains créneaux n’est pas donnée à tous. En Mauritanie, par exemple, la présence d’une population sénégalaise, même en régression (Tall, 2008), pourrait laisser supposer que les transporteurs de même nationalité s’appuient sur elle pour organiser le transport des migrants entre Dakar ou Saint-Louis et Nouakchott. Or, ce n’est pas le cas : ce sont des Mauritaniens, parfois même des Maliens, qui occupent ce marché. L’histoire politique et économique de chaque pays explique les différences entre professionnels, le contexte étant pour les uns porteur et pour les autres contraignant. Les Sénégalais sont ainsi historiquement tournés vers le marché intérieur et sont moins disposés à travailler à l’international (à la différence des Maliens, enclavés dans leur pays et pourtant tournés vers l’extérieur). La rupture de charge à la frontière mauritanienne ou l’absence de pont sur le fleuve Sénégal ou vers la Gambie ont contribué à entraver les velléités des transporteurs sénégalais en direction de Nouakchott ou de Banjul. Et, côté Mali, la concurrence du train entre Dakar et Bamako a indiscutablement gêné le développement du transport routier de voyageurs pendant plusieurs décennies. Aujourd’hui, alors que les ressortissants du Sénégal migrent dans chacun des pays voisins, les transporteurs sénégalais ont des difficultés à se saisir des marchés de la circulation que la diaspora génère.

Là-bas ou comment s’implanter dans le transport à l’étranger

La capacité à investir le transport et le créneau des circulations africaines de personnes s’observe parmi les migrants en déplacement, notamment chez ceux présents dans le pays où ils transitent ou s’installent. En raison de la prépondérance en Afrique de l’Ouest d’activités économiques informelles, il est relativement aisé pour un migrant de s’insérer dans le secteur du transport d’un autre pays. Selon Péraldi (2007), il n’y a pas d’un côté les migrants commerçants de l’informel, qui seraient situés hors de l’État, et de l’autre les entreprises formelles. De la même façon, il n’y a pas de transporteurs migrants formels et d’autres informels. Tous s’inscrivent dans un processus général de privatisation de l’économie dans lequel chacun a sa chance et trouve sa place. La Mauritanie est l’exemple type d’État-nation dans lequel les migrants trouvent massivement à s’embaucher. Les Sénégalais, les Guinéens et les Maliens sont très nombreux dans le transport urbain, un secteur porté par les importations de voitures et tiré par la demande croissante de déplacements.

Durant leur séjour à l’étranger, les migrants développent des activités dans lesquelles les réseaux sociaux ont pris de l’importance. Il y a plus de 20 ans, Tarrius (1985) parlait de transport « autoproduit » par les migrants maghrébins pour les Maghrébins installés dans le sud de la France. À Paris, certains ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal, munis d’une automobile, proposent aussi un service de taxi à leurs compatriotes (Timera, 1994). En Afrique de l’Ouest, les Guinéens constituent un autre exemple de réseau professionnel développé à l’étranger dans le transport : dans la capitale sénégalaise (Lefebvre, 2003), 5 % d’entre eux travaillent comme chauffeur de taxi urbain. Après un certain temps passé à conduire (de six mois à un ou deux ans), ces migrants retournent chez eux et libèrent la place pour un parent.

Se met en place une économie du transport constamment réactualisée par l’arrivée et le départ des migrants. Elle est sous-tendue par l’existence d’une multitude de personnes qui y prennent part, elles-mêmes parfois migrantes, et qui se croisent sur la route ou dans d’autres lieux de transport. On trouve des transporteurs privés, des autocaristes, des mécaniciens, des vendeurs de pièces détachées (comme les Nigérians au Sénégal), des restaurateurs et autres hôteliers, des agences de voyage spécialisées dans la migration internationale, telles que Mboup Voyages au Sénégal, qui dépend du « groupe » Mboup, un des principaux transporteurs urbains de Dakar.

Le retour au pays, ou les migrations internationales transforment-elles le transport local ?

Enoncée telle quelle, la question de savoir si la migration internationale a une quelconque influence sur l’offre de transport dans les pays africains n’a aucun sens. En effet, les systèmes de transport sont attachés physiquement à un espace, par le fait même qu’un taxi ou un camion roule sur une route, dans un pays ou dans une ville. L’offre est fonction des conditions locales de production, parmi lesquelles la réglementation, les relations politiques et syndicales, la concurrence, le marché, sont prépondérants. Cependant, l’offre locale peut être aussi envisagée comme le produit d’une vaste organisation transnationale dont les premiers éléments se trouvent en Europe notamment, chez les concessionnaires, dans les « casses » de véhicules, mais aussi dans les places marchandes telles qu’Anvers ou Bruxelles, où les véhicules sont retravaillés, améliorés, complétés, voire maquillés. Tout un réseau d’intervenants est présent, étirés sur plusieurs pays, anciens migrants ou migrants actuels, commerçants à la valise qui vont et viennent entre les points du réseau. Même si, à l’arrivée dans le pays de destination des véhicules, leur présence n’a pas bouleversé l’offre, notamment avec les lois d’importation devenues plus restrictives, en amont, le véhicule de transport est passé de main en main au sein d’un réseau, composé en partie de migrants. En outre, support de transport y compris en étant espace de stockage d’autres produits pendant l’acheminement, il est aussi objet d’un transport puisqu’il est acheminé par la route, par la mer, au sein d’un réseau, de son lieu d’extinction de sa première vie vers son lieu de renaissance, via des lieux intermédiaires qui contribuent à sa résurrection. Transport et migration sont alors doublement liés, par le fait même qu’un véhicule de transport aura circulé dans un réseau de migrants via différents moyens de transport, et par le fait aussi qu’il sera lui-même un des moyens d’investissement de certains migrants dans leur pays d’origine. À la fois objet et sujet de la relation entre transport et migration, ce matériel devient prolongement de soi pour le migrant.

Revenu dans son pays d’origine, avec ou sans matériel de transport, tout migrant ne devient pas entrepreneur. Selon Tapia, dans le cas turc déjà évoqué, les transporteurs nés de l’immigration ne peuvent concurrencer les exploitants privés expérimentés et performants. En Afrique de l’Ouest, il n’est pas aisé pour un migrant de s’installer transporteur. Si le trabendo touche beaucoup de monde dans les classes moyennes, dans le transport il n’y a pas d’équivalent. L’expérience acquise dans le secteur s’avère capitale pour investir le créneau. Chez les migrants maliens rentrés dans la région de Kayes au début des années 2000 et ayant investi dans le transport (Ndione et Lombard, 2004), ceux qui ont réussi maîtrisaient parfaitement les rapports sociaux, syndicaux et politiques du « milieu » local du transport ; ils connaissaient la mécanique et appréhendaient correctement le marché. Souvent, ils exerçaient la profession de chauffeur ou de transporteur avant de partir en migration. À l’inverse, pour ceux qui ont échoué, l’absence de compétences dans le transport, qu’ils devaient acquérir sur le tas et dans la précipitation, les a rendus vulnérables. Ayant acheté cher un véhicule parfois en mauvais état, beaucoup ont dilapidé en réparations le capital dont ils disposaient au départ et, dépités, ont revendu leur taxi après quelques mois. Certains ont même été embauchés par des concurrents revenus comme eux de migration. L’exemple des transporteurs burkinabés rentrés de Côte-d’Ivoire confirme le poids de l’expérience, tout comme celui des migrants dahoméens[13] de retour de Côte-d’Ivoire qui, propriétaires de leurs mototaxis qu’ils exploitaient en migration, les ont réutilisés dès 1963 à Cotonou ou à Porto Novo, faisant ainsi évoluer l’offre de transport urbain (Agossou, 2004).

La réponse à la question de l’apport des migrants au secteur du transport dépend in fine des politiques mises en place par les gouvernements des pays de départ. Cadre juridique adapté, facilités de rapatriement d’argent ou de marchandises (véhicules), contexte politique et économique stable, soutien social et parfois psychologique (notamment pour des migrants expulsés ou réfugiés et revenus en catastrophe) sont nécessaires. La suspicion reste de mise à l’encontre des migrants transporteurs et nombreux sont les décideurs, les fonctionnaires, qui rechignent à leur reconnaître un quelconque rôle dans les processus d’innovation des systèmes de transport nationaux. En 2001, un haut fonctionnaire sénégalais du ministère des Transports déclarait, non sans laisser poindre quelque espoir : « Ces projets d’investissements doivent apporter un plus dans le transport, par exemple améliorer l’offre, le service, par une professionnalisation de la gestion (motivation des chauffeurs, couverture sociale), de l’entretien, etc. Sinon ils ne font que gonfler l’offre et développer l’informel : ce n’est pas la peine »[14]

Conclusion

Transport et migrations internationales : les termes de l’équation changent

La présentation que nous venons de faire des liens entre transport et migration s’inscrit à contre-courant de la vision politico-alarmiste occidentale qui tend à souligner les risques d’invasion du Nord par le Sud, et donc la nécessité, voire l’obligation, de renforcer les contrôles sur les modes et les moyens de transport. Notre travail apporte au contraire de nouveaux éclairages sur la migration contemporaine en Afrique et sur le rôle qu’y joue le transport. Il y a là des migrants, des individus et des biens, des informations et des capitaux qui circulent intensément, comme partout ailleurs en ce monde mondialisé, la motorisation des moyens de transport ayant augmenté les distances et les fréquences de déplacements.

Force est de reconnaître l’intrication des deux éléments de l’équation et la nécessaire souplesse qu’il convient d’adopter dans l’approche. La migration internationale demande à ce qu’on adapte les façons de penser la mobilité et les déplacements. Ainsi en Afrique, le commerce est associé à la migration, les pèlerinages motivent de nombreux déplacements qui peuvent durer, les allers-retours de migrants entre pays se multiplient et passent, dans les pays d’accueil ou de transit, par l’adoption de facilités pour les voyageurs. Et plus le transport favorise les migrations, plus celles-ci modifient son rôle dans la mobilité internationale et influent sur son fonctionnement au quotidien. Nos exemples pris en Afrique, notamment dans les villes, sont à cet égard très éclairants.

La question de la place des populations migrantes au sein d’États constitués et de l’avenir des circulations internationales dans des espaces bornés est donc posée. Le monde accepte-t-il que les individus soient en même temps d’un pays et d’un autre et qu’ils puissent se mouvoir librement entre les deux, si éloignés soient ces pays l’un de l’autre ? Les migrants internationaux, en dépit des tracasseries et traumatismes qu’ils subissent, rappellent par leur mobilité un fondement élémentaire de l’existence humaine : la liberté pour chaque individu de se déplacer dans l’espace, quand et par les moyens qu’il souhaite, au travers de frontières devenues un peu moins hermétiques. Revendiquer haut et fort ce droit fondamental permettrait de lever les doutes sur la résolution de l’équation liant migration internationale et transport.