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Les dix-neuf intervenants au colloque consacré par l’Université de Montréal, en 1999, aux « Temps du paysage » ont en commun leur forte participation à de multiples interventions sur le terrain. On ne s’étonnera donc ni du caractère concret, ni de la cohérence et de la convergence de leurs propos, mais peut-être certains lecteurs s’étonneront-ils du choix paradoxal du temps comme fil conducteur autour d’un thème centré sur l’espace. Convenons donc, d’entrée de jeu, que l’espace est le produit de temps ou, plus précisément, de l’action de l’homme dans le temps. Et c’est bien le temps, passé, présent et futur qui est au centre des questions que se posent les paysagistes.

Certes, le passé, celui que nous ont légué des paysagistes comme Capacity Brown ou le marquis de Girardin, est riche d’enseignements. Mais dès lors qu’il s’agit de définir et de gérer les paysages d’intérêt patrimonial, la logique de sauvegarde glisse de façon presque inéluctable vers le risque de fossilisation paysagère. Aussi bien la prise en compte de ce risque et la recherche d’un positionnement harmonieux entre le legs du passé et la dynamique du présent reviennent-elles comme un leit-motiv dans la totalité des communications. Il suffit, parfois, d’un changement minime, de ce que Bernard Lassus appelle un inflexus, pour échapper à ce risque, mais dans une autre logique, le paysagiste peut opérer un heureux détournement d’une structure obsolète. Tel est le cas de cette voie ferrée des Laurentides, désaffectée, abandonnée, puis transformée en parcours environnemental.

Les interventions sur les paysages contemporains portent le plus souvent sur ce que François Tremblay et Michel Gariépy appellent le « ménagement paysager » ou ensemble des pratiques et artifices qui visent tantôt à la mise en valeur, tantôt au camouflage d’artefacts allant des majestueuses centrales hydro-électriques à de quelconques bâtiments hideusement fonctionnels, en passant par les entrées de villes. De toute évidence, les paysagistes préfèreraient s’attaquer à ce qu’ils appellent les « paysages intentionnels » résultant d’aménagements où la question paysagère a été explicitement posée. Pourtant, même dans les configurations les plus favorables, ils ne maîtrisent pas totalement leurs créations. Ils travaillent sur un espace donné, mais le paysage proprement dit, c’est-à-dire la représentation qu’en a l’observateur, échappe à toute logique : le paysagiste propose et l’usager imagine ou rêve.

Le paysagiste, pour peu qu’il puisse donner le meilleur de lui-même, travaillerait donc à déceler et à valoriser, dans un espace donné, les éléments qui constituent potentiellement un « capital-paysage d’intérêt patrimonial » (Beaudet et Domon). Il lui arrive, sur cette base, de rêver lui aussi et de se laisser aller à des propositions que l’on pourra qualifier de prophétiques ou d’utopiques selon qu’elles seront comprises ou non par le commanditaire : succès dans le cas du « Jardin des retours » de Rochefort-sur-Mer, qui reprend la tradition des jardins d’acclimatation et s’offre à des manifestations de prestige comme la parade des vieux gréements; échec dans le cas des « Jardins de l’antérieur » qui voulaient ancrer la ville nouvelle de l’Île-d’Abeau (proche de Lyon) dans la tradition reconstruite à partir de multiples lieux-dits aux consonances évocatrices. Il arrive également que le paysagiste passe du rêve au cauchemar, comme Yves Luginbühl passant de l’Andalousie traditionnelle à l’analyse des petites plaines côtières défigurées par l’agriculture minière (primeurs sous plastiques) et menacées à terme par l’affaissement et la salinisation de leurs nappes phréatiques, l’ensemble de ces caractéristiques mettant en évidence le hiatus entre le temps naturel d’une nature fragile et le temps social uniquement soucieux d’une rentabilité immédiate.

Au terme des multiples expériences ainsi partagées, quelques lignes de force peuvent être dégagées : la nécessité de nouer une relation étroite entre le maître d’oeuvre, ses commanditaires et les usagers; l’impossibilité d’établir des règles d’action généralisables, chaque chantier constituant un cas d’espèce; les limites et même le danger des réglementations strictes; l’existence dans le goût du public de constantes qui renvoient aux valeurs archétypales. À la fin de leur introduction, les éditeurs de ces actes enrichissants font valoir, dans une proposition paradoxale, que « le paysage est à la fois continuité et rupture, réminiscence et oubli, héritage et projection ». On ne peut que souscrire à ce propos à la fois dérangeant et stimulant.