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Les frontières font débat en Europe : frontières extérieures de l’Union, frontières entre pays, parfois même frontières à l’intérieur de certains pays. Avec la mondialisation et l’avènement du marché unifié dans le cadre de l’Union européenne, les frontières internes de l’Europe sont en pleine mutation. Dans ce cadre européen et mondial, plusieurs auteurs ont défendu l’idée de la disparition de l’importance des territoires et des frontières. Les discours sur les frontières abondent, soit pour en décrier l’archaïsme général, ou en demander de plus efficaces, ou encore sur les frontières pertinentes à instaurer, voire sur la dialectique entre élaboration de coopérations transfrontalières et besoin de barrières à renforcer sur les bordures externes.

La littérature sur les frontières s’enrichit de plusieurs ouvrages depuis quelques années, témoignage de l’intérêt porté à cette problématique par des géographes, des juristes, des sociologues ou des politologues. Depuis le début du processus de construction européenne, mentionnons Géographie des frontières (1974) de Paul Guichonnet et Claude Raffestin, et également en français Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (1986 et 1991), LObsession des frontières (2007) de Michel Foucher, Le géographe et les frontières (1997) sous la direction de Jean-Pierre Renard, La frontière des origines à nos jours (1998) de Maïté Lafourcade, et Ville et frontières (2002) de Bernard Reitel et al. La littérature anglo-saxonne rassemble aussi de très nombreux titres, dont les travaux de JRV Prescott et David Newman.

Avec l’entrée en vigueur du marché unifié et de l’Espace Schengen, la plupart des frontières internes de l’Union européenne sont désormais ouvertes aux flux de personnes, de capitaux et de marchandises. Sont-elles pour autant comme on peut le lire ou l’entendre ici ou là, archaïques, dépassées, voire effacées ? Le parti pris de cet ouvrage collectif qui rassemble des contributions issues d’un colloque organisé à Grenoble par l’UMR Pacte-territoires et l’Institut de géographie alpine, est de montrer que les frontières politiques internes de l’Europe et les espaces frontaliers qui les jouxtent sont, au contraire, au coeur de dynamiques territoriales complexes qui ne peuvent être résumées par des affirmations caricaturales. Les frontières sont certes déplacées, resignifiées, virtualisées mais elles continuent à marquer et à participer pleinement à des processus de construction territoriale novateurs. Ainsi, les espaces transfrontaliers émergents peuvent être considérés comme de véritables laboratoires, où l’on verrait apparaître de nouveaux rapports au territoire, ce dernier étant considéré dans sa dimension culturelle, sociale, anthropologique et pas simplement dans son acception politique.

Pour les auteurs de ce livre, plutôt que de vivre l’après des frontières politiques, soit une nouvelle époque qui verrait l’abolition des frontières, antienne simpliste des médias peu informés, nous sommes en réalité face à un gigantesque chantier territorial. Des dynamiques fines et complexes se mettent en place à différents niveaux, bousculant des espaces transfrontaliers, questionnant les identités locales et nationales, établissant de nouveaux types de relations à travers des frontières qui demeurent mais voient leur vocation changer. En ce sens, ce recueil, issu d’un colloque tenu en 2004, n’est pas novateur, mais se propose de rassembler des textes qui approfondissent la réflexion sur cette dynamique en cours.

Cet ouvrage examine ces processus de recomposition frontalière et de construction transfrontalière. Les diverses contributions analysent les acteurs de ces espaces, les définitions identitaires ainsi que les mobilités qui les fondent. Elles révèlent que les frontières internes de l’Europe sont aujourd’hui des laboratoires où se redéfinissent les fondements des relations entre acteurs, les identités et les différences.

Quelques remarques de détail tout d’abord. On s’étonnera, dans l’introduction, d’apprendre que l’avènement de la représentation westphalienne du territoire, après 1648, s’est accompagné de l’essor de l’État-nation : c’est plus tard que le concept moderne de nation, dans le cadre des territoires étatiques unifiés grâce à cette nouvelle représentation, a pu prendre son essor et aboutir à l’idée d’État-nation. On se surprend aussi à lire certains auteurs enfoncer des portes ouvertes, expliquant que les frontières n’apparaissent « ni immuables ni impénétrables (p. 23), reflétant en cela une représentation très particulière et récente de la frontière comme enveloppe définitive et étanche de la nation et de sa traduction politique, l’État-nation. On lit que (p. 40) « la frontière linéaire (…) interrompt aussi une logique spatiale. La zone qu’elle a divisée (…) s’est ajustée au découpage géopolitique (…) » : cela fait longtemps que l’on sait que la frontière est précisément un objet géographique parce qu’au-delà de son tracé, elle imprime sa marque dans le paysage, dans les activités humaines, dans leurs déplacements, leurs représentations… Mais ces quelques imprécisions ne limitent en rien la portée scientifique des textes rassemblés.

Les différentes contributions de cet ouvrage sont regroupées en trois parties qui abordent l’émergence de ces territoires transfrontaliers sous différentes facettes.

La première partie explore les formes de constructions institutionnelles transfrontalières, en insistant notamment sur le rôle des acteurs de la coopération transfrontalière. Ceux-ci sont souvent très nombreux et appartiennent à différents niveaux d’intervention (local, régional, national, européen), contribuant à produire une offre potentielle importante voire pléthorique en matière d’institutions transfrontalières. Pour Cédric Dupont, Denis Knubel et Ellen Wiegandt, cela risque d’aboutir, dans le cas de la Suisse, à l’affaiblissement de ses institutions, qui restent souvent en décalage avec une demande faible, peu alimentée par le tissu social ou par une identité régionale suffisamment robuste. De leur côté, Fabienne Leloup et Laurence Moyart montrent, à propos de l’exemple de la coopération universitaire et culturelle entre le Hainaut belge et français, comment on peut tenter, malgré les difficultés, de créer de nouvelles formes de gouvernance territoriale transfrontalière fondée sur l’élaboration d’un projet commun. On aurait pu citer l’exemple de la conurbation Bayonne-San Sebastian à ce propos.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse aux processus de construction identitaire en contexte transfrontalier. Hélène VelascoGraciet explique que ce que l’on désigne souvent comme la complexité territoriale actuelle, traduit en fait une plus grande fluidité du territoire. Celle-ci tend, notamment en contexte frontalier, à remplacer des appartenances sociospatiales exclusives, bornées et normées par les frontières étatiques, par des appartenances plus multiples et surtout plus mouvantes, qui permettent de voir se dessiner des espaces de travail, linguistiques ou festifs par exemple, où la frontière n’est plus. Les deux contributions de Juliet J. Fall et d’Olivier Charlot s’intéressent quant à elles aux différents enjeux liés à la présence d’espaces naturels frontaliers, en matière de gestion coopérative transfrontalière, et donc de représentations dans le premier cas, et en matière de gestion de la mémoire de la frontière interallemande dans le second cas.

C’est le franchissement de la frontière qui constitue le fil directeur de la troisième et dernière partie. La notion de franchissement est ici abordée à différentes échelles (urbaine, régionale, nationale), de façon concrète (les mouvements qui traversent la frontière) ou plus symbolique (la manière de mobiliser la frontière comme ressource de politiques urbaines). Ainsi, Elisabeth Dury s’intéresse aux reconfigurations des mobilités quotidiennes berlinoises après la chute du mur. Bernard Reitel, à travers une étude comparative des agglomérations transfrontalières de Bâle et de Strasbourg, s’interroge sur les stratégies mises en place dans les politiques urbaines et sur la manière dont elles intègrent, exploitent ou butent sur la frontière.

À travers ses différentes contributions, théoriques ou plus monographiques, cet ouvrage nous montre les espaces transfrontaliers comme de véritables laboratoires où les catégories et les normes ont tendance à se brouiller mais d’où émergent progressivement, dans une tension permanente, de nouvelles formes de gouvernance, de nouveaux référents identitaires ou de nouveaux cadres territoriaux. Il apporte donc une contribution intéressante à la réflexion actuelle sur les mutations de l’objet spatial frontière et sur ses implications. La diversité des approches méthodologiques des auteurs (analyses statistiques ou cartographiques, analyse de discours) ainsi que leur origine variée (géographie, économie, politique, géopolitique, anthropologie) contribuent à l’enrichissement de l’ouvrage, même si l’on peut regretter que la discipline des auteurs ne soit pas systématiquement précisée pour chaque contribution. L’originalité de l’ouvrage réside également dans le choix des thématiques : les ONG, les espaces naturels et leur perception, les langues, la nuptialité, les politiques urbaines sont autant de thématiques ou d’indicateurs qui permettent d’apporter un éclairage inédit sur le fait transfrontalier.

On peut cependant lui reprocher que, outre la présence d’une introduction générale, constituant un cadre théorique nécessaire, il n’y ait pas d’introduction ou de conclusion pour chacune des parties ou encore de conclusion générale. L’ouvrage tombe ainsi dans le piège de tant d’ouvrages collectifs, qui se présentent un peu trop comme un collage, un assemblage parfois inégal et disparate de textes rédigés par des auteurs sans concertation, et sans réel travail de structuration de la part des maîtres d’oeuvre. Cela aurait peut-être permis de donner un peu plus de liant à l’ouvrage, tout en soulignant l’intérêt de chaque partie et la portée scientifique de chaque chapitre comme de l’ensemble.