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Avant d’offrir des expériences, le tourisme consistait surtout en l’organisation de la mobilité de loisirs, dans un monde alors marqué par le conformisme et la sédentarité. Avant d’être une industrie mondialisée et mondialisante, forte et conjoncturellement vulnérable, le tourisme consistait en la production d’espaces, de territoires privilégiés et en l’organisation d’itinéraires, de « tours ». C’est dans cette perspective de géographie historique appliquée aux régions du Québec que s’inscrit l’ouvrage de Serge Gagnon. Il s’agit d’un plaidoyer, passionné et passionnant, pour la reconnaissance des étapes et de l’évolution du développement touristique de certains territoires régionaux du Québec.

Robert Prévost[1] avait reconstitué l’historique du tourisme au Québec. Plusieurs géographes[2] s’étaient penchés sur les espaces touristiques québécois. La spécificité de L’échiquier touristique québécois est d’abord de s’appuyer sur nombre d’études, tant classiques que contemporaines, pour dégager une approche interdisciplinaire et une « modélisation » géographique de phénomènes touristiques ayant eu cours au Québec. Car, dans la perspective de la géographie structurale du tourisme, la problématique régionale prend toute son importance pour la différenciation de l’organisation spatiale de la villégiature et du tourisme ainsi que pour la mobilisation des potentiels d’attractivité.

Le volume constitue un énorme travail de synthèse quant aux trois objets qu’il privilégie : d’abord, l’attractivité, évoquée ci-dessus, de certains territoires régionaux; ensuite, les « programmes » établis par les acteurs successivement dominants (bourgeoisie, clergé, État) ainsi qu’accessoirement les produits touristiques proposés, et enfin, les itinéraires, les « tours ». La partie empirique traitant ces trois objets constitue environ les deux tiers de l’ouvrage. D’entrée de jeu Gagnon pose le tourisme et la villégiature au Québec à l’orée du XIXe siècle comme appartenant à une catégorisation nord-américaine, à une « Tourism Belt » composée entre autres tant de Saratoga Springs et de Mount Desert Island que de Sainte-Agathe-des-Monts, de Kamouraska et de Murray Bay (Pointe-au-Pic) (p. 122). Compte tenu de l’importance de cet enjeu, il n’est pas étonnant que l’auteur insiste moins sur la complémentarité des espaces mis en tourisme que sur les rivalités, même intra-régionales, dans la « touristification ». Il présente ainsi Tadoussac comme la tête de pont contrôlant l’accès par voie d’eau aux beautés du fjord du Saguenay et sa mise en tourisme comme l’oeuvre de grands bourgeois canadiens. Cependant, à l’initiative du financier américain Beemer, Roberval devient concurremment une sorte de tête de pont du tourisme au Lac-Saint-Jean, dont la desserte ferroviaire assurait une vue panoramique remarquable. Au chapitre consacré aux grands domaines naturels, aux clubs privés et aux parcs nationaux, il apparaît encore que le Québec fait partie de la sous-catégorisation continentale par l’élaboration de cas exemplaires, dont celui du club Winchester en Mauricie, fruit de l’alliance de Parker, l’Américain, et de Boyer, le Canadien français. Au chapitre suivant, avec l’avènement des trajectoires populaires, des pèlerinages et du tourisme de masse, on se rapproche des tendances contemporaines à la réduction de la durée de séjour et à l’excursionnisme.

La passion qui anime Gagnon et qui inspire son énorme travail s’accompagne parfois d’excès d’ambition, d’imprudence et d’exagération. Ainsi, le titre de l’ouvrage se révèle trop ambitieux, voire prétentieux ou fallacieux. Ce ne sont en effet ni tous les pions ni tous les territoires du tourisme québécois qui évoluent sur le prétendu échiquier de l’auteur. La région métropolitaine de Montréal en est d’ailleurs particulièrement absente, malgré sa notoriété, son rôle historique, l’importance de ses événements majeurs et de son parc hôtelier et le prestige dont jouissaient nombre de ses visiteurs. La région de Québec n’apparaît de même que par la mention occasionnelle de certains de ses attraits les plus connus. Au chapitre des emportements de l’auteur, il faut souligner la toute première phrase du volume, un bijou du genre : « En ce début du XXIe siècle, le tourisme est considéré comme l’une des activités les plus lucratives qui soient ». Le qualificatif aurait dû être choisi plus rigoureusement. Car outre la vulnérabilité qu’il démontre conjoncturellement, le tourisme est affligé structurellement de problématiques qui en tempèrent la rentabilité. La saisonnalité et la forte concurrence propre aux services en constituent des exemples éloquents. Ceci étant, le tourisme demeure un secteur globalement en progression et généralement avantageux pour le niveau de vie et la qualité de vie des populations réceptives. Évoquer la dimension lucrative est un choix d’autant plus douteux que l’auteur évite par ailleurs d’aborder les « marchés » touristiques pour recourir au terme « position », plus conforme aux exigences de son modèle d’interprétation. Ainsi, Kamouraska autrefois, comme Tremblant aujourd’hui, font partie du réseau des stations très « people », très sélectes, où ont cours les prix des marchés métropolitains. Selon Serge Gagnon, elles seraient « en position » urbaine. Au chapitre des affirmations polémiques de l’auteur, citons aussi : « À cette époque (1905-1935), les valeurs identitaires canadiennes se reconnaissaient à la bravoure et au courage des acteurs qui fréquentaient les marges de l’écoumène : colons défricheurs ou coureurs des bois » (p. 184). En fait, dès 1901, le taux d’urbanisation s’établissait à environ 36 % au Québec et, simultanément à l’exode vers les États-Unis, les valeurs de consommation s’intégraient progressivement aux valeurs de référence.

Le modèle de l’auteur semble impuissant à interpréter le tourisme post-moderne d’aujourd’hui, caractérisé par des contenus (produits) spécialisés exprimés dans des aires relativement indifférenciées du tourisme et de la villégiature. Pourtant, en multipliant les structures, sectorielles, territoriales, en décentralisant les responsabilités, en valorisant et en multipliant les événements autant que les équipements, par capillarité, les espaces régionaux renouvellent leur attractivité et obtiennent aujourd’hui encore un succès de fréquentation touristique digne de mention.