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Introduction

Les études relatives à la trajectoire d’un espace délimité sous forme de destination touristique sont assez nombreuses (Vlès, 2015 ; Brouder et al., 2017 ; et voir notamment Condevaux et al., 2016 pour une revue de la littérature à ce sujet). Dans la majorité d’entre elles, les auteurs sont préoccupés du changement, de l’évolution ou de la transformation de cette offre territoriale, mais rarement des motifs de sa permanence et de sa stabilité. Avec cet article, nous souhaitons apporter une contribution au sujet à partir du cas d’Abondance dans les Alpes françaises du Nord.

Ce village d’Abondance (figure 1), historiquement connu pour sa production agricole fromagère, est aussi une petite station de sports d’hiver depuis le début des années 1960. Cette forme de développement accuse cependant des difficultés croissantes au cours des années 1990, de sorte qu’au printemps 2007, la municipalité décide la fermeture définitive du domaine skiable. Les remontées mécaniques sont abandonnées à la faveur d’un projet de reconversion en destination de tourisme culturel à partir du patrimoine gothique de la commune. Mais cette « nouvelle donne » suscite localement un vif rejet et, à la suite de multiples retournements de situation, les remontées mécaniques sont remises en état, tandis que les projets de tourisme culturel sont délaissés. Presque 10 ans après cette fin annoncée par les experts (Dianeige, 2003 ; Rolland, 2006), médiatisée par la presse (Boinet, 2007 ; Boinel et Wiggen, 2007 ; La voie du Nord, 2007), et surtout admise par des auteurs universitaires qui étaient allés jusqu’à mobiliser ce cas d’étude pour cas d’école des domaines skiables à l’état de friche touristique (Bensahel, 2008 ; Gauchon, 2010), la petite commune des Alpes du Nord reste attachée à l’économie des sports d’hiver et constitue toujours une des stations-village les plus emblématiques et les plus actives de cette partie de la Haute-Savoie située entre le lac Léman et le massif du Mont-Blanc.

Après avoir démontré l’évolution de la station au cours des années 1980-2015 et détaillé la situation présente, cette étude traite du système d’acteurs en présence et des enjeux de leurs discours, dans l’idée de comprendre cette non-reconversion et la continuité des activités de sports d’hiver en dépit des commentaires et des analyses.

Sur un plan théorique, nous adoptons une démarche hypothético-inductive. Nous partons du terrain pour reconstruire les argumentations multiples, les représentations subjectives et les stratégies des acteurs. À la suite des travaux de Gumuchian, Grasset, Lajarge et Roux (2003) à propos des acteurs et des territoires (qui se réfèrent notamment à certains acquis de la sociologie des organisations), nous traitons des stratégies en présence dans le devenir de cette localité. Dans cet objectif, il paraît initialement nécessaire de suivre la démarche de Gerbaux et Marcepoil (2006) en distinguant trois sphères d’acteurs : publics, économiques et civils. Toutefois, dans le cas présent, la lecture des sources révèle que le syndicat d’initiative s’oppose à la municipalité et qu’un groupe de citoyens s’engage au côté des commerçants contre la diminution des impôts locaux et la protection de l’environnement. Nous isolerons donc plutôt chacun des acteurs en fonction de ses stratégies spécifiques à la situation ainsi que le proposent Bauer (1997 ; 2008) et Tuppen (2000). Enfin, toujours suivant la démarche de Gumuchian et al. (2003), nous tentons d’articuler cette préoccupation géographique avec une approche des dimensions culturelles, identitaires et sociales de ces logiques territoriales, à partir de certaines recherches menées en sociologie des groupes professionnels, mais surtout à partir de celles menées par Bourdieu (1979 ; 1992) sur les rapports de domination au sein d’un champ et tout à la fois celles de Touraine (2000), qui permettent de comprendre l’historicité des sociétés à partir de l’analyse du mouvement et des forces en jeu.

Sur le plan méthodologique, cette étude de cas repose sur le traitement de sources écrites (43 articles de presse) ; de sources électroniques (l’ensemble du texte et des documents mis en ligne dans le blogue http://abondancedemain.blogspot.com, volume équivalant à 180 pages, et dans le blogue http://enabondance.blogspot.fr/, volume équivalant à 15 pages) ; de sources télévisuelles (5 extraits de journal télévisé, 3 émissions de reportage) et de sources orales (8 entretiens semi-directifs longs, enregistrés et retranscrits). [1] Quatre phases de terrain ont aussi été réalisées sous forme de séjours d’environ une semaine : en 2007 (au moment de la fermeture et tentative de reconversion touristique), en 2009 (durant la période de fermeture), en 2010 (au moment de la réouverture) et en 2014 (en pleine saison de ski). Dans ce cadre, une trentaine d’entretiens plus ou moins brefs ont été enregistrés dans le village. Les personnes ont été sélectionnées en fonction de leur représentativité estimée de l’activité socioéconomique du village : des commerçants, des moniteurs de ski, des agents immobiliers, un chauffeur-livreur, des familles de résidents secondaires, un cadre commercial en assurances, un médecin, des employés de la mairie, deux ouvriers du bâtiment, des ouvriers agricoles et deux propriétaires exploitants agricoles, des résidents à l’année, des animateurs saisonniers, des groupes de jeunes à l’arrêt d’autobus hors saison, deux lycéens de l’établissement privé Sainte-Croix des Neiges et un religieux de l’abbaye d’Abondance.

Une analyse catégorielle thématique simple avec procédure ouverte de catégorisation a été réalisée (Bardin, 2003) sur l’ensemble de ces sources. La grille d’analyse se composait d’indicateurs relatifs aux images, aux référents culturels et identitaires, aux définitions données des situations puis aux explications et justifications argumentaires des attitudes ou des actions, elles-mêmes soigneusement consignées.

Abondance, une petite station-village au sein d’une grande vallée agricole

Le village d’Abondance attire quelques skieurs depuis l’après-guerre et dispose, surtout depuis 1964, d’un domaine skiable situé entre 1000 et 1700 m d’altitude. [2] Sans être reliée mécaniquement aux autres stations, Abondance appartient depuis la fin des années 1960 au domaine skiable international des Portes du Soleil. [3] Avec une télécabine au départ du village et six télésièges ou téléskis, le domaine skiable comporte une quinzaine de pistes et trois zones ludiques. Depuis les années 1980, la station comprend également un vaste domaine nordique, un restaurant d’altitude, une école de ski de l’École du ski français (ESF) et un club de la Fédération française de ski (FFS) comptant 86 licenciés en 2006. Abondance accueille principalement une clientèle familiale, mais se trouve être également le berceau de quelques ambassadeurs du ski : Didier Bouvet, médaille de bronze aux Jeux olympiques d’hiver 1984 ou, actuellement, Yannick et Olivia Bertrand qui évoluent en championnat du monde.

Une économie des sports d’hiver portée par la municipalité

Plusieurs villages se partagent la vallée d’Abondance (figure 1), dont trois sont devenus des stations de sports d’hiver plus ou moins connues : Abondance, Châtel et La Chapelle. [4] Abondance constitue la plus ancienne des trois, mais paradoxalement la plus modeste à ce jour.

Depuis l’installation des premières remontées mécaniques par la municipalité dans le contexte de la ruée vers l’or blanc, au milieu des années 1960, Abondance fait partie des domaines skiables où « la commune fait la station » (Boudières et al., 2004). La station est dirigée depuis son ouverture par une régie municipale et est composée de seulement 3500 lits touristiques. Sur le plan financier, la régie municipale n’a jamais produit un bénéfice important. Toutefois, avec son restaurant d’altitude et ses commerces, l’ensemble du domaine skiable bénéficie jusqu’au milieu des années 1980 de la croissance du taux de départ en vacances à la neige et d’une situation géographique intéressante.

Toutefois, au début des années 1990, l’essoufflement du marché résumé par Bourdeau (2007 : 22) impose la nécessité d’une gestion plus active pour suivre « la course à l’investissement » et « rester dans le peloton » des stations de moyenne montagne gagnantes comme Aillons-Margériaz ou Valloire, situées toutes les deux en Savoie. [5] Or à la même période (1989-1995), la municipalité ne s’engage pas réellement dans une démarche commerciale et un plan marketing dynamique. Le directeur des Portes du Soleil dénonce l’inefficacité du fonctionnement communal : « C’était un management municipal […], la gestion bénévole atteignait ses limites, […] avec des gens qui font ça quand ils ont le temps, ça marchait mal : ils n’avaient qu’un ou deux personnels qualifiés salariés ». [6]

Figure 1

Carte de situation de la vallée française d’Abondance, tout proche de la Suisse

Carte de situation de la vallée française d’Abondance, tout proche de la Suisse
Conception : Martin, Suchet, 2017. Source : 2CVA, 2017

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Indépendamment des reproches couramment exprimés à l’égard des bénévoles au sein des organisations (Chantelat, 2001), il semble que la politique de gestion des ressources humaines ait été directement responsable de la situation. Plus précisément, la régie municipale d’Abondance aurait insuffisamment rémunéré son personnel qualifié, qui basculait rapidement vers les autres stations de la vallée. Au cours des années 1990, la station d’Abondance connaît ainsi un roulement des cadres dirigeants fortement préjudiciable. [7] L’origine de cette politique de rémunération du personnel qualifié repose en fait sur la réticence des responsables élus, proches du milieu associatif bénévole, à s’engager dans une surenchère des salaires comme il en existe en entreprise. Effectivement, augmenter le salaire du chef d’exploitation impose de réduire le nombre de saisonniers de 33 à 27 et d’abaisser leur rémunération. A contrario, la régie municipale préfère garder l’ensemble des employés et ne pas augmenter l’écart entre les salaires. [8] L’inefficacité de la régie municipale d’Abondance doit ainsi se comprendre comme un décalage entre la mentalité des responsables locaux et les exigences du marché neige en 1990, plutôt que comme un manque de disponibilité ou de compétence.

Enfin, dans l’ensemble des entretiens, la fréquence d’expressions comme « laxisme », « ne pas assez s’occuper de… », « ne pas penser que… » démontre qu’au-delà de ces questions de mentalité, un syndrome du Titanic s’est installé autour du domaine skiable d’Abondance. Autrement dit, les personnes avaient plus ou moins conscience des difficultés financières de la régie, mais se reposaient sur la municipalité sans imaginer la possibilité d’une fermeture définitive.

L’avortement du programme de repositionnement 1998 et le refus d’un changement de gestionnaire

Inquiet de la situation du village-station d’Abondance, le groupe des Portes du Soleil, en concertation avec les élus locaux et dans le cadre d’un plan État-région, propose une expertise sur le domaine skiable d’Abondance à la fin des années 1990. Le cabinet MDP basé à Meylan et plusieurs consultants spécialisés en tourisme analysent la situation en détail, puis formalisent un plan de repositionnement sur 10 ans à partir de la saison 1998. À la suite d’une étude approfondie des zones de chalandise pour chacune des trois stations de la vallée, le projet est de faire du village d’Abondance un espace dédié au ski pour enfants, avec la Vache d’Abondance pour mascotte. Les études prévisionnelles annoncent un bénéfice assuré de l’opération et une croissance possible en utilisant ce marché.

Dans un premier temps, le projet se met en place avec l’achat de modules ludiques en mousse et l’installation d’un matériel de jeux pour enfants. Toutefois, ce matériel est rapidement laissé à l’abandon et les responsables de la station d’Abondance ne donnent pas suite au programme marketing et commercial du plan. [9] Sur cette période, les témoignages évoquent un « laisser-faire », un « laxisme des gestionnaires » et plusieurs dépenses abusives. Par exemple, la régie municipale d’Abondance aurait maladroitement salarié l’ensemble du personnel en début de saison lors des années sans neige, tandis que les stations concurrentes attendaient, en effectif réduit, que l’enneigement soit suffisant pour ouvrir. Pour d’autres personnes, interviewées dans un journal étranger, la fin des années 1990 marque aussi la présence d’actes de malveillance. « L’hiver précédent, la caisse journalière de tout le domaine skiable a été volée deux fois après que les responsables aient laissé l’argent dans les petits chalets des téléskis. De cette manière, naturellement, on peut difficilement faire du bénéfice » (Herregodts, 2007).

En 1999, une nouvelle possibilité se présente pour la station d’Abondance. Bruno Gillet, consultant spécialisé en tourisme devenu directeur des Portes du Soleil, propose une restructuration de l’organe gestionnaire des remontées mécaniques. Plutôt que de conserver une régie municipale, il propose de regrouper Abondance avec deux autres stations proches, sous la direction d’une société d’économie mixte. L’objectif consistait à produire une économie d’échelle en évitant de multiplier les postes de gestion financière et comptable. En dépit des avantages de cette formule, la municipalité d’Abondance écarte la proposition.

En premier lieu, cette stratégie municipale s’explique par le jeu des acteurs en place au sein de la régie, qui ont cherché à en retarder la disparition. Mais, d’autre part, c’est la « perte de souveraineté communale » (Gerbaux et Marcelpoil, 2006 : 14) induite par ce transfert de compétences que refusait l’ensemble de la municipalité. Selon la formule du directeur des Portes du soleil, « ils n’ont pas vraiment voulu […] ils avaient l’impression qu’on leur enlevait leur bébé, leur influence ». [10]

Tourisme et production agricole en vallée d’Abondance : concurrence de territoire et divergence de cultures de référence

À la différence de Flaine ou Avoriaz très proches, qui correspondent à des stations délibérément vouées au ski construites en altitude dans le cadre du plan neige [11] suivant une planification intégrée (Guérin et Gumuchian, 1977 ; Knafou, 1978), le village-station d’Abondance constitue un chef-lieu administratif et une zone de production agricole très active. Abondance est en effet surtout le nom d’une race bovine, qui produit le fromage d’Abondance, mais aussi le Reblochon, le Beaufort et l’Emmental de Savoie. Encouragée par une politique agricole volontariste à la fin des années 1970 (Guérin, 1984 : 415-416), la production du fromage d’Abondance est évaluée actuellement à 2800 tonnes par an. Elle regroupe 19 exploitations sur la commune d’Abondance, dont 1300 hectares sont déclarés surface agricole utile (Syndicat interprofessionnel du fromage Abondance, 2016).

Dans ces conditions, plusieurs blogueurs s’accordent à dire que « Abondance n’aurait pas dû être gérée pendant toutes ces années par des " paysans " qui s’en foutent des touristes pour le ski, mais qui sont juste bien contents de leur vendre du fromage ». [12] Plus précisément, comme l’explique Olivier (1997) dans le cas de Saint-Gervais, plusieurs familles locales détiennent un pouvoir important (Gillet, 2015) et leur intérêt ne concerne pas le tourisme sportif en station. L’aménagement du site témoigne de ce rapport de force. Le tracé du domaine skiable a été influencé à plusieurs reprises par les exigences des propriétaires agricoles. Par exemple, en 1997, la nouvelle piste de difficulté n’a pu être tracée sur la face nord en raison du refus des propriétaires terriens de retirer leur clôture pendant l’hiver et, de plus, l’occupation agricole des terres réduit spatialement les possibilités de construction en hébergement touristique.

Si la municipalité communique quelquefois sur « l’empreinte agricole » de la vallée qui s’exprime dans les chalets à deux pans et la tradition des colombes sculptées (Leleu, 2007a ; 2007b), l’agrotourisme semble une possibilité stratégique largement oubliée, un rendez-vous manqué entre ce monde agricole et le secteur du tourisme (à ce sujet, voir plus précisément Suchet, 2009).

La fermeture « définitive » du domaine skiable en faveur d’un tourisme culturel (printemps 2007)

Dans cette situation, et cet état de tension entre le secteur agricole et celui des sports d’hiver, 2007 marque un tournant dans l’histoire du village. En effet, depuis le début des difficultés financières du domaine skiable, la municipalité d’Abondance avait conservé une certaine discrétion quant aux prévisions possibles – la direction des Portes du Soleil, le conseil départemental et l’ensemble des acteurs privilégiant alors le statu quo –, mais le syndicat intercommunal de la vallée d’Abondance, initialement conçu pour traiter les questions d’assainissement, développe en 2001 une prérogative tourisme et s’engage dans une politique plus active à ce sujet. Une situation comparable à d’autres massifs de montagne en France, où l’intercommunalité se positionne à partir de ces années comme un acteur déterminant des destinations touristiques de montagne (Vlès, 2012 ; Perrin-Malterre, 2014). Plus précisément, le Syndicat intercommunal à la carte de la vallée d’Abondance, dirigé par Maurice David-Rojat, recrute en 2005 un chargé de mission à la restructuration des domaines skiables. Il s’agit de Jean-Louis Martinot. Originaire de Lyon, celui-ci est issu d’une formation gestion-économie puis d’une carrière dans les stations de montagne. [13]

L’évaluation qu’il fait des possibilités du domaine skiable est plutôt négative, mais il propose de lancer un appel d’offre sur délégation de service public afin d’attirer un repreneur éventuel. Le cahier des charges est rédigé par la municipalité d’Abondance, assistée par l’Agence Savoyarde d’Aménagement, de Développement et d’Aide aux Collectivités (ASADAC) de Chambéry. Publié en 2006, l’appel d’offre reçoit trois candidatures d’entreprises spécialisées, dont Transmontagne, ainsi que le dossier d’un regroupement de commerçants locaux constitué en société anonyme. Mais au tournant de l’année 2006, les trois sociétés déclinent l’offre et les commerçants du village restent seuls candidats. Considérant que les trois abandons sont révélateurs d’une impossibilité d’exploiter le site et considérant le dossier du regroupement local non conforme au cahier des charges, la municipalité envisage l’éventualité d’une fermeture définitive. Effectivement, la régie du domaine skiable accuse, chaque saison depuis 1995, un déficit d’environ 500 000 €, compensé par la municipalité, ce qui représente jusqu’à la moitié du produit fiscal annuel d’Abondance. En 2007, confrontée à la visite de sécurité des remontées mécaniques évaluées à 350 000 €, et à la suite d’une mauvaise saison, la station connaît un déficit de 630 000 €. Dans ces conditions, le conseil municipal réuni pour un vote à bulletin secret le 16 mai décide la fermeture définitive du domaine skiable (9 voix sur 15, aucune abstention). [14] Les remontées mécaniques sont abandonnées, dans l’attente d’une opération de démantèlement.

Il s’agit alors d’amorcer une reconversion vers un tourisme culturel au sens étroit du terme, c’est-à-dire les musées ou les sites classés dans le domaine historique ou artistique (Patin, 2012 ; Lacour et al., 2014). Cette nouvelle forme de développement, plus respectueuse de l’environnement et des paysages, exploiterait le patrimoine architectural du village d’Abondance, en particulier un cloître gothique élevé sur un prieuré du XIe siècle. Construite à partir du XIIIe siècle, l’église dispose de chapelles absidiales et d’un déambulatoire ; elle est reliée au presbytère par un cloître dont les fresques murales du XVe siècle sont attribuées à Giacomo Jaquerio (Hayward, 1941 ; Sorrel, 2006). Rattaché depuis le XIIe siècle à la Cour de Savoie, qui domina une partie de l’Europe pendant presque neuf siècles, le site dispose également d’une collection d’objets liturgiques exposée dans un musée d’art sacré, rénové pour la saison 2008. Labellisée Pays d’art et d’histoire (Saez et al., 2007) sous l’impulsion du syndicat intercommunal, la municipalité envisage la rénovation du centre-ville ainsi que l’ouverture d’un centre d’interprétation d’art sacré en partenariat avec le ministère de la Culture. [15] Pour les plus sportifs, un sentier à thème sur le patrimoine religieux est mis en place. Concurremment, l’année 2007 marque l’installation de trois religieux au sein de l’abbaye inoccupée depuis l’Ancien Régime (Gannaz, 2007). Une bibliothèque municipale et un atelier de gravure au centre du bourg complètent l’offre culturelle du village. À plus long terme, le syndicat intercommunal évoque une programmation d’activités artistiques, notamment des concerts de musique sacrée.

Conjointement à la fermeture du domaine skiable, le maire d’Abondance et Jean-Louis Martinot du syndicat intercommunal décident l’aménagement d’une zone neige ludique afin que « la station continue de figurer dans les destinations neige sur les catalogues ». [16] Mais les plans d’investissement de la municipalité dans une zone skiable à 900 m d’altitude, alors qu’il s’agit de fermer le domaine skiable, [17] vont particulièrement susciter la critique.

Motifs et enjeux d’une politique de reconversion : expérimentation politique et volonté d’organisation-vallée

Indépendamment des erreurs de la presse, prompte à verser dans le catastrophisme climatique (exemple : Boinet, 2007 ; La voix du Nord, 2007 ; 20minutes, 2007) ou de la stratégie de refuge derrière ce réchauffement mondial des températures dans une sorte de rhétorique du « c’est pas ma faute » que nous avions déjà écarté à l’époque (Suchet et al., 2010), les pouvoirs publics expliquent la reconversion du site d’Abondance comme le résultat des contraintes financières. Le maire affirme que « si on en est arrivé là, c’est que la municipalité ne pouvait plus payer, on était étranglé… On a été obligé […] » [18] et l’un des conseillers municipaux, cité en titre de la presse, déclare que : « quand un corps a la gangrène, il faut amputer quelque chose pour survivre » (Coste, 2007). Par-delà cette argumentation comptable, il convient d’analyser les enjeux de la position des acteurs publics : municipalité, syndicat intercommunal et conseil départemental (nommé jusqu’en 2015 « conseil général »).

Si la décision de fermeture appartient au conseil municipal d’Abondance, plusieurs indicateurs montrent que le conseil départemental se trouve en fait largement responsable de la politique de reconversion. Effectivement, depuis le début des années 2000, sous l’impulsion du vice-président tourisme, Denis Bouchet, et du conseiller général, Pascal Bel, le département de la Haute-Savoie refuse d’aider au fonctionnement des stations de ski et n’accorde des subventions qu’en direction de l’investissement sous l’exigence d’un contrat d’objectif. Pour la station d’Abondance, c’est une sorte de « pression » ou de « marché de dupe » qui se joue (Coste, 2007).

Aujourd’hui ce n’est plus la politique de guichet d’avant. […] Il n’est pas question pour nous d’aller dans le fonctionnement. Donc nous ne donnerons pas les 350 000 euros nécessaires à la grande visite V3. Par contre, si vous arrêtez les remontées mécaniques et acceptez de vous reconvertir, on vous donne jusqu’à 1,7 million d’euros. [19]

Coste, 2007

Autrement dit, l’origine du projet de fermeture de la station d’Abondance se situe autant au niveau départemental qu’intercommunal. Dans ce contexte, Jean-Louis Martinot va progressivement servir de relais entre la politique du conseil départemental de Haute-Savoie et les élus locaux initialement défavorables à la fermeture du domaine skiable (Coste, 2006). Au-delà d’une rationalisation économique et territoriale du développement touristique, plusieurs indicateurs laissent penser que le département de la Haute-Savoie engage une sorte d’expérience sur le site d’Abondance. Effectivement, la fermeture d’un site industriel, d’une barre de logements ou d’un espace culturel sont des processus bien connus dans les politiques publiques (Monjaret, 2005b ; Deshaies, 2006), mais les fermetures de domaines skiables restent des cas particuliers. Les installations secondaires de sports d’hiver en friche sont en nombre relativement conséquent (Gauchon, 1997 ; Laslaz, 2013), mais la fermeture complète d’une station en pleine activité reste un sujet de débat politique, économique et social. Le conseil départemental tente ainsi une expérimentation des conséquences locales de ce passage d’une politique de guichet (qui consiste à aider la municipalité dans ses activités lorsque cela devient nécessaire) à une politique par projet (qui consiste à soutenir la poursuite d’un objectif préalablement validé ou même conjointement défini). De plus, contre les raisonnements qui considèrent la station comme un des systèmes touristiques localisés plus ou moins autonomes, les politiques publiques de Haute-Savoie indiquent poursuivre « l’intérêt général » à l’échelle de la vallée d’Abondance.

Aujourd’hui il y a une synergie qui est à créer, et il faut développer la vallée (par opposition à un développent communal) […] et sur un plan personnel […] il serait souhaitable d’aller à l’intercommunalité, et pas seulement de rester sur un syndicat intercommunal. [20]

Enfin, indépendamment des difficultés financières du domaine skiable d’Abondance, l’objectif du conseil départemental est également de mettre en place un nouveau produit touristique. Alors que le cycle de vie du ski est en phase avancée de maturité (Bourdeau, 2007), le développement culturel est en plein essor (Ashworth, 2008 ; Bachimon, 2008). Les plaquettes de présentation imprimées par les Portes du Soleil témoignent de cette démarche lorsqu’elles indiquent « cet hiver, la station d’Abondance innove ».

Une décision de reconversion localement très contestée

Cette fermeture annoncée déclenche localement une contestation de très vive intensité. Le 9 juin 2007, environ 500 villageois manifestent dans les rues de la station, qui compte 1300 habitants : une manifestation « pour le ski » et « contre le tourisme culturalo-bidon » (extraits de banderoles). L’événement est largement couvert par des journalistes et des chaînes françaises de télévision, mais aussi par des reporters étrangers dont la chaîne de télévision Cable News Network (CNN) (Boinet, 2007 ; Herregodts, 2007 ; Le Dauphiné Libéré, 2007). Par suite, constitué en association loi 1901, sous le nom de l’Association Abondance Demain (AAD), un groupe de « résistants » élabore un site web [21] et un blogue [22] où les participants invectivent la municipalité. Contre cette diffusion d’informations, le maire d’Abondance ouvre un blogue concurrent intitulé explicitement Abondance-Autrement. [23]

Le désaveu des méthodes et des mécanismes décisionnaires

Dans les méthodes mises en oeuvre par les pouvoirs publics afin de réorienter le développement touristique du village-station d’Abondance, se trouvent un certain nombre de facteurs qui semblent directement responsables de la contestation des habitants.

En premier lieu, les administrés de la commune d’Abondance se plaignent d’avoir appris la fermeture du domaine skiable par la presse et dénoncent un manque de communication autour d’une décision « tombée comme un coup de guillotine ». Le refus de la municipalité d’accorder un entretien à plusieurs responsables locaux du ski se trouve d’ailleurs à l’origine de la manifestation déclenchée par l’AAD réunissant presque 500 personnes dans les rues du village. Pour le président de l’association, Paul Girard-Despraulex, [24] plutôt que d’imposer la fermeture du domaine skiable comme une décision financière indiscutable, la municipalité aurait pu organiser différentes réunions pour étudier les solutions possibles, discuter des questions techniques, environnementales et marchandes, proposer un forum entre les responsables de chaque secteur d’activité, ou encore tenir compte d’un référendum communal… bref engager une démocratie plus participative (Agrikoliansky et Sawicki, 2006 ; Gourgues, 2013). Il faudra effectivement attendre le début du mois de juillet 2007, c’est-à-dire un mois après l’organisation d’une manifestation et deux mois après la décision de fermeture des remontées mécaniques, pour que la municipalité accorde une réunion publique aux administrés. Dans une ambiance difficile (Coste, 2007), les élus locaux et les représentants du département de la Haute-Savoie soutiennent la nécessité financière de cesser l’exploitation du domaine skiable. Mais au-delà du manque de communication et de participation, les mécanismes décisionnaires sont également contestés, et l’un d’entre eux donne lieu à un dépôt de plainte :

Mardi 19/06/07 une réunion de conseil municipal « ouverte à tous » était inscrite au calendrier. […] Le sujet du jour était l’entrevue avec M. le président du conseil général (départemental) de Haute-Savoie à propos du rachat de la dette de l’Essert et le vote du projet d’Auffaz. […] une conseillère municipale a manipulé M. le maire et ses adjoints en simulant une fin de séance […] ainsi ces derniers « en cachette » se retrouvaient dans une autre salle de la mairie pour clôturer ce débat. […] Est-ce cela la démocratie ? Qu’ont-ils donc à cacher ? […] Pourquoi n’exposent-ils pas leurs avis en toute clarté et transparence ? Il faut savoir que cette procédure « invalide » les décisions prises lors de cette soirée, de ce fait, une plainte a été déposée en gendarmerie. [25]

De multiples doutes sur le bien-fondé du projet de reconversion

Au-delà des critiques de sens commun sur les élus politiques, leur improbité apparente ou leur versatilité électoraliste, la légitimité d’une rationalité-vallée se trouve clairement contestée. Dans les discussions recueillies ou publiées sur Internet, la répartition intercommunale est perçue comme un moyen d’avantager les stations de Châtel et de La Chapelle, qui se trouvent en fond de vallée. Effectivement, la fermeture du domaine skiable d’Abondance, en aval, c’est-à-dire le plus proche des axes routiers et des centres urbains (figure 1), entraînera la clientèle vers les deux autres stations en amont. Or, le président du syndicat intercommunal se trouve justement adjoint au maire de Châtel et propriétaire de plusieurs commerces dans cette commune. En même temps, la municipalité de Châtel annonce le développement de son domaine skiable, en accord avec le conseil départemental qui subventionne en partie l’opération. Par suite, l’hebdomadaire Le Faucigny, affirme :

Quant à la position du conseiller général, il n’a échappé à personne […] que le fringuant Pascal Bel possède trois commerces à Châtel et aucun à Abondance, […] ce qui expliquerait […] qu’on ne le trouve pas très défenseur des remontées mécaniques d’Abondance…

Coste, 2006

On nous fait fermer ici une station, La Chapelle c’est quasiment à la même altitude, donc tout ça a été manigancé de manière à faire monter tous nos lits touristiques de skieurs sur La Chapelle (ou également Châtel) afin de payer leurs installations de leurs remontées mécaniques, […] et nous, nous faire crever ! [26]

Le maire d’Abondance, Serge Cettour-Meunier, se trouve accusé de « complicité » avec le syndicat intercommunal (transformé depuis janvier 2013 en Communauté de communes de la vallée d’Abondance [2CVA]) par stratégie électorale.

Il [le maire] n’aime pas sa commune, il est avec ceux du syndicat intercommunal. D’ailleurs, il est vice-président du syndicat. […] Il saborde sa propre commune […] et après, vous verrez, il va vouloir se faire élire président du syndic en échange, ou même aux cantonales […] C’est un arrangement politique entre eux, il est complice. [27]

Par suite, la mise en place d’un espace de luge au départ de la télécabine désormais abandonnée, avec installation d’une remontée sous forme de tapis roulant, dont le prix a été multiplié par quatre au cours des travaux, recueille l’ensemble des critiques. Effectivement, estimé initialement entre 348 000 et 500 000 €, [28] l’aménagement, baptisé Ludoffaz, demande finalement 1,13 million € hors taxe, [29] soit un total de « presque 2 millions € » (frais de mise en service, taxes et assurances obligatoires) selon certaines évaluations. Pour les défenseurs de la station, « tout cet argent aurait pu être injecté dans les remontées mécaniques ». [30] Par ailleurs, sans pouvoir garantir la présence du village dans la liste des destinations neige, [31] ce tapis oblige à payer la cotisation annuelle au domaine des Portes du Soleil, dont le taux de participation vient justement d’augmenter. « C’est la double peine », considère ainsi le boulanger du village.

Plus généralement, cet investissement est désigné comme une contradiction : « On nous parle de réchauffement climatique […] On nous fait fermer une station à 1000-1700 m d’altitude et on investit des millions dans une zone à 900 m : c’est un non-sens ! ». [32]

La crainte du changement

Une première forme d’argumentation observée localement s’articule autour de l’opposition avant / maintenant. Il s’agit de personnes qui ne rejettent pas foncièrement le patrimoine, ni défendent réellement l’économie des sports d’hiver, mais qui craignent toute sorte de changements. Effectivement, les études réalisées depuis deux décennies par l’organisme français Agoramétrie montrent que l’une des tendances de l’opinion publique repose sur la crainte du changement, le repli et la dramatisation (Durand et al., 1990 ; Agoramétrie, 1998). Dans le domaine des pratiques de montagne, le travail de Corneloup (2003) mobilise ce cadre d’analyse et montre bien cette permanence de personnes « contre la modernisation des refuges », « contre les animations festives », « contre la réglementation » mais aussi contre de nouvelles pratiques en montagne, de nouveaux groupes de personnes et de nouveaux sites aménagés, c’est-à-dire in fine contre toute forme de changement. Suivant cette analyse, on retrouve ici dans l’opposition à la fermeture du domaine skiable des personnes qui auraient été opposées à la construction de ce même domaine skiable en 1960.

Le rejet d’une fermeture et d’une « scène de licenciement »

Un autre sentiment qui mobilise les personnes que nous avons rencontrées concerne le rejet d’une fermeture en tant que telle. Comme le détaille un article sur la fermeture de l’hôpital Laennec à Paris, explicitement intitulé « Mort à l’hôpital, mort d’un hôpital » (Garçon et al., 2002 dans le cadre d’un numéro consacré aux démolitions, disparitions, déconstructions), les derniers moments d’un bâtiment sont indissociablement liés à l’imaginaire de la mort et des funérailles. Autrement dit, quelle que soit la fermeture, un certain nombre de personnes sont contre la disparition d’un site. Un poème mis en ligne témoigne de cette attitude :

Abondance, tu pleures
Et ce n’est pas un leurre,
Tu vas mourir et certains vont rire.
[…]
Car ta mort nous ne pouvons accepter. [33]

Sur un autre plan, l’idée de perte d’emploi est immédiatement associée à cette « mort de la station d’Abondance ». Pourtant, à l’exception du chef d’exploitation, la fermeture du domaine skiable n’engendre pas de licenciement de personnel. Les moniteurs de ski, comme la plupart des saisonniers, ont la possibilité de trouver un travail dans les autres stations de la vallée, les hôteliers ou les commerçants bénéficieront toujours d’une présence touristique dans la vallée. Néanmoins, plusieurs indices témoignent d’un sentiment de licenciement. Au regard de l’étude de Monjaret (2005a) sur la fermeture des lieux de travail, il semble qu’on retrouve trois dimensions de ce processus : d’une part, les responsables de la fermeture préfèrent « garder le silence ». Ils se refusent à « répondre aux provocations » [34] et annoncent dans la presse qu’ils ne pouvaient pas rencontrer les gens du village sur le thème du domaine skiable en raison « d’un droit de réserve lié aux élections présidentielles » (Le Dauphiné Libéré, 2007) organisées en mai 2007. D’autre part, les villageois ont préféré « prendre la parole » par l’organisation d’une manifestation, la construction d’un site Internet… et celui qui porte la parole (le président de l’AAD et du ski club d’Abondance) se trouve justement être, dans sa vie professionnelle, un agent de maîtrise, de culture ouvrière, qui possède une expérience de la lutte à travers son adhésion à la Confédération générale du travail (CGT).

L’opposition entre sports d’hiver et patrimoine culturel dans l’imaginaire local

Sans revenir trop longuement sur ce rejet du tourisme culturel et patrimonial que nous avons déjà étudié (Suchet et Raspaud, 2010 ; 2011), il convient de rappeler les trois positions argumentaires relevées à ce sujet. Premièrement, ainsi que le résume l’un des responsables du domaine skiable des Portes du Soleil : « Les gens n’y croient pas. » Effectivement, les commerçants locaux doutent que le tourisme culturel permette d’assurer une fréquentation suffisante du site, c’est-à-dire économiquement viable. Deuxièmement, à l’inverse du ski en station synonyme d’ambiance festive, ludique et familiale ou même érotique pour les jeunes gens de la station, le tourisme patrimonial est associé à l’imaginaire de la vieillesse, de l’immobilité, voire de la mort, comme si l’ancienneté des lieux correspondait nécessairement à une ancienneté des publics et des images. Enfin, troisièmement, pour les résidents de la commune, la mise en place d’un site de visite culturel comporte les inconvénients d’une fréquentation de type roulement (voir à ce sujet Patin, 2012 : 156-157), à la différence des avantages d’un tourisme de séjour comme il en est des sports d’hiver.

Une organisation-station économique et pratique

Indépendamment des sentiments auxquels sont confrontés les individus, une certaine forme de rationalité locale est en jeu. À l’inverse d’une optimisation-vallée (défendue par la majorité des pouvoirs publics), il s’agit d’arguments pratiques ou même économiques à l’échelle du village-station.

Au plan pratique, les personnes de la commune défendent : leur commodité d’accès aux pistes, les arrangements entre familles pour les enfants, le rangement du matériel pour les membres du club de ski d’Abondance… Un blogueur explique, par exemple : « […] des navettes vers les autres sites en amont de la vallée qu’ils disent. Belles rigolades avec des enfants en bas âge, les skis et tout le toutim, sans oublier les tarifs ! » [35]

Les résidents secondaires, qui louent parfois leur appartement une partie du temps, sont moins préoccupés des dimensions pratiques que de la valeur marchande de leur bien. Effectivement, ces personnes, qui subissent depuis plusieurs années l’augmentation des taxes d’habitation (Mairie d’Abondance, 2010), craignent une chute de la valeur immobilière. Les propriétaires des chalets situés au départ de la télécabine ou très proches des pistes sont particulièrement concernés. L’étude de la répartition des dons effectués à l’AAD (tableau 1) montre l’intérêt de ce groupe d’acteurs (au sens de Gumuchian et al., 2003) que représentent les résidents secondaires. Des lettres sont également adressées à la mairie, à la préfecture et à la présidence de la République pour faire pression, et auprès de l’association afin de soutenir à distance leur initiative. Soit les personnes pensent à vendre, soit elles réalisent des dons pour maintenir la station en activité, soit encore des dons pour faire durer jusqu’à avoir « réussi à vendre l’appartement ». [36]

Tableau 1

Provenance des dons à l’AAD

Provenance des dons à l’AAD
Conception : Suchet, 2016. Source : AAD, 2007

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Dans le même sens, les commerçants directement liés à l’économie des sports d’hiver (loueur de skis, boutique de vêtements de montagne…) s’inquiètent d’une clientèle qui se déplacerait sur les magasins du haut de la vallée. Les calculs effectués montrent qu’ils sont les seconds donateurs à l’AAD.

La réouverture du domaine skiable (hiver 2009-2010)

En mars 2008, une nouvelle équipe municipale est élue sur sa promesse de rouvrir la station d’Abondance. [37] Le nouveau maire est Paul Girard-Despraulex, ancien président du club de ski et de l’AAD (association à l’origine de la manifestation dans les rues du village en juin 2007). La nouvelle équipe municipale multiplie les démarches dès sa prise de mandat. Paul Girard-Despraulex est originaire de la vallée. [38] Il exprime clairement son attachement au village, à la montagne et au lieu. Dans sa volonté de relancer la station de ski, les projets immobiliers agissent dès lors comme une sorte de tentation du diable. Effectivement, le promoteur immobilier controversé Michel Vivien [39] se rapproche de la nouvelle municipalité et surtout un investisseur flamand qui souhaite implanter une série de bâtiments sur la commune propose de rembourser les dettes de la station en échange du permis de construire que refusait depuis plusieurs années la précédente administration municipale (Snick, 2011). Plus encore, le projet de construction de trois téléskis dans une zone boisée classée Natura 2000 [40] permettrait de relier Abondance aux autres stations des Portes du Soleil. Un représentant du constructeur Poma visite le site. Paul Girard-Despraulex est en contact avec ces personnes. Le président des Portes du Soleil soutient la nature de ces échanges et envisage de « discuter les limites de la zone protégée ».

Ces projets aménagistes et immobiliers restent pour autant sans suite. D’ailleurs, avant même sa prise de mandat, l’équipe municipale obtient également la proposition de financement des remontées mécaniques par une enseigne de la grande distribution, en échange du permis d’implantation et d’exploitation d’un centre commercial à l’entrée du village. Ce projet de supermarché, à l’entrée de la vallée, diminuerait d’autant l’économie artisanale et commerçante locale. Selon certains, ce nouveau centre commercial serait même susceptible « d’attirer des touristes sans argent, […] de baisser le niveau du tourisme dans la vallée ». [41] Un résultat fortement redouté par les acteurs concernés. En janvier 2008, cette proposition est soumise en réunion publique dans une démarche très démocratique. L’assemblée, composée notamment de commerçants, la refuse. L’équipe municipale écarte dès lors cette possibilité.

Après de multiples autres démarches, l’une d’elles obtenue notamment par les anciennes relations de Christian Vigezzi, entraîneur national de ski alpin présent dans la vallée, se trouve concluante : un repreneur américain ! Plus précisément, la commune signe une délégation de service public de 12 ans pour la gestion du domaine skiable d’Abondance (Le Dauphiné Libéré, 2009 ; Le Figaro, 2009). Le délégataire, « reçu en sauveur » par une grande partie de la population locale, est une filiale française du groupement American Alpine Institute (AAI), basé à Crested Butte, au Colorado. Cette filiale étrangère est montée sous le nom de Ski Vallée Abondance, au statut de Société par actions simplifiées (avec associé unique), présidée par Gregory (dit Woody) Sherwood. Ce dernier, qui « aime beaucoup la France », s’installe dans le village avec son épouse. [42] Aucun des deux ne parle français, mais leur dynamisme managérial est bien réel. Le nouveau gestionnaire prend à sa charge la coûteuse visite de sécurité V3 et verse 50 000 € de redevance annuelle à la municipalité. Le maire s’engage à ce que cette somme soit « réinvestie dans les travaux de réaménagement du site [c’est-à-dire le domaine skiable], qui reste toujours propriété de la commune ». Christian Vigezzi est retenu comme directeur, une nouvelle équipe est constituée.

Après deux saisons de fermeture, les remontées mécaniques sont ainsi rouvertes à grand frais. Pour accélérer et faciliter les travaux, les matériaux sont transportés par hélicoptère, des bénévoles du village montent aussi travailler pour remettre en état le restaurant d’altitude. Ces bénévoles, âgés d’une soixantaine d’années pour la majorité, sont en fait des personnes ayant présidé ou participé à l’épopée de l’or blanc du village. Des personnes qui redonnent leur force de travail pour sauver le projet contemporain de leur jeunesse. Marie-Christine, fille d’ouvrier des fonderies du Léman, raconte notamment avoir « travaillé comme saisonnière dans ce restaurant, quand j’avais 20 ans ». [43] Son futur mari était moniteur de ski. Maurice, mécano à Chambéry devenu technicien d’exploitation en remontées mécaniques, raconte ses premières soirées dans « l’ancien bâtiment » au milieu des années 1970, « la période disco ». [44]

En décembre 2009, c’est la réouverture médiatisée de la station. Dès lors, certains éléments donnent à voir des croisements d’identités territoriales pour le moins inédits, comme ce drapeau des États-Unis d’Amérique fièrement hissé à la terrasse du chalet-restaurant, ou celui non moins visible tendu à l’intérieur du cloître d’Abondance, le jour de la signature tant attendue qui avait attiré plus d’une centaine de personnes. Cette période américaine ne dure pas pour autant, puisque rattrapé par la crise économique mondiale de 2008, ce couple d’investisseurs du Colorado est contraint de se retirer, non sans avoir épongé toutes les dettes et remis en état le domaine skiable à hauteur de quasiment 2 millions € (Le Télégramme, 2011).

Dans cette situation, la commune reprend naturellement la gestion du domaine skiable, et l’exploitation est à nouveau assurée par une régie municipale (Le Dauphiné Libéré, 2011). Didier Bouvet préside la commission des remontées mécaniques et le nouveau responsable des pistes se nomme Frédéric Mangel. [45] Le maire, Paul Girard-Despraulex, assure désormais que « le domaine skiable n’a jamais été aussi rentable ». Effectivement, débarrassé de son endettement, la mairie se trouve dans une situation relativement « saine ». Plus précisément, les comptes annuels font apparaître un déficit d’exploitation des remontées mécaniques comparable à celui des années 1990, compensé annuellement par le reste du budget municipal. Dans tous les cas, l’ouverture des pistes entraîne de nombreuses animations sportives, ludiques et familiales.

Pour la commune, cette tentative avortée de reconversion laisse néanmoins la possibilité de visiter l’abbaye rénovée, les fresques du cloître et le musée d’art sacré pour trois euros par personne, mais l’importance accordée au site n’est que très relative. En témoigne, la seule page du Bulletin municipal (Marie d’Abondance, 2010 : 12) ayant pour image de fond le cloître d’Abondance concerne les services municipaux, en premier lieu desquels : les coordonnées de la déchetterie. Un renversement de situation.

Discussion : cultures de référence et rapports de classe dans l’histoire d’une vallée de montagne

L’impossibilité de cette reconversion et les raisons profondes de cette réouverture que personne ne pensait possible – des experts, la presse et surtout des auteurs universitaires (Bensahel, 2008 ; Gauchon, 2010) en avaient fait un cas d’école de fermeture – se trouvent dans l’histoire sociale de ce village savoyard situé entre le massif du Mont-Blanc et le lac Léman.

En effet, l’histoire de cette commune comporte en fait un double héritage culturel, économique et social. Développé autour de l’économie agricole, notamment fromagère, la vallée d’Abondance est restée longtemps dominée par des familles de propriétaires terriens qui dirigeaient aussi la municipalité en lien avec quelques notables : le médecin, le notaire, l’instituteur. L’économie du tourisme, cette ruée vers l’or blanc des années 1960, est arrivée avec de nouveaux acteurs venus des rives sud du Léman (Thonon-les-Bains, Annemasse, Douvaine, Évian-les-Bains) ou des villes de plaine et de vallée (Annecy, Chambéry, Albertville). Il s’agit en particulier des familles ouvrières des fonderies du Léman et des autres usines d’aluminium en perte de vitesse depuis cette période (Dalmasso, 2014) qui trouvèrent de nouvelles perspectives dans ces métiers de la neige.

Le montage du premier téléski, en 1964, la construction du restaurant d’altitude, les premiers moniteurs de ski, l’ouverture de magasins spécialisés sont autant de métiers pour cette jeunesse non montagnarde des années 1960 et 1970 qui s’installe en vallée d’Abondance et compense l’exode rural. [46] Cet essor médiatisé des sports d’hiver, ces quelques médaillés olympiques comme Didier Bouvet, toute cette économie des vacances à la neige contribuent à donner une sorte de revanche sociale à ces nouveaux arrivants formellement dominés par les familles agricoles. La concurrence entre ces deux activités cristallise une concurrence de territoire visible jusqu’au tracé des pistes que nous avons déjà détaillé, visible aussi dans le plan communal et ses lieux-dits. [47]

Au-delà d’une identification des individus à deux cultures de référence très différentes entre secteur agricole et secteur des sports d’hiver au sein d’une organisation village-station, cette étude montre qu’un rapport social de classe et de domination est en jeu au sein d’un champ constitué autour de la définition légitime du territoire (au sens de Bourdieu, 1979 ; 1992). Terroir d’Abondance selon les uns et station d’Abondance pour les autres, les formulations ne sont pas neutres. Le mécanisme de distinction est aussi fortement présent entre des « beaux moniteurs de ski » et de « vieux agriculteurs », mais aussi entre des chalets dont la dimension et l’arrangement creuse un écart considérable avec l’habitat précaire des saisonniers du tourisme hivernal (Clivaz, 2010 ; et voir plus largement Piquerey, 2016). Enfin, relativisant le déterminisme du structuralisme génétique de Bourdieu, une approche géographique de ce cas d’étude montre aussi la force d’un mouvement social (au sens de Touraine, 2000) dans l’historicité d’un territoire.

Conclusion

Sur le plan théorique, au niveau d’une recherche en études patrimoniales (heritage studies), et si l’on considère le patrimoine comme étant le passé signifiant d’un groupe social (Di Méo, 1994 ; Graham et al., 2000), contrairement à la définition administrative et touristique adoptée depuis le début de cet article, ce cas d’étude démontre encore une fois le différentiel de valeur accordé à un support donné entre un processus de patrimonialisation et une évaluation historique, normative ou stratégique. En l’occurrence, dans cette vallée d’Abondance, les magasins, les remontées mécaniques et les pistes du domaine sont un aménagement touristique, mais aussi un support d’appartenance professionnelle, de cohésion sociale et de construction identitaire qui fait patrimoine. Tandis que le cloître gothique, avec ses fresques du XVe siècle, qui ne correspond ni au passé agricole ni à l’histoire des sports d’hiver, ne constitue finalement pas réellement un patrimoine pour les habitants du village d’Abondance, quel qu’en soit l’importance historique et architecturale selon des experts en art sacré.

Dans le cadre d’une géographie sociale et culturelle préoccupée des acteurs et des dynamiques territoriales (Gumuchian et al., 2003), ce travail montre les enjeux d’une politique de développement culturel, d’une fermeture / reconversion et d’une organisation-vallée (contre celle en village-station). Ce travail dévoile aussi que les prises de position des acteurs favorables au maintien d’une économie des sports d’hiver (professionnels de la neige, commerçants, résidents secondaires…) ne sont pas plus exemptes d’intérêts individuels que celles des élus politiques accusés de stratégie communale adverse, électoraliste ou carriériste. La raison des uns n’étant pas supérieure à la raison des autres, c’est bien la définition du territoire qui est en jeu (Bourdieu, 1979 ; Di Méo, 1994). Plus encore, à travers l’histoire sociale de cette petite station-village, cette étude montre qu’un rapport de classes et de domination (Bourdieu, 1979 ; 1992) perdure entre familles d’agriculteurs, détenteurs du foncier, relativement peu favorables au tourisme, et partisans des sports d’hiver issus de familles ouvrières non montagnardes. Pour ces personnes, le maintien du domaine skiable et les métiers de la neige sont un enjeu économique, mais surtout un moyen d’ascension sociale et de distinction.

Cette étude d’une tentative refusée de reconversion territoriale et de développement culturel, auquel certains promoteurs du tourisme durable et de l’innovation marketing donnent toute qualité (OMT, 2004 ; AFNOR, 2016), démontre qu’il n’est pas possible de passer outre le poids des dispositions culturelles socialement apprises par les individus d’un territoire, en l’occurrence très éloigné de l’art sacré d’un patrimoine gothique de la cour de Savoie.