Corps de l’article

Malgré l’omniprésence de l’eau dans le pays, la question de l’irrigation revêt au Népal une importance fondamentale. Nécessaire pour multiplier les rendements de la culture du riz – cette céréale peut pousser en culture sèche, avec des rendements plus faibles – le développement de l’irrigation devient indispensable dans le contexte actuel d’une dépendance alimentaire croissante. L’eau n’est pas rare au Népal, mais sa mobilisation peut être problématique, tout en étant nécessaire pour accroître les rendements agricoles. La question est suffisamment alarmante pour que le gouvernement népalais ait créé un Ministère des ressources hydriques, en charge de la politique de développement de l’irrigation, puisque, au début des années 1990, seulement 23% des rizières étaient irriguées. C’est dans ce contexte que nous avons abordé cet ouvrage, publication de la thèse d’Olivia Aubriot.

L’ouvrage se compose de quatre parties, dans lesquelles l’auteur a su combiner, au travers d’une démarche originale, des approches d’agronome, de géographe et de sociologue, voire d’ethnologue, une heureuse originalité. Par contre, la dimension politique est peu développée et parfois obscure (qu’est-ce qu’un «panchayat»?), et il n’est pas toujours facile de resituer l’ordre chronologique des faits et gestes des habitants de ce village des Collines.

Dans la première partie, l’auteur rappelle la place fondamentale de l’irrigation dans la production agricole népalaise, comme sa relative nouveauté dans la région d’Aslewacaur. Elle éclaire, de plus, les conditions démographiques dans lesquelles l’irrigation s’est développée au cours du XIXe siècle, dans un espace «saturé par rapport au système d’exploitation qui existe alors». L’accroissement de la population a, d’une part, favorisé les migrations temporaires ou permanentes vers l’Inde et, d’autre part, accéléré la transformation d’un système agraire extensif en un système intensif reposant sur une irrigation plus systématique, associée à un accroissement de l’assolement.

Mais, dans le cas spécifique d’Aslewacaur, comme dans d’autres exemples relevés par l’auteur, la mise en place de systèmes d’irrigation a davantage reposé sur l’initiative villageoise qu’elle n’a dépendu de directives gouvernementales, mettant à mal la théorie du «despotisme oriental», d’un centralisme politique nécessaire au développement d’une politique hydraulique. Ce sont donc les structures sociales développées localement, la répartition du travail, qui paraissent être la clé de l’efficacité du système d’irrigation d’Aslewacaur; ce constat n’est pas sans rappeler le concept de «techniques d’encadrement» cher à Pierre Gourou (Riz et civilisation, 1984) dont l’ouvrage, curieusement, ne figure pas en bibliographie. Il apparaît par contre qu’au Népal l’État a eu au moins un rôle incitatif dans la production de systèmes locaux d’irrigation (au moyen du code légal de 1854), sinon un rôle médiateur, par l’intermédiaire des collecteurs d’impôts.

Le rôle de l’État paraît encore plus modérateur dans les querelles portant sur la répartition de l’eau ou sur l’entretien des canaux. La seconde partie de l’ouvrage développe cette piste de la dimension sociale de la mise en place d’une irrigation et de sa gestion. Dans le cas d’Aslewacaur, le gouvernement est intervenu indirectement, en soutenant l’initiative isolée d’un habitant du village qui avait initié la construction d’un réseau d’irrigation pour accéder à un statut social privilégié et à la fonction de collecteur d’impôts. Quoique forcée, la participation des autres villageois à l’aventure de l’irrigation, dans une seconde phase de développement, leur permit d’acquérir des droits d’irrigation et de construire in fine un modèle original de répartition de l’irrigation. Dans ce village, l’eau a permis la constitution d’un groupe cohérent disposant d’une dynamique sociale interne, même si la mobilisation des ayants droit pour l’entretien du réseau d’irrigation n’est pas toujours aisée.

Dans la troisième partie est abordée la question du partage des temps d’irrigation, à la fois dans ses dimensions techniques et dans sa dimension cosmogonique, que renforce l’usage, obsolète, d’une horloge à eau. La répartition lignagère des droits d’eau et la différenciation des modalités de leur distribution ont structuré la société locale selon les clivages claniques et dessiné une géographie locale du pouvoir politique. La symbolique astrologique contenue dans le schéma de répartition de l’eau constitue le référent cosmique de la légitimité des utilisateurs de l’eau et de son mode de répartition.

Cette relation aux lignages est développée dans la quatrième partie, dans laquelle l’auteur s’interroge sur la territorialité de la partition du foncier. Elle met en évidence la relative pérennité de la distribution des terres entre groupes d’habitants, précisant que la logique particulière de fonctionnement du système d’irrigation a une influence majeure sur l’évolution du foncier.

Dans un contexte où le gouvernement népalais, comme les organisations internationales, tentent de définir les «bonnes pratiques» garantissant le succès des projets locaux d’irrigation, l’ouvrage d’Olivia Aubriot apporte l’éclairage documenté d’une expérience autochtone de mise en place d’un réseau d’irrigation et de sa gestion partagée.

La place d’Aslewacaur demeure toutefois, comme le rappelle l’auteur, une singularité dans les pratiques de culture irriguée des paysans népalais. Singularité d’abord d’un village à population très largement brahmanique, issue de plus d’un même clan; singularité d’un village construit autour de l’irrigation et non l’inverse; singularité d’un système de partage de l’eau principalement développé par ses utilisateurs locaux. L’ouvrage est certes utile et intéressant, mais le choix du terrain d’étude peut paraître étonnant, puisque l’exemple qui y est étudié n’est a priori pas transposable au reste du Népal.