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Alimenté en partie par des travaux de terrain effectués entre 1960 et 1968, le sujet de David Damas est pourtant plus que jamais d’actualité: son étude se penche sur les pratiques, les politiques et les intentions du gouvernement fédéral en ce qui a trait au regroupement et à la centralisation des campements inuits en Arctique central au cours des années 1950 et 1960. On sait que la Commission royale sur les peuples autochtones (1994) avait vu cette période d’un oeil critique. Plus récemment, en mars 2005, l’assemblée législative du Nunavut votait à l’unanimité en faveur d’une enquête publique sur la Gendarmerie royale du Canada, soupçonnée d’avoir procédé à une campagne systématique visant à abattre les chiens de traîneau si chers aux Inuits. Parce que ces animaux étaient indispensables à la chasse, mais aussi porteurs d’une riche tradition culturelle, ces événements ont été perçus par plusieurs des communautés affectées comme une stratégie du gouvernement pour accélérer leur sédentarisation. En exigeant une enquête, les élus du Nunavut souhaitent mettre en lumière non seulement les détails historiques, mais aussi la complexité du malentendu culturel qui entoure cet épisode de la relation entre le gouvernement fédéral et les habitants de l’Arctique central canadien.

Sans aborder ces événements de façon directe, Arctic Migrants / Arctic Villagers nous donne des détails précieux en ce qui concerne l’influence du gouvernement sur les façons d’habiter propres aux Autochtones de la région: les Inuit ont-ils été victimes de déplacements forcés ou ont-ils été les acteurs conscients d’une territorialité en constante adaptation? S’appuyant sur plusieurs décennies d’expérience de terrain et de recherches en archives, David Damas tente de saisir la particularité des acteurs, la complexité des décisions et la diversité des contextes qui ont donné forme aux politiques officielles du gouvernement portant sur la dispersion des groupes, la répartition des villages et la distribution des services sociaux. En résumé, il soutient que le gouvernement adopta d’abord une politique de dispersion avant de favoriser une plus grande concentration en villages dans le but de mieux assumer, dans la foulée des années 1960, son rôle d’État-providence: si pression il y a eu envers les communautés de la région, celle-ci s’est exprimée autant dans la volonté du gouvernement de maintenir la dispersion des Inuit dans les années 1950 que d’encourager leur concentration dans la décennie suivante. L’apport le plus important de l’étude de Damas réside sans doute dans la distinction prudente qu’il effectue entre les concepts de relocalisation et de migration: «[I] have regarded as relocated those Inuit who were bodily moved by outside agencies, and as migrants those who moved themselves» (p. 193); une troisième catégorie toutefois vient nuancer le tableau: «Those who under pressure of persuasion moved themselves into centres from within the trading community» (ibid.). Il est impossible de mesurer la portée de ces pressions dans la présente étude et Damas, pour sa part, estime que la force d’attraction de certains services (logement, écoles, cliniques, magasins, églises) ne peut être perçue comme une pression, pas plus que la menace du manque d’accès à ces services (p. 194). Malgré la richesse des documents d’archives et la rigueur avec laquelle Damas reconstitue le contexte historique de l’époque, son étude souligne l’importance de continuer d’explorer cet épisode de notre histoire commune avec des ethnologues et chercheurs Inuit. Soucieux de mitiger les perspectives critiques des dernières années, qui voient le gouvernement comme une influence externe négative sur l’utilisation inuit du territoire, Damas ne s’attarde pas sur la particularité du paysage culturel inuit tel que les principaux intéressés le construisent ou se le représentent. Le résultat est que la matérialité du territoire demeure étrangement abstraite tout au long de l’étude, une lacune exacerbée par la pauvreté des cartes géographiques: en effet, celles-ci sont trop peu nombreuses pour une étude centrée sur l’évolution de l’occupation humaine du territoire, et celles qui accompagnent le texte (quatre au total) sont d’assez mauvaise qualité. Malgré ces réserves, Arctic Migrants / Arctic Villagers demeure une étude riche et rigoureuse, qui ouvre des voies de recherches et de réflexions importantes sur les relations entre les populations autochtones et non-autochtones dans le Nord canadien. Il est à espérer que, sous l’impulsion du travail de Damas, d’autres voix viendront continuer de nuancer le tableau historique dressé ici avec beaucoup de minutie.