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De tout temps, les maîtres à penser ont insisté sur la nécessité de procéder du particulier au général, ce qui en géographie implique le passage par le terrain et la recherche documentaire avant toute synthèse ou modélisation. On s’étonnera donc du parti qu’ont pris les deux auteurs en ouvrant leur ouvrage, consacré à la maîtrise de l’eau autour du lac Tchad, sur un travail théorique consacré à la notion de territorialité et aux enjeux qu’implique le contrôle d’un territoire donné. Étonnement d’autant plus justifié qu’il s’agit non d’une introduction mais d’un ensemble de propositions qui occupe près de la moitié de l’ouvrage. Les 14 études de cas qui suivent servent surtout à caler le modèle proposé.

Le paradoxe qu’implique une telle construction est justifié, d’un côté, par l’état bien avancé d’une recherche collective menée depuis une quinzaine d’années dans les divers États sahéliens ou sahariens de l’Afrique à l’initiative du chercheur Pierpaolo Faggi, et de l’autre, par la complexité d’une recherche effectuée sur un territoire partagé entre quatre États (Tchad, Niger, Nigéria et Cameroun sans parler de la République centrafricaine), ce qui implique une réflexion sur des problèmes frontaliers issus de la période coloniale.

Le concept de territorialité s’articule logiquement autour de la relation complexe entre l’espace et les hommes : espace vide ou chargé d’humanité, central ou périphérique, modelé par la tradition et remodelé par divers projets, relations de pouvoir entre acteurs dominants et dominés, rôle de l’eau dans l’émergence de nouvelles territorialités liées à des projets définis et gérés par des centres d’impulsion extérieurs au territoire. L’écheveau complexe des interactions résultantes fait l’objet d’une analyse très fine.

Du fait de la conception de l’ouvrage, les études de cas qui en constituent la seconde partie offrent une certaine ambiguïté puisqu’elles visent à illustrer le concept de territorialité préalablement défini. Ce constat n’ôte rien à la pertinence du propos. Les enquêtes menées sur le pourtour d’un lac aux rives incertaines font revivre le classique et complexe partage de l’espace et du temps entre pêcheurs, cultivateurs et pasteurs. Ces traditions ont été mises à mal par des projets conçus hors terrain et imposés à des agriculteurs regroupés, bon gré mal gré, en coopératives rizicoles dotées d’infrastructures lourdes et gérées par des administrations pléthoriques. S’ensuivent d’inéluctables échecs sanctionnés par des jacqueries ou par des détournements d’objectifs qui transforment retenues et canaux en pêcheries. Au mieux, on observe des réappropriations par les autochtones qui s’efforcent de concilier ce qui reste des acquis techniques avec les pratiques traditionnelles : les projets « couper-coller» sont relayés des « projets sur mesure » qui s’inscrivent dans la durée. Même subordonnées à un objectif de modélisation, ces enquêtes sont remarquables non seulement par leur diversité et leur sérieux, mais aussi par ce qu’elles impliquent d’engagement sur un terrain difficile, si ce n’est dangereux.