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Introduction

Comme d’autres métropoles européennes, Bruxelles investit, depuis le traité de Lisbonne (2000), dans l’innovation et la mobilisation de nouvelles connaissances comme référentiel de développement économique et urbain (Van Camp et Witmeur, 2009). La Région de Bruxelles-Capitale, ville-région comptant 1 154 635 habitants (Institut national de statistiques, 2013), siège de plusieurs institutions européennes et située stratégiquement au coeur de la métropole européenne du nord-ouest, fait face à un tournant majeur de son développement urbain et international (Corijn et al., 2009). Bruxelles cherche à stimuler l’innovation au sein des entreprises privées, à augmenter sa compétitivité et à relever différents défis sociétaux, dont l’essor démographique et la création d’emplois au sein d’une population très diversifiée socialement et culturellement (Kesteloot et Loopmans, 2009).

Le changement de référentiel de l’action publique européenne et bruxelloise s’exprime à travers la production de nouveaux cadres d’interprétation du monde reconnus comme « vrais » par une majorité d’acteurs (Muller, 2000 : 194), pour lesquels la rhétorique du « retour des villes européennes » (Le Galès, 2003) et de l’innovation technologique est la principale condition à l’intégration économique de l’Europe à la mondialisation. Confortées d’abord par la stratégie de Lisbonne, puis renforcées par le nouveau programme-cadre européen Horizon 2020, de 2014, plusieurs villes et régions européennes, dont Bruxelles, se sont engagées dans des politiques multisectorielles visant à amorcer ce processus de transition socioéconomique avec le soutien de programmes européens tel celui des régions de l’innovation, amorcé en 2006.

Le référentiel « région de l’innovation » présuppose la capacité des villes et des régions à attirer les ressources nécessaires – investissements et capital humain – et entraîne une refonte des politiques publiques régionales, notamment dans les choix en matière de développement et de planification urbaine. Ce processus, exprimé par de nouveaux discours basés sur d’anciennes logiques néolibérales (Keil et Boudreau, 2010) et entrepreneuriales (Harvey, 1989), fait émerger une relation dialectique entre le jeu des acteurs et la transformation des référentiels (Jobert, 1994), plus spécifiquement entre les acteurs responsables du développement économique et de l’innovation, d’une part, et ceux de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, d’autre part. Selon Muller (2000 : 199), chaque acteur va façonner le référentiel global de l’action publique (région de l’innovation) dans une perspective spécifique, en fonction d’impératifs différents, alors que des objectifs généraux de planification urbaine peuvent être atteints avec des stratégies, temporalités et moyens différents (Nussbaum, 2000).

Ainsi, depuis une quinzaine d’années, nous assistons à une transformation de l’espace régional bruxellois, catalysée par les programmes européens et la nécessité d’assurer son développement face à des grands défis de société. Parmi ces défis futurs, on notera l’essor démographique (170 000 habitants de plus entre 2010 et 2020), le risque de dualisation sociale, l’environnement et l’internationalisation de l’économie (Vandermotten et al., 2009).

En sus de notre hypothèse principale de l’innovation comme objet de discours véhiculé sous l’égide de nouveaux référentiels européens, telles les régions de l’innovation (European Commission, 2011), nous formulons une sous-hypothèse de recherche selon laquelle l’innovation à Bruxelles est principalement un discours qui fait évoluer les processus de planification urbaine accentuant le clivage entre le développement urbain (projet de ville), la mise en oeuvre de politiques de développement spécifiques (projet de développement économique) et les choix effectués par les entreprises des secteurs innovants.

La planification urbaine et l’urbanisme, influencés par ces nouveaux référentiels visant la « stimulation de l’innovation », seraient en train de légitimer d’anciennes stratégies sociales et politiques à l’oeuvre depuis la fin des années 1980, comme les projets d’infrastructures métropolitaines, la fixation des classes moyennes, la reconversion du canal et la reconquête des quartiers défavorisés (Van Criekingen, 2003). Ces référentiels se traduiraient par des décisions aux conséquences importantes sur la redistribution des ressources, principalement parmi les groupes socioéconomiques aux marges de ces référentiels par la voie de la planification urbaine et de l’urbanisme.

En ce sens, la question de recherche principale porte sur le rôle que jouent la planification urbaine et l’urbanisme dans la spatialisation de ces nouveaux référentiels de développement urbain issus des discours portant sur l’innovation et le territoire, mais confrontés à la réalité des entreprises des secteurs innovants en matière de localisation et d’intégration dans la trame urbaine.

Pour y répondre, nous avons privilégié une approche inductive sur la base de l’analyse

  • des plans de développement économique et de développement urbain qui participent à la construction du référentiel région de l’innovation à Bruxelles ;

  • des entretiens avec des acteurs responsables du développement économique et de la planification urbaine dans la Région de Bruxelles-Capitale ;

  • des localisations des entreprises des secteurs dits innovants rassemblées en grappes (clusters) par rapport à des typologies urbanistiques.

L’article présente les logiques de structuration du territoire générées par l’économie de la connaissance et issues de nouveaux référentiels de développement et de planification (section 1). Dans un deuxième temps, ces logiques sont explorées dans les processus d’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance dans la Région de Bruxelles-Capitale à partir des politiques publiques de développement économique et de développement urbain par la planification urbaine (section 2). Ensuite, la spatialisation des discours sur l’innovation dans les plans d’aménagement est confrontée aux logiques d’intégration urbanistique mobilisées par les entreprises des secteurs innovants organisées en grappes (section 3). Enfin, nous discutons du rôle de l’urbanisme pour mettre en oeuvre les objectifs du projet de ville et maîtriser les externalités sociales, économiques et environnementales qui pourraient y être générées par l’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance.

Les logiques de structuration du territoire générées par l’économie de la connaissance

L’internationalisation de l’économie urbaine a été accompagnée de l’émergence d’une « économie de la connaissance » (Foray, 2009) et de nouveaux discours portant sur l’innovation et l’aménagement du territoire. Or, la relation entre innovation et territoire (Paris et Veltz, 2010), et plus précisément entre innovation et ville (Evans, 2001 ; Glaeser, 2011 ; Shearmur, 2012a), n’est pas évidente, dans la mesure où les systèmes de production de l’innovation technologique sont décentralisés à l’échelle du monde (Taylor et al., 2007 ; Lévy, 2008), alors que les acteurs politiques tentent de les ancrer à l’échelle régionale (Cooke et al., 2004) et que les politiques publiques de développement urbain favorisent la transformation des quartiers de la ville-centre (Hutton, 2006).

L’innovation est définie comme un système complexe d’interactions dans la production de la valeur, fondée sur de nouveaux processus visant la compétitivité. Le territoire, quant à lui, serait le terreau de ces interactions générées entre les acteurs producteurs de l’innovation (Porter et Stern, 2001).

L’hypothèse des « dynamiques territoriales de l’innovation » (Shearmur, 2011) pose la question des échelles et des politiques favorisant l’ancrage spatial de l’innovation. Plusieurs recherches se sont intéressées à l’innovation et aux économies d’agglomération (Taylor et al., 2007 ; Bontje et Musterd, 2009), alors qu’un autre pan de la littérature s’est consacré à l’existence de dynamiques d’innovation inframétropolitaines à l’échelle des quartiers (Rantisi, 2011 ; Shearmur, 2012b).

Par ailleurs, il n’existe pas de définition précise et unique des secteurs innovants. Or, il est généralement admis par les universitaires et les milieux de pratique que les secteurs dits innovants mobilisent de nouvelles technologies dans leurs procédés, comme le multimédia, les TIC (technologies de l’information et de la communication), les nouveaux matériaux, la pharmaceutique et les biotechnologies (Kloosterman, 2001 ; Pratt, 2008).

Boschma (2005) fait état de cinq types de proximité pouvant influencer les échanges, les interactions et l’innovation : cognitive, organisationnelle, institutionnelle, sociale et géographique. Or, la proximité géographique n’est pertinente que si elle favorise la proximité sociale entre les acteurs (Shearmur, 2012a : 513).

Ce paradoxe favorise l’émergence de nouvelles logiques de structuration du territoire, stimulées par deux tensions que génère l’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance, et justifiées par la concurrence entre une approche endogène – qui privilégie l’ancrage des PME, la proximité géographique et l’environnement urbain comme générateurs d’innovation – et une approche exogène – qui privilégie la mobilité des ressources, la proximité cognitive et l’environnement urbain comme outils de marketing pour attirer les ressources promouvant l’innovation.

Le cadre conceptuel synthétise ce paradoxe en fonction de deux types de tension (figure 1). Le premier relève de la mobilité et de l’ancrage des entreprises et de la force de travail. L’économie de la connaissance se base sur des principes d’attraction et de mobilité du capital visés par le projet de développement économique (Storper et Manville, 2006), alors que les territoires doivent être en mesure d’offrir les conditions nécessaires à l’ancrage de ce même capital par la mise en réseau d’entreprises interdépendantes et intersectorielles partageant chaîne de valeurs (Porter, 1998) et niche de marché (Scott, 2006).

Figure 1

Le cadre conceptuel de l’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance

Le cadre conceptuel de l’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance

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Le second type de tension relève de la proximité cognitive et de la proximité géographique, deux des cinq types de proximité définis dans la typologie de Boschma (2005) et problématisés par Paris et Veltz, (2010). Ceci renvoie à la notion de grappe (Porter, 1998) définie par la concentration d’entreprises potentiellement interreliées à différentes échelles (quartier, ville, région, pays, international).

Bien que les acteurs de l’économie de la connaissance tentent de faire craquer un ensemble de représentations territorialisées s’appuyant sur le paradigme de la proximité cognitive (partage de la même chaîne de valeurs), force est de constater qu’émergent de nouvelles formes de concentrations spatiales basées sur des logiques anciennes d’aménagement promues par les pouvoirs publics et sur des logiques de marché tels les business districts (villes-centres) et les business ou science parks en périphérie des centres métropolitains (Hall, 2000).

Ceci conduit à formuler deux sous-questions de recherche qui feront l’objet des deux sections suivantes de l’article :

  • Comment les agents de la planification urbaine mobilisent-ils les ressources du projet de développement économique dans le projet de développement urbain ?

  • Comment les agents de l’urbanisme arriment-ils les dynamiques des grappes, basées sur la spécialisation des activités, aux projets urbains, fondés essentiellement sur des principes de mixité ?

Les régions de l’innovation et les territoires de l’économie de la connaissance

Selon Florida (2002 et 2005) et Davezies (2004), l’économie de la connaissance permettrait de créer des emplois et d’augmenter les revenus des ménages, raison pour laquelle les pouvoirs publics devraient être à même de développer des stratégies ciblées, dès lors que « les régions et les villes sont en concurrence directe à l’échelle internationale et doivent réinventer sans cesse de nouvelles spécificités productives, source de croissance et de création d’emplois » (Liefooghe, 2010 : 4).

Le contexte concurrentiel imposé par la mondialisation (Lévy, 2008) stimule la mise en réseau des acteurs des secteurs dits innovants, afin de renforcer leur pouvoir d’attraction et leur compétitivité (Bontje et Musterd, 2009). Cette mise en réseau peut se faire sur la base de coopérations entre acteurs d’un même territoire ou sans critères géographiques particuliers, à partir de politiques publiques d’incitation ou encore à partir d’initiatives privées spontanées ou régulées par les forces du marché (Weil, 2010 : 185).

Porter (1998 : 197) caractérise la mise en réseau des acteurs économiques par la notion de grappe, définie comme « une concentration d’entreprises interdépendantes et intersectorielles partageant un même marché : fournisseurs de biens et de services dans des branches industrielles proches, les entreprises livrant le produit final coopèrent avec les universités et leurs concurrentes ».

Les grappes représentent souvent l’unité d’action de l’économie de la connaissance dans les discours sur l’innovation, en remplacement de la grande entreprise intégrée, ce qui renouvelle le rôle des acteurs publics dans l’animation et la médiation de ces agrégats ancrés sur des unités territoriales (Paris et Veltz, 2010 : 299). Bien que certains chercheurs, comme Hubert (2012), remettent en question le lien de causalité entre grappes et innovation, la redéfinition des unités territoriales met encore une fois en évidence le paradoxe entre la flexibilité dont doivent faire preuve les processus de production de l’innovation et l’ancrage sur le territoire.

L’économie de la connaissance, la planification urbaine et l’urbanisme

Quoiqu’il ait toujours cours, nous nous demandons comment le débat sur l’innovation et le territoire est en train d’orienter la planification urbaine (Friedmann, 2000 ; Fainstein, 2012) et les pratiques de l’urbanisme (Ascher, 1991 ; Lacaze, 2000) à partir de l’élaboration de nouveaux référentiels dans le processus de territorialisation (Vanolo, 2014) des activités des secteurs porteurs d’innovation. La planification urbaine est un processus de définition et de mise en oeuvre des stratégies territoriales (Douay, 2008) confronté à trois contraintes : l’équité territoriale et sociale, le respect de l’environnement et l’efficacité économique (Rhein, 1993). Ce processus s’inscrit dans un référentiel néolibéral où le « nouveau [sic] entrepreneurialisme urbain » repose sur le développement économique et des stratégies spéculatives de fabrication de nouveaux lieux. Dans cette approche, le pouvoir public fournit le cadre urbain approprié espérant attirer des investissements, des entreprises et des travailleurs qualifiés (Harvey, 1989).

Depuis la fin des années 1980, le rôle de la planification dans la nouvelle économie a été essentiellement stratégique, dans la mesure où les collectivités ont tenté de mettre en place des « systèmes territoriaux de production et d’innovation » (Proulx, 2008) (districts industriels, technopôles, parcs scientifiques) en investissant des territoires excentrés (Markusen et Barbour, 2007). Le discours stratégique mobilisé lors de ces premières opérations évolue depuis quelques années vers une approche intégrative (Healey, 1997 ; Douay, 2008) conjuguant le développement économique avec le redéploiement de la fonction résidentielle et des autres activités urbaines dans des quartiers anciens ou à la place d’anciennes friches industrielles sous couvert de régénération urbaine (Hubbard, 1996 ; Evans, 2001 ; Hutton, 2009). Cette approche privilégie une armature urbaine multipolaire (Kloosterman et Musterd, 2001) plutôt que radioconcentrique (opposant centre et périphérie).

À l’échelle de la ville-centre, ces stratégies ciblées de régénération urbaine s’inscrivent dans un deuxième référentiel de l’action publique : celui de « ville créative » (Landry et Bianchini, 1995 ; Ambrosino 2008 ; Chapain et al., 2009 ; Evans, 2009 ; Hamdouch et D’Ovidio, 2009 ; Krueger et Buckingham, 2009). Ce référentiel repose sur des stratégies de régénération urbaine supposant que les villes doivent se doter des conditions nécessaires pour, soit faire émerger selon une approche endogène la créativité au-delà des aspects économiques (Landry, 1990 et 2000), soit attirer selon une approche exogène les ressources de la créativité.

Dans ce contexte, l’urbanisme, et plus spécifiquement le projet urbain (Merlin et Choay, 1996 ; Mangin et Panerai, 1999 ; Ingallina, 2001), est mobilisé comme outil de médiation entre acteurs, favorisant l’évolution des pôles de développement économique vers des milieux de vie à part entière, ce qui peut générer de nouvelles inégalités sociales, culturelles et économiques (Vivant, 2013).

Les processus d’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance dans la Région de Bruxelles-Capitale

Le référentiel « région de l’innovation » émerge dans les discours bruxellois en 2001, lorsque la Région de Bruxelles-Capitale crée la commission de la politique scientifique et l’agence pour l’innovation (Innoviris). Il n’y a alors pas de critères clairs pour définir les secteurs innovants dans les plans sectoriels de développement économique à Bruxelles (Ananian, 2014a : 22).

Les secteurs prioritaires d’investissement de la région bruxelloise ont été définis dans le Plan régional de l’innovation (PRI – 2007-2013) et mis à jour dans le deuxième PRI (2014-2020) stimulant une dynamique d’établissement de grappes pour les secteurs des technologies de l’information et de la communication, des médias, de l’industrie pharmaceutique et des biotechnologies, des nouveaux matériaux et des technologies vertes.

Par ailleurs, le référentiel « région de l’innovation » est mobilisé à l’occasion de l’élaboration du nouveau Plan régional de développement durable (PRDD) par le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale. Document stratégique de la planification urbaine, le PRDD entend doter la Région bruxelloise d’un projet de ville qui répond aux nouveaux défis régionaux discutés précédemment. À la différence des plans qui l’ont précédé, le projet de PRDD apporte une vision stratégique métropolitaine et des choix d’aménagement en conséquence, fondés sur des principes de mixité qui sont à mettre en relation avec la conjoncture politique et économique des régions (Région bruxelloise, Wallonie et Flandre) et communautés belges (française et flamande pour ce qui a trait à la métropole bruxelloise). Cette vision englobe, entre autres facteurs, la concurrence avec les provinces du Brabant wallon et du Brabant flamand, dans la mesure où les compétences en matière de développement économique et d’aménagement du territoire reviennent aux régions.

Politiques publiques de développement urbain et dynamiques d’établissement de grappes

Les politiques et dynamiques d’établissement de grappes sont développées par l’Agence bruxelloise pour l’entreprise (ABE) sur base d’adhésion volontaire non payante des entreprises bruxelloises installées sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Pour l’instant, l’échelle de référence des grappes à Bruxelles est la ville-région et non la métropole ou le quartier. L’ABE a pour mission de favoriser les synergies autour de projets ponctuels d’innovation et de contribuer à l’ingénierie des projets mis de l’avant par les entreprises.

Le PRI (2007-2013) a ainsi misé sur le regroupement stratégique des secteurs innovants autour de trois grappes et d’un pôle, respectivement : Ecobuild, Brussels Life Tech, Software in Brussels et Green Technologies. On note une spécialisation de la politique bruxelloise de développement de grappes dans les secteurs environnementaux, qui va de pair avec des objectifs fixés par la Région, dont la diminution de la consommation énergétique du cadre bâti.

Depuis 2012, afin d’assurer la pleine intégration des incubateurs dans le tissu régional de recherche et d’innovation, une « coupole » a été mise en place, associant les acteurs responsables de l’économie (Agence bruxelloise pour l’entreprise, Société régionale d’investissement de Bruxelles), de l’innovation (Innoviris, Research in Brussels), de l’aménagement du territoire (Bruxelles, développement urbain) et de la promotion immobilière publique (Citydev.Brussels). Cette coupole devra garantir l’échange de bonnes pratiques et la diffusion optimale de l’information, mais surtout coordonner l’offre d’incubation en Région bruxelloise. Paradoxalement, les entretiens révèlent que l’appropriation de notions comme « innovation » et « créativité » varie grandement selon les agents de développement bruxellois. Alors que l’innovation est associée à la proximité cognitive entre les entreprises pour les acteurs du développement économique, elle est mobilisée par les acteurs de la planification urbaine comme discours légitimant le développement de projets urbains stratégiques pour améliorer l’environnement urbain et stimuler la créativité et l’innovation.

L’économie de la connaissance et le projet de développement urbain

Depuis le premier Plan régional de développement (PRD, 1996), la spatialisation du projet de développement économique évolue d’une armature radioconcentrique organisée autour de l’hypercentre (Pentagone) vers une armature multipolaire qui apporte un caractère structurant au projet de PRDD (2014). Le deuxième PRD (2002) contribue à introduire la notion d’axe avec le redéveloppement du canal. Les zones d’intérêt régional, plus tard devenues « zones stratégiques », ont marqué l’adoption d’une armature multipolaire du développement régional. Mais celle-ci demeure timide en regard des bilans des réalisations effectives, en raison de la complexité des processus liés à la création des schémas directeurs (outils d’urbanisme bruxellois favorisant une définition concertée de la programmation urbaine d’un secteur prioritaire de développement).

Cela étant, le projet de PRDD apporte un nouveau souffle à des projets urbains déjà engagés dans des processus complexes de programmation hérités du plan de 2002. Il se démarque des plans précédents par une vision globale de l’intégration urbaine de l’économie de la connaissance avec une visée métropolitaine affirmée, quoique limitée par les compétences en aménagement du territoire, qui relèvent des régions [1] (Ananian, 2014b). Cet accent sur la planification urbaine est à mettre en relation avec des enjeux sociopolitiques liés au devenir de la Région bruxelloise dans un contexte de réforme de l’État belge, avec le transfert de plus de moyens et de compétences aux régions.

Malgré la création d’une communauté métropolitaine [2] en 2012 – la Région bruxelloise étant contrainte par ses limites territoriales face à des dynamiques socioéconomiques qui dépassent largement ce cadre – le discours sur la consolidation d’un territoire multipolaire permettrait à la Région de redéfinir ses priorités en coordonnant la densification résidentielle, la restructuration de la mobilité et le développement d’activités liées à une économie urbaine. Par ailleurs, se pose la question de la pertinence de ce discours fondé sur un territoire multipolaire circonscrit aux limites de la ville-région, alors que la littérature aborde ce concept à l’échelle de la région métropolitaine (Kloosterman, 2001 ; Kloosterman et Musterd, 2001).

Cinq catégories d’axes ont été préconisées en fonction du type de centralités économiques à développer ou à renforcer : l’axe des boulevards de la Woluwe et du Souverain reliant le pôle universitaire de l’Université catholique de Louvain (UCL) à l’hippodrome de Boitsfort, qui présente un potentiel de développement à venir ; l’axe formé par la Gare de l’Ouest (principal noeud modal pour le transport de marchandises) et la place Bockstael (future gare RER), où seront développés des équipements collectifs d’envergure ; l’axe du boulevard Léopold III menant à l’aéroport Bruxelles National et la petite ceinture, où la dynamique existante du secteur tertiaire supérieur et international sera renforcée (figure 2).

Mentionnons également l’axe des boulevards militaires reliant le pôle universitaire de Delta (Université libre de Bruxelles et Vrije Universiteit Brussels) au futur pôle médias sur le boulevard Reyers (où se trouvent les entreprises nationales de radio et de télévision RTBF et VRT) [3], sur lequel sera développée en priorité l’économie de la connaissance. Et, enfin, l’axe du canal, dont le tronçon central sera redéployé en fonction de l’industrie urbaine, alors que ses extrémités nord-sud demeurent affectées à des activités industrielles, logistiques et portuaires.

Par ailleurs, afin de conforter le processus de densification résidentielle et le développement économique de la Région, le gouvernement a approuvé, en 2012, un changement de zonage dans le Plan régional d’affectation du sol (PRAS), qui crée deux nouvelles zones : zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) et zone d’économie urbaine stimulée (ZEUS). La ZEMU préconise la mixité entre logement et activités productives dans d’anciennes zones d’industrie urbaine, alors que la ZEUS vise à favoriser l’emploi local. Elle comprend les zones du territoire les plus fragilisées sur le plan économique, dans la mesure où elle affiche un taux de chômage de 38,8 %, nettement supérieur à celui de la Région bruxelloise, estimé à 22,05 % (projet de PRDD, données 2009).

La création de ces zones originellement affectées à l’industrie urbaine permet désormais de construire du logement, des équipements d’intérêt collectif et d’attirer des industries liées aux secteurs innovants. Or, des associations d’habitants craignent que ce changement de zonage ne soit un projet de spéculation immobilière pour produire du logement aux prix du marché dans un contexte de pénurie résidentielle et qu’il ne réduise, en Région bruxelloise, les surfaces d’activités productives procurant des emplois aux travailleurs moins qualifiés.

Des grappes aux projets urbains : le rôle de l’urbanisme

À ce jour, les acteurs du développement économique et de l’aménagement ne se sont pas interrogés sur l’adéquation entre les localisations actuelles des entreprises des secteurs innovants et la proposition des axes et pôles de développement mixtes inscrite dans le projet de PRDD. Afin de répondre à cette question, nous avons réalisé un inventaire cartographié des entreprises des grappes bruxelloises (360 membres) pour proposer une typologie urbanistique des bâtiments et quartiers où se situent les entreprises membres de ces grappes.

Figure 2

Axes et pôles de développement identifiés dans le projet de Plan régional de développement durable

Axes et pôles de développement identifiés dans le projet de Plan régional de développement durable

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Les réseaux de grappes bruxelloises et leur localisation dans la ville

Le premier constat issu de cette cartographie est que seul le tiers des membres des grappes se trouvent dans les axes et pôles de développement définis par le projet de PRDD (figure 3). La géographie corporative des secteurs innovants est, à Bruxelles, relativement diffuse et peu structurante du système de centralités. On constate également que les pôles universitaires n’attirent pas forcément plus d’entreprises, notamment à cause de leur faible engagement dans le développement d’un projet urbain les concernant.

Le deuxième constat repose sur l’association entre certaines typologies urbanistiques et les grappes. Bien qu’une grappe, par définition, regroupe des entreprises, des organisations, des fédérations professionnelles occupant différentes positions dans la chaîne de valeurs, force est de constater que certains secteurs investissent plus particulièrement un type d’environnement dans la ville, en raison de contraintes d’espace, de logistique ou d’affectation. La plupart des entreprises occupent des localisations excentrées par rapport aux axes et pôles de développement en projet, à l’exception des entreprises des grappes Brussels Life Tech et Green Technologies, qui sont installées principalement dans des zones d’industrie urbaine le long du canal. De même pour les entreprises localisées sur des campus, sur dix entreprises, sept sont membres de la grappe Brussels Life Tech, en lien avec les hôpitaux universitaires.

Nous pouvons nous interroger sur la pertinence de l’armature multipolaire proposée et mettre en évidence les défis que rencontreront les agents de la planification urbaine dans la consolidation des pôles de développement si la répartition des entreprises des secteurs innovants est plutôt diffuse sur le territoire. Au-delà des points disposés sur la carte, que pouvons-nous apprendre sur l’intégration urbanistique de ces activités ?

Les typologies urbanistiques générées par les grappes bruxelloises sont très variées. Les entreprises de la grappe Ecobuild privilégient les localisations dans des quartiers mixtes, car la majorité de ses membres est composée d’ateliers d’architecture ou d’entreprises-conseils qui présentent peu de contraintes physicospatiales en matière de localisation. Plus de 42 % des maisons ou petits immeubles des quartiers centraux occupés par des entreprises des secteurs innovants le sont par des entreprises de la grappe Ecobuild (tableau 1).

Par ailleurs, les immeubles de bureaux des quartiers centraux sont occupés principalement par les entreprises de la grappe Software in Brussels, dans la mesure où leur choix de localisation se rapproche des choix des entreprises des secteurs tertiaires traditionnels. Les centres d’entreprises et incubateurs de Citydev.brussels accueillent relativement peu d’entreprises des grappes bruxelloises (22). Toujours est-il que plus de 45 % des entreprises des grappes localisées sur les sites de Citydev.brussels sont des entreprises de la grappe Software in Brussels. Cette typologie fait ressortir la diversité d’environnements que doivent favoriser les acteurs publics pour conforter l’économie de la connaissance bruxelloise.

Figure 3

Localisation des entreprises des grappes bruxelloises

Localisation des entreprises des grappes bruxelloises

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Tableau 1

Typologie urbanistique associée aux localisations des entreprises des grappes bruxelloises

Typologie urbanistique associée aux localisations des entreprises des grappes bruxelloises

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Les pôles de développement et le projet urbain

Compte tenu du fait que le projet de PRDD vient seulement d’être approuvé, les impacts de la nouvelle armature spatiale et les difficultés qu’aura l’urbanisme à coordonner les différents processus d’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance à Bruxelles ne peuvent être qu’entrevus. On peut néanmoins faire état d’une disjonction entre le discours tel qu’instrumentalisé par la planification urbaine, d’une part, et la géographie des entreprises innovantes à Bruxelles, d’autre part. Ceci relève d’un processus complexe inhérent au référentiel des régions de l’innovation et, plus largement, au discours néolibéral où « l’entrepreneurialisme urbain se concentre davantage sur la dimension économique et politique du lieu plutôt que sur le territoire » (Harvey, 1989 :7). Essayons de mettre en évidence ces complexités à partir de trois défis auxquels les pouvoirs publics bruxellois seront confrontés.

Un premier défi concerne la capacité des pouvoirs publics à consolider une armature spatiale mixte sur laquelle pourront se greffer de nouvelles activités urbaines. Ce défi implique la capacité de mobiliser des outils et de développer des mécanismes de maîtrise et de développement du foncier, de mobiliser aussi les acteurs des universités dans le projet de développement économique et urbain, et de favoriser enfin la participation de la population et de la société civile à l’évolution des quartiers concernés, principalement sur la question du logement. Ceci est à mettre en relation avec le fait que de nombreux axes et pôles de développement se trouvent dans la ZEUS, zone qui concentre les quartiers les plus défavorisés.

Un deuxième défi est de mettre en place quelques projets urbains stratégiques en allant chercher les acteurs de l’économie de la connaissance, comme cela semble se profiler autour du quartier des universités à Delta, dans l’axe des boulevards militaires et dans le développement du pôle médias à Reyers, à l’est de la ville. Par l’entremise des acteurs responsables de l’aménagement, l’urbanisme jouerait un rôle de médiation avec les entreprises, les universités, les promoteurs et les associations culturelles, en essayant d’aligner des objectifs communs en vue d’une meilleure coordination des stratégies sectorielles. À titre d’exemple, citons l’aménagement d’un parc public sur les sites de la RTBF et de la VRT, dans le cadre du projet Reyers, et la participation de ces deux acteurs aux projets urbains du secteur, profitant de leurs propres stratégies de rationalisation et densification de leurs installations.

Enfin, nous avons pu constater que la majorité des entreprises des grappes sont excentrées par rapport aux axes et pôles de développement projetés. Le troisième défi, pour les agents de l’urbanisme, sera de faire vraiment exister cette armature multipolaire, dès lors que les mécanismes déployés sont relativement faibles face aux logiques des acteurs du développement économique. Par ailleurs, peu d’études ont été faites par les universitaires et les milieux de pratique pour démontrer que la polarisation des activités de ces secteurs dans les quartiers bruxellois est effectivement source d’innovation. Serait-ce l’objectif principal ?

Conclusion

Nous avons abordé l’innovation économique soutenue par les politiques publiques comme discours inscrit dans une logique néolibérale et nous avons montré que ce discours est en train de faire évoluer les processus d’intégration urbanistique des activités économiques dans la planification urbaine à Bruxelles. Cette évolution se reflète explicitement dans le projet de PRDD, en cours d’élaboration depuis 2009, à partir de la définition d’une armature multipolaire qui viendrait mieux répartir les leviers de développement sur le territoire en rompant avec le clivage est-ouest hérité de l’armature radioconcentrique de la ville-région.

Or, l’analyse de l’intégration des activités économiques dans les plans de développement successifs permet de prendre du recul par rapport au caractère novateur et inédit annoncé par les pouvoirs publics, dans la mesure où perdure une continuité dans la désignation des zones stratégiques et un caractère métropolitain qui demeure circonscrit aux limites régionales.

Par ailleurs, l’armature multipolaire annoncée dans le projet de PRDD fait état de 7 axes et de 21 pôles de développement. Confronté aux moyens disponibles et aux enjeux de développement, le plan ne se prononce pas sur une hiérarchisation des priorités, quoiqu’on peut supposer que l’accent sera mis sur le territoire du canal, qui regroupe plusieurs pôles et ZEMU inscrits dans la ZEUS. À quelques différences près, le territoire couvert actuellement par la ZEUS a déjà fait l’objet de politiques ciblées de revitalisation urbaine depuis le début des années 1990. Il s’agira d’orienter les processus d’intégration urbanistique des activités des secteurs productifs dans la zone du canal pouvant mener à l’innovation, comme les technologies vertes et les nouveaux matériaux.

Le cas bruxellois renforce le débat sur l’innovation et le territoire et se complexifie lors de la spatialisation des discours par la planification urbaine et l’urbanisme. La planification urbaine mobilise les ressources du projet de développement économique, basé en l’occurrence sur l’innovation, pour légitimer des interventions urbanistiques visant l’expérimentation de nouvelles formes de mixité urbaine, alors que l’urbanisme de projet assure potentiellement la médiation entre les acteurs du développement économique et les acteurs du développement urbain dans la programmation des projets urbains. L’ancrage des entreprises des secteurs innovants organisées en grappes dans des projets urbains va au-delà de la recherche des conditions optimales pour l’innovation, dans la mesure où le lien de causalité entre innovation et territoire n’est pas établi à cette échelle.

Ceci amène deux considérations finales : 1) la quête de la stimulation de l’innovation par la planification ne peut être le seul objectif des processus d’intégration urbanistique de l’économie de la connaissance. Pareil objectif ne peut en effet justifier les choix de développement urbain dès lors que les décisions qui en découlent ont souvent un impact sur la redistribution des ressources. 2) Or, cet objectif a le mérite de conduire potentiellement à des innovations durant le processus d’intégration urbanistique. Ces innovations peuvent se produire sur le plan technologique, puisque des entreprises bruxelloises sont impliquées dans la fabrication et l’entretien du pôle (technologies vertes, nouveaux matériaux, automatisation, etc.), sur le plan de l’urbanisme dans le montage de projets, telle la création d’un parc public sur les terrains de la RTBF et de la VRT dans le cadre de l’aménagement du pôle médias, ou encore sur le plan institutionnel de la planification urbaine (création d’une plateforme territoriale opérationnelle réunissant des promoteurs fonciers et des acteurs de développement).

N’est-ce pas là le défi d’une région de l’innovation ? Une ville-région qui offre les conditions nécessaires pour attirer de nouvelles ressources tout en contribuant à faire émerger l’innovation localement.