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Introduction

Le lien entre la revitalisation urbaine et l’action des mouvements sociaux urbains a fait l’objet de nombreuses contributions au fil des ans, au Québec (Simard, 2000, 2005 ; Tremblay, 2003, 2004, 2006, 2008 et 2012 ; Divay et Séguin, 2004 ; Divay et Hamel, 2006 ; Caillouette et Morin 2007 ; Ulysse et Lesemann, 2007 ; Simard et al., 2011 ; Filion et Kramer, 2012 ; Patsias, 2012) autant qu’en France (Blondiaux et Sintomer, 2002 ; Donzelot, 2003 ; Bacqué, 2006 ; Sintomer, 2009). Cette convergence ne surprend guère car, dans le cadre de la mondialisation, le trait marquant des changements sociaux est que « l’archipel mondial » s’organise selon un réseau de villes mondiales. On a donc beaucoup écrit sur les villes et l’urbain depuis une vingtaine d’années (Veltz, 1996 ; Lafontaine, 2002 ; Fontan et Klein, 2004 ; Manzagol, 2009 ; Sassen, 2009). Ces recherches ont renouvelé l’étude des villes, mais elles ont essentiellement porté sur les (très) grandes métropoles, et fort peu sur les villes de taille inférieure.

Au Québec, traiter de l’urbain revient presque toujours à considérer Montréal et Québec où vit environ la moitié de la population québécoise. Toutefois, l’action des mouvements sociaux urbains dans les villes moyennes du Québec [1] commence à être de plus en plus étudiée. On retiendra, notamment, les études de Ulysse et Lesemann (2007) sur la revitalisation intégrée à Trois-Rivières, l’étude du quartier de Sherbrooke par Caillouette et Morin (2007), celles de Simard et Ouellet (2005) sur les villes du Saguenay–Lac-Saint-Jean, celles de Tremblay et Tremblay (2012)sur le centre-ville de Chicoutimi, ainsi que le travail plus ancien de Bruneau (1989) sur les villes moyennes.

Nous proposons, dans ce texte, d’explorer les enjeux et les défis de la revitalisation intégrée dans les espaces centraux de trois villes moyennes du Québec, situées dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, c’est-à-dire les arrondissements de Chicoutimi et Jonquière à Saguenay et la ville d’Alma [2]. Il s’agit de décrire et d’analyser les actions de groupes communautaires à partir du cadre de la revitalisation intégrée et de la théorie des mouvements sociaux afin de comprendre pourquoi il semble si ardu de mobiliser la « société civile locale » selon une approche territoriale et intégrée. Nous cherchons à saisir comment les organismes communautaires de ces villes conçoivent leur ancrage dans l’espace social du centre-ville, où ils sont très fréquemment situés. Après avoir brièvement rappelé comment semble se poser la question de la revitalisation des espaces centraux, nous présenterons quelques données tirées d’une enquête en cours auprès de ces organismes. Comme on le verra, quelques traits généraux communs qui peuvent expliquer les difficultés de mobilisation s’en dégagent. Ils touchent à ce que nous appellerons l’ancrage social et l’ancrage spatial de ces organisations.

L’enjeu théorique de la revitalisation des centres-villes

Plusieurs approches du développement social urbain ont été élaborées afin de corriger les conditions socioéconomiques défavorables vécues par les populations de quartiers ou de territoires en dévitalisation. L’approche de la revitalisation intégrée est l’une d’elles et elle apparaît comme l’une des plus novatrices puisqu’elle permet de lier la revitalisation urbaine à l’amélioration des conditions sociales et économiques des populations des espaces dévitalisés. Au Québec, plusieurs auteurs (Simard, 2000 ; Simard et Ouellet, 2005 ; Divay et Hamel, 2006 ; Ulysse et Lesemann, 2007) ont cherché à définir et à documenter les approches de revitalisation intégrée. Parmi eux, Divay et Hamel (2006) ont exploré la revitalisation urbaine intégrée à partir d’une expérience montréalaise. Ils présentent la revitalisation urbaine intégrée comme une façon d’améliorer les conditions de vie et la qualité de vie dans les territoires qui subissent la dévitalisation. De plus, cette approche propose une vision globale à long terme du processus de revitalisation, dans une démarche concertée de participation entre les instances publiques, communautaires et citoyennes des espaces à revitaliser. Elle englobe aussi des objectifs de lutte contre la pauvreté dans une perspective qui cherche à intervenir directement sur les causes de la pauvreté, plutôt que se limiter à une approche palliative des problèmes sociaux. Les grands thèmes souvent reliés au développement social et à l’aménagement urbain y sont aussi repris : participation sociale, cohabitation harmonieuse, développement local, recomposition du tissu social et l’amélioration du cadre de vie. Il faut mentionner d’entrée de jeu que l’expérience de la revitalisation urbaine intégrée montréalaise relève d’un programme instauré par la Ville de Montréal. Les expériences de revitalisation intégrée dont il est question dans ce texte, comme celle de Trois-Rivières, émergent d’abord des acteurs de la société civile, bien que d’autres acteurs (municipalités, entreprises, etc.) puissent être associés à la démarche.

L’approche de la revitalisation intégrée est aussi reprise et définie par les praticiens eux-mêmes. Ils la décrivent comme une approche multiréseaux, qui peut s’effectuer autant en milieu urbain que rural et qui est axée sur la concertation intersectorielle et territorialisée [3]. Pour le Réseau québécois de revitalisation intégrale (RQRI), cette perspective se base sur la participation citoyenne et a pour objectif l’amélioration de la qualité de vie des populations.

L’approche de la revitalisation intégrée peut également être mise en relation avec plusieurs autres courants urbanistiques et approches de développement urbain, notamment le courant urbanistique du Nouvel urbanisme et du Smart growth dont l’objectif est, selon Filion et Kramer (2012), « de réduire l’impact environnemental et financier de la croissance urbaine tout en favorisant une plus grande qualité de vie », notamment en décourageant l’usage de l’automobile dans les centres. De plus, l’approche du développement communautaire urbain durable et du développement local viable (Gagnon, 1995 ; Nozick, 1995 ; Donzelot, 2003 ; Caillouette et Morin, 2007 ; Tremblay, 2003 et 2008) est basée non seulement sur l’aménagement urbain au sens traditionnel du terme, mais aussi sur son intégration aux autres dimensions de la vie des habitants : sociale, familiale, communautaire, environnementale, culturelle et économique, sans oublier l’implication de la communauté dans la façon de penser et de mettre en oeuvre l’aménagement et le développement de l’espace urbain. Il est davantage question ici d’une approche de développement que d’une approche d’aménagement urbain.

Le trait le plus remarquable de ces définitions est sans doute l’accent mis sur la notion de qualité de vie et sur l’approche transversale, globale et non sectorielle (c’est ce que signifie le terme « intégrée ») qui en découle. L’approche de la revitalisation intégrée, avec les principes, critères et objectifs présentés par ces différents auteurs, a servi de cadre d’analyse pour examiner le cas des centres-villes de Chicoutimi, Jonquière et Alma comme lieux de revitalisation par les acteurs communautaires qui oeuvrent sur ces territoires.

Les acteurs sociaux, en l’occurrence les groupes communautaires qui oeuvrent sur le territoire local et, particulièrement, dans les espaces où se concentrent la pauvreté et la dévitalisation, peuvent être considérés comme acteurs de transformation sociale (Moulaert et al., 2010). Cependant, le contexte québécois des années 1990 et 2000 a vu les traits des mouvements sociaux changer considérablement sous l’effet conjugué de la mondialisation et du néolibéralisme (Beaudry, 2000). Parmi ces changements, nous pouvons mentionner : l’approche consensuelle qui est survalorisée, l’idéologie entrepreneuriale, promulguée comme la nouvelle façon de passer à l’action, ainsi que la préservation des identités personnelles et collectives, devenue un enjeu fondamental (Honneth, 2008). En tenant compte du contexte macrosocial, l’enjeu qui se pose dans les centres-villes de villes moyennes en région est de voir comment les groupes communautaires et les entreprises d’économie sociale peuvent se mobiliser pour oeuvrer dans un même projet de revitalisation territoriale au centre urbain de la ville. Autrement dit, nous cherchons à cerner comment les organismes communautaires et les entreprises d’économie sociale peuvent inclure les problématiques sociales sur lesquelles ils travaillent déjà, dans un projet de recomposition sociale et territoriale de l’espace urbain que sont les centres-villes de Chicoutimi, d’Alma et de Jonquière.

Méthodologie

Afin de répondre à la question de départ portant sur les enjeux et les défis de la revitalisation dans les espaces centraux des villes moyennes, notre méthode est essentiellement qualitative. Elle s’appuie en bonne partie sur des entrevues et de l’observation directe effectuées pendant plus de 10 ans. Nous avons participé à diverses organisations oeuvrant dans le champ du développement économique communautaire ou du développement des communautés, principalement dans les secteurs de Chicoutimi et de Jonquière [4]. Cette participation fut parfois à titre militant ou bénévole, parfois à titre d’agent de développement professionnel ; nous avons parfois accompagné des groupes et, parfois, agi à titre d’instigateur d’organisations ou d’événements. Les informations sur ce secteur proviennent essentiellement de cette « participation observante » et des notes accumulées au cours de ces années. Cette pratique informelle nous donne l’avantage de voir « du dedans » l’action des organisations considérées. Nous avons aussi utilisé les enseignements de recherches plus formelles, dont plusieurs ont donné lieu à des publications (Tremblay, 2004, 2006 et 2010) L’étendue de la période de collecte nous permet de dépasser l’immédiateté et de considérer les choses dans une perspective longue qui permet un regard plus global et objectif. Cette participation à la pratique, jointe à des recherches plus classiques, nous permet aussi de mettre en contexte et de mieux interpréter les déclarations, voire de mieux percevoir les écarts entre le discours et la pratique, ce que n’autorise pas toujours une simple ronde d’entrevues. Cependant, l’objectivité se distinguant de la neutralité, notre point de vue ne saurait prétendre au détachement.

Sur cette base, la recherche a été ensuite élargie à d’autres localités. Les renseignements sur Jonquière et Alma proviennent aussi d’une douzaine d’entretiens avec un total de 14 intervenants sociaux (organisateurs, coordonnateurs, animateurs) choisis comme « acteurs stratégiques » (Pires, 1997). Employées des organisations considérées, ces personnes ont été abordées en tant que porte-parole de ces groupes ; les entretiens, intégralement retranscrits, ont été codés selon les unités de sens (Dey, 1993) et considérés moins comme des expressions de la particularité individuelle de la personne qui parle que comme des énoncés exprimant la position du groupe. C’est donc la ligne générale du discours qui a retenu notre attention plus que la palette des variations individuelles.

Ces entretiens ont suivi la stratégie des entrevues semi-dirigées, où le protocole permet l’énonciation la plus libre possible, tout en assurant une focalisation sur la thématique désirée par l’intervieweur (Fontana et Frey, 1998). Le canevas était divisé en quatre sections portant sur les pratiques d’usage de l’espace des centres. La première section portait sur une description du cadre et des conditions de vie de la population résidante et du sentiment d’appartenance de l’organisation au quartier. La seconde abordait l’intégration des usagers à la vie de l’organisme, en incluant des thèmes comme mobilisation, recrutement, participation aux activités et événements. La troisième section concernait les liens avec les autres acteurs significatifs pour l’organisme ; il s’agissait des acteurs publics (municipaux, provinciaux, etc.), mais aussi des diverses tables de concertation auxquelles participait l’organisation, car il s’agit d’une activité importante pour les organismes communautaires. Enfin, la dernière partie de l’entretien a porté sur des actions et analyses touchant la lutte à la pauvreté et à l’exclusion ; on y a traité d’économie sociale et solidaire, mais aussi d’aide directe, de défense des droits et de conscientisation. Ces entretiens se sont déroulés dans les locaux des organismes et ont duré de 40 à 90 minutes. En somme, les données sont de sources diverses et cette hétérogénéité est certainement une des limites de l’information dont nous disposons, mais elle est aussi un avantage.

Le cas du centre-ville de Chicoutimi

Le quartier du centre-ville de Chicoutimi est un pôle d’attraction commercial situé au coeur de la ville, où vivent près de 4000 personnes [5] (figure 1). Le centre-ville de Chicoutimi constitue le pôle central de l’arrondissement de Chicoutimi de la ville fusionnée de Saguenay. Les statistiques montrent que le centre urbain de l’arrondissement est un espace où se concentrent plusieurs caractéristiques de dévitalisation sociale et économique : vieillissement de la population, pourcentage plus élevé de familles monoparentales et de personnes seules, appauvrissement marqué de la population (tableau 1), sans compter la désuétude des bâtiments, la concentration des logements sociaux et l’activité économique liée à la fluctuation des cycles économiques.

Figure 1

Le quartier centre-ville de l'arrondissement de Chicoutimi

Le quartier centre-ville de l'arrondissement de Chicoutimi
Source: Ouellet, Simon (2006) Atlas électronique du Saguenay-Lac-Saint-Jean http://atlas.uqac.ca/saguenay-lac-saint-jean/index.php

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Tableau 1

Profil socioéconomique du centre-ville de l'arrondissement de Chicoutimi en 2006

Profil socioéconomique du centre-ville de l'arrondissement de Chicoutimi en 2006
Source: Statistique Canada. Recensement de 2006, compilation selon les aires de diffusion

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Devant cet état de fait, plusieurs organismes communautaires localisés dans le secteur du centre-ville se sont regroupés pour tenter d’améliorer les conditions et la qualité de vie au centre urbain. Cependant, la mobilisation semble difficile et plusieurs éléments font obstacle à une véritable mobilisation des forces sociales oeuvrant sur ce territoire. Ces difficultés de mobilisation sont liées à l’inscription sociale et territoriale des organismes communautaires établis dans le centre de Chicoutimi.

Sur le plan social, il appert que la base sociale (les « usagers ») des organismes communautaires est formée de « populations cibles » définies par le ou les problèmes qu’elles portent. Ainsi, les usagers sont conçus selon des problématiques qui reproduisent plus ou moins parfaitement celles des programmes sociaux et sanitaires de l’État. En plus d’être modelée sur celle de l’État, la vision de l’intervention sociale apparaît, de ce fait, morcelée et moins globale.

Par ailleurs, les difficultés financières et la dépendance aux subventions de l’État amènent une compétition entre organisations pour l’accès à un financement rare, précaire et toujours insuffisant. On voit aussi divers efforts pour limiter la concurrence. En d’autres termes, on assiste souvent à des tentatives d’hégémonisation du champ local par certaines organisations. La solidarité et le front uni pour une mobilisation apparaissent dès lors difficilement réalisables.

Enfin, on voit réapparaître la coupure entre l’économie et le social. La scène locale est marquée par une césure profonde entre les organisations communautaires offrant des services et les organisations de l’économie sociale faisant du développement à caractère plus économique. Telles deux solitudes qui coexistent, les entreprises d’économie sociale et les organismes communautaires semblent peu intéressés à la pratique des organisations qui diffèrent d’eux-mêmes, auxquelles ils demeurent souvent étrangers, même s’ils sont souvent concernés par les mêmes problèmes.

Ces caractéristiques de l’inscription sociale des groupes permettent de mieux comprendre le deuxième ensemble de facteurs que constitue l’« inscription spatiale » des organisations. S’appuyant non pas sur un territoire où la complexité des rapports sociaux se déploie, mais sur des populations définies en fonction des programmes qui les découpent selon les problèmes qu’elles portent, le territoire où sont ancrés les organismes apparaît peu pertinent et peu pris en compte dans les interventions et les problématiques traitées par les groupes. De ce fait, il y a un manque de vision globale, transversale, des conditions de vie et de la qualité de vie à l’échelle du territoire urbain.

Malgré tout, depuis quelques années, un certain nombre d’organismes communautaires commencent à travailler dans une perspective plus intégrée à l’échelle du territoire du centre urbain de la ville. Des expériences novatrices de revitalisation sociale et communautaire commencent à se déployer tant au centre-ville, avec le projet d’Éko-Kartier en 2010-2011 du centre-ville de Chicoutimi (Bisson et Chrétien-Pineault, 2012), que dans certains autres quartiers attenants (avec notamment le Carrefour communautaire Saint-Paul, dans le quartier Saint-Paul, Les Fous de bassin, la Place du Presbytère et la coopérative VERTE dans le quartier du Bassin). Ces quartiers partagent des problèmes identiques à celui du centre-ville, touchant notamment la pauvreté et la dévitalisation urbaine. Ces expériences tentent de lier la recomposition du tissu social urbain avec l’économie sociale, l’aménagement écologique urbain, l’agriculture urbaine, le développement social, etc.

Le cas du centre-ville de l’arrondissement de Jonquière

Comme mentionné, l’arrondissement de Jonquière fait partie de la grande ville de Saguenay depuis la fusion en 2002. Avant la fusion, la ville de Jonquière comptait 54 842 habitants. L’arrondissement de Jonquière est polycentrique, c’est-à-dire qu’il compte trois centres-villes distincts : ceux du secteur Jonquière, de Kénogami et du secteur Arvida [6]. Mais le centre-ville de Jonquière est considéré comme celui qui a le meilleur potentiel d’attraction et de développement de l’arrondissement (Paquin Recherches et associés, 2005). En 2006, ce quartier comptait 4678 personnes et 27 % de la population de ce quartier était à faible revenu (figure 2). Les centres-villes de Jonquière et de Kénogami [7] subissent particulièrement les manifestations liées à la dévitalisation, comme la pauvreté, la désuétude des bâtiments et le déclin commercial. Ils sont semblables au centre-ville de l’arrondissement de Chicoutimi, bien que la proportion de personnes à faible revenu y soit moins élevée (tableau 2).

Figure 2

Le quartier centre-veille de l'arrondissement de Jonquière

Le quartier centre-veille de l'arrondissement de Jonquière
Source: Ouellet, Simon (2006) Atlas électronique du Saguenay-Lac-Saint-Jean http://atlas.uqac.ca/saguenay-lac-saint-jean/index.php

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Tableau 2

Profil socioéconomique du centre-ville de l'arrondissement de Jonquière en 2006

Profil socioéconomique du centre-ville de l'arrondissement de Jonquière en 2006
Source: Statistique Canada, Recensement de 2006, compilation selon les aires de diffusion

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Sur le plan de l’inscription sociale et spatiale des organismes communautaires, on trouve des groupes communautaires dans les trois centres-villes de l’arrondissement de Jonquière. Ces organismes touchent plusieurs catégories sociales selon les services qu’ils offrent et les besoins auxquels ils répondent. Ces services sont très diversifiés ; ils se retrouvent notamment dans les domaines du loisir pour enfants, de l’intervention auprès des adolescents, de la récupération et de la vente d’objets recyclés, des services budgétaires, de la sécurité alimentaire, de l’aide aux familles, de la défense des droits, notamment la défense des droits des locataires de HLM, etc.

Le réseautage entre les organismes communautaires s’effectue essentiellement par l’intermédiaire de la Corporation de développement communautaire (CDC), de la Table de lutte contre la pauvreté et du Centre de santé et de services sociaux de Jonquière (CSSSJ). D’ailleurs sur le plan du réseautage, il faut souligner l’importance du travail de concertation effectué par celui-ci. En effet, certains de ces organismes ont des liens ponctuels avec la municipalité, des élus ou d’autres institutions, mais le CSSSJ semble être le seul qui réussit à tous les réunir autour d’une table de concertation.

La présence et l’aide de la municipalité, par l’intermédiaire des élus ou des fonctionnaires, apparaissent moins importantes pour ces organismes et semblent plus ponctuelles que régulières. Seul le dossier de la revitalisation du centre-ville de Jonquière semble susciter des liens entre les élus et certains organismes communautaires.

Concernant la participation et la mobilisation des usagers, les organismes rencontrés sont davantage centrés sur la distribution des services. Ils accompagnent les personnes et tentent de répondre à leurs besoins. Ils travaillent aussi à briser l’isolement des personnes, jeunes et moins jeunes, qui vivent des situations difficiles liées notamment à la précarité et au manque de ressource. La prise en charge des personnes par elles-mêmes (autonomisation) est également un aspect important de leur action, notamment par la défense des droits, les services budgétaires, l’aide aux familles, le réseautage ainsi que la récupération et le recyclage.

Les organismes communautaires situés à Jonquière touchent plutôt des problématiques sectorielles et sont peu touchés par la dimension territoriale des problèmes qu’ils traitent. Les difficultés concernant les conditions de vie au centre-ville de Jonquière semblent assez bien connues des organismes communautaires rencontrés, mais elles ne paraissent pas faire l’objet d’un consensus et d’une préoccupation collective de la part de ces groupes. Par opposition, le thème de la lutte à la pauvreté apparaît comme un objet commun à tous les organismes communautaires étudiés. Malgré cela, certaines difficultés liées au transport, à la présence de maisons de chambres, au manque d’espaces verts et à la sécurité dans le quartier sont identifiés comme des problèmes du centre-ville. Les propos d’un informateur en témoignent :

Le principal problème que je mentionnerais au niveau du quartier […] Si on parle au niveau enfants, c’est sûr que le transport est une certaine problématique. […] Alors, il y a une petite problématique de transport peut-être au coeur du centre-ville par rapport aux écoles de quartier. La deuxième problématique que je vois, […] la corporation Partenaires centre-ville travaille fort aussi à mobiliser les gens, c’est quelque chose qui est bien, il y a encore beaucoup de démarchage à faire à ce niveau-là. Bon… présentement on entend beaucoup parler, la rue St-Dominique a pas mis sa plus belle robe là, il y a beaucoup de locaux vides et de restaurants vacants et des gens […] elle n’est pas exploitée à 100 % […] on sent pas la revitalisation au coeur même là, ça… ça nous inquiète un petit peu au niveau de notre centre-ville.

entrevue no1

La prise en compte de la dimension territoriale varie d’un organisme à l’autre. Pour certains, la revitalisation des espaces centraux apparaît très importante et liée à leur mission (loisirs, commerce d’objets recyclés, service budgétaire) alors que pour d’autres, l’ancrage est essentiellement sectoriel et non lié au territoire (aide aux familles, mobilisation dans les HLM, etc.).

Le cas du centre-ville d’Alma

Alma est une ville d’environ 30 000 habitants située à l’est du lac Saint-Jean, à sa décharge, origine de la rivière Saguenay. Elle rassemble la plus grande partie de la MRC Lac-Saint-Jean-Est (52 247 habitants) pour laquelle elle joue, comme pour toute la sous-région, le rôle de centre sous-régional. À la différence de beaucoup de localités, sa situation démographique est plutôt favorable (sa population a crû de 4,3 % entre 2001 et 2006), car elle profite grandement des activités industrielles attirées par le bassin hydroélectrique du lac Saint-Jean, ce qui n’empêche pas que 75 % des emplois y soient du secteur tertiaire [8]. Selon la description qu’en faisaient Simard et Ouellet :

Le centre-ville se localise près de la Petite décharge, notamment autour des rues commerciales Sacré-Coeur et Collard. […] Le centre-ville d’Alma réunit plus de 300 commerces et services professionnels dont plus de la moitié est liée au mail commercial de la Plaza d’Alma.

2005 : 65

En 2006, ce centre-ville regroupait 1663 personnes, dont 25 % vivaient dans des ménages à faible revenu (figure 3 et tableau 3). Cependant, globalement, les statistiques montrent une situation plus enviable pour les résidants du centre-ville d’Alma que pour ceux de l’arrondissement Jonquière et surtout ceux de l’arrondissement Chicoutimi.

Figure 3

Alma et son centre-ville

Alma et son centre-ville
Source: Simard et Ouellet (2005)

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Tableau 3

Profil socioéconomique du centre-ville d'Alma en 2006

Profil socioéconomique du centre-ville d'Alma en 2006
Source: Statistique Canada, Recensement de 2006, compilation selon les aires de diffusion

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La ville d’Alma est connue depuis longtemps pour la vitalité de sa vie communautaire (Savard, 1986 ; Klein et Gagnon, 1989). Au moment de l’enquête (automne 2010), elle compte une soixantaine d’organismes communautaires oeuvrant dans la plupart des champs d’activité associés au développement social.

De l’avis de nos informateurs, il est facile de savoir où se trouve le centre-ville d’Alma, car il concentre la plupart des activités communes à la ville. Il est aussi assez distinct des autres secteurs : les activités commerciales y sont nombreuses bien que fragiles et demandent une attention soutenue ; la population environnante y est en situation économique difficile plus fréquemment que dans les quartiers avoisinants.

Bien que les organisations communautaires se trouvent un peu partout dans la MRC, celles qui ont une portée un peu plus large que le seul milieu local tendent à se retrouver à Alma, où beaucoup s’installent dans le centre, sur la rue principale, ou pensent y déménager. Cette concentration est facilitée par la présence d’un immeuble où la communauté religieuse qui en est propriétaire met des locaux à leur disposition. Les organisations y trouvent des espaces pour leurs activités (gestion, réunions, réception des usagers, etc.) à des coûts qui respectent leurs moyens limités. Cela les rapproche de leurs usagers, dont une bonne partie demeure dans les environs, à distance de marche. Les organismes rencontrés sont bien au fait des avantages que recèle cette localisation.

En plus de les rendre accessibles à des gens peu fortunés ne pouvant guère se payer une automobile [9], cette proximité facilite les échanges entre les groupes en leur permettant de se croiser quotidiennement. Le fait que le quartier jouit, de l’avis de plusieurs, d’une bonne réputation (sécuritaire, bénéficiant de services, facile d’accès, etc.) est un argument supplémentaire pour s’y localiser. Dans les termes d’une informatrice :

Ici, c’est un quartier qui est bien sûr le centre-ville d’Alma, donc c’est un quartier je dirais où il y a aussi les parcs de logements peut-être… plus de personnes à faible revenu parce que souvent les personnes à faible revenu vont vouloir demeurer proche du centre-ville, que tout soit accessible. […] Et c’est un quartier commercial, proche de tous les services.

entrevue no 9

On voit que l’ancrage spatial ne va pas sans ancrage social. Celui-ci semble motiver celui-là, c’est-à-dire que la proximité entre organisations facilite les liens informels entre elles. Ces liens sont aussi en bonne partie formalisés, par exemple par l’appartenance à la Corporation de développement communautaire (CDC) et par la participation à de très nombreuses tables de concertation [10]. De même, ce que certains ont appelé « l’accréditation » par la municipalité permet l’obtention de certains services en nature. Pour ce qui est des rapports aux usagers, les personnes rencontrées rappellent que leurs organismes sont des OBNL (organismes à but non lucratif). À ce titre, les usagers sont (parfois) membres des conseils d’administration, mais cela demeure peu fréquent : la logique dominante des organisations en est une essentiellement de service. En cela, ces organismes semblent assez typiques (Boivin et al., 2009). Cela n’empêche pas une recherche d’autonomisation ou d’éducation populaire auxquelles tiennent plusieurs organisations, mais cette volonté ne signifie pas obligatoirement une participation des usagers aux décisions d’orientation. Pour les liens avec la population en général (ce qui inclut les usagers), les moyens médiatiques sont très largement utilisés.

Les problématiques communes

Le tableau 4 résume les principaux traits des informations rassemblées, en relevant les similitudes et les différences entre les trois localités étudiées. Concernant la dévitalisation des espaces centraux, les problèmes sont assez semblables d’un arrondissement à l’autre et d’une ville à l’autre. Cependant, la concentration de la pauvreté apparaît beaucoup plus importante dans le centre-ville de l’arrondissement Jonquière et, surtout, dans celui de Chicoutimi. La pauvreté, le déclin commercial et la vétusté des bâtiments apparaissent moins accentués à Alma. D’autres problèmes locaux, notamment ceux liés au transport, ressortent à Jonquière et à Alma. Enfin, pour ce qui est de la prise en compte de la problématique territoriale, celle-ci est peu présente, tant à Chicoutimi et Jonquière qu’à Alma. L’approche sectorielle se dégage comme une caractéristique commune des groupes rencontrés dans les trois villes. L’emprise de l’État par l’intermédiaire des programmes sociaux et sanitaires apparaît prépondérante dans les trois territoires. Conséquemment, le peu de mobilisation liée aux problématiques territoriales des centres-villes ressort comme un trait dominant dans les trois villes étudiées. Le trait le plus notable nous semble la sectorisation des activités de ces organismes, qui ont peu à peu repris le découpage du social proposé par les divers ministères chargés des affaires sociales.

Tableau 4

Problématiques communes

Problématiques communes

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Bâtir un projet de revitalisation intégrée au centre urbain ?

À la lumière des informations recueillies sur les problèmes, les actions et les perceptions des groupes communautaires dans les centres-villes de Jonquière, Alma et Chicoutimi, plusieurs questions demeurent. Comment expliquer les difficultés de mobilisation liées aux dimensions territoriales des problématiques traitées dans les espaces urbains où les organismes communautaires interagissent ? La coordination territoriale entre les organismes oeuvrant dans un même milieu urbain apparaît-elle vraiment nécessaire et quels sont les effets de ce manque d’intégration entre les différentes actions de ces organismes oeuvrant dans les centres-villes ? Il faut revenir aussi à la question posée au départ de ce texte : est-ce que les groupes communautaires pourront vraiment se mobiliser pour oeuvrer dans un même projet de revitalisation territoriale au centre urbain de leur ville ?

Sur les problèmes de mobilisation, on assiste, dans les trois territoires étudiés, à une même tension entre la nécessité de répondre aux besoins des personnes qui relèvent de la sphère individuelle, voire privée, et celle de la collectivisation des solutions qui s’inscrivent non seulement à l’échelle des populations ciblées, mais aussi à celle des territoires locaux. Ainsi, la communauté symbolique (White, 1994), dont les organismes constituent les frontières, devient plus prégnante que celle liée au territoire. En effet, il est difficile de s’identifier et de s’investir dans des territoires en détérioration depuis plusieurs décennies, comme c’est le cas du centre-ville de Chicoutimi (Tremblay, 2004 et 2006) surtout quand les conditions matérielles de vie des personnes ne sont pas assurées. Il est vrai que les caractéristiques sociales des territoires sont le reflet des rapports sociaux (Lefebvre, 1974) qui sont établis dans ces espaces, mais la revitalisation intégrée a précisément pour objectif de travailler sur les rapports sociaux de pauvreté à l’intérieur des territoires dévitalisés.

Sur la question de la nécessité de la coordination des organismes, il apparaît que ce déficit d’intégration empêche de faire, des centres-villes, de véritables milieux de vie où le développement social irait de pair avec l’appropriation du territoire urbain pour améliorer à la fois les conditions de vie et le cadre de vie des populations. En d’autres termes, ce manque ne favorise pas l’adéquation entre les besoins des populations qui habitent ces espaces et les interventions à l’échelle des territoires urbains. L’amélioration des bâtiments locatifs (sans gentrification), le développement des espaces verts urbains, l’aménagement de lieux publics, la mise en oeuvre de services de proximité dans les centres urbains, etc. sont autant de moyens qui relèvent d’une vision d’ensemble où les divers acteurs du milieu sont appelés à participer à la revitalisation intégrée de leur quartier.

Enfin, il apparaît que, pour réaliser un projet commun de revitalisation intégrée, certaines conditions doivent être mises en place. Il nous semble qu’il faille d’abord collectiviser les enjeux et la conscience de l’ancrage social et territorial des organisations et des personnes afin que les dimensions individuelles, collectives et territoriales soient mieux reliées. Pour ce faire, il apparaît crucial de développer l’information et la réflexion sur la dimension spatiale des conditions sociales d’existence des résidants des centres-villes. Dans le même sens, il est important d’établir des mécanismes, institutions et organisations rejoignant (médiatisant) la dimension individuelle et la dimension collective des conditions de vie des personnes sur le territoire urbain. Ainsi, la création d’un espace public local où les personnes et les groupes peuvent s’exprimer librement sur l’amélioration des conditions de vie et du cadre de vie apparaît comme une condition incontournable pour une plus grande collectivisation des enjeux sociaux et territoriaux locaux. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté de cet enjeu, car la vision curative des problèmes sociaux revient à les privatiser et à les individualiser. Cela signifie le plus souvent qu’on en fera porter la responsabilité aux personnes, en faisant silence sur les causes structurelles (Lamont et Small, 2010).

Finalement, pour être en mesure d’élaborer un projet de revitalisation sociale et territoriale allant au-delà du repli social, de la conflictualité latente et du pragmatisme ambiant, il nous semble qu’il faille travailler sur la conscience territoriale (Klein, 2008) en développant le sentiment d’appartenance au territoire urbain. C’est à partir de ce sentiment d’appartenance et de la collectivisation des enjeux sociaux et territoriaux qu’un véritable projet de revitalisation intégrée pourra émerger dans les centres-villes de ces villes moyennes. Voilà un objectif qui touche au premier chef la pratique du développement local, mais il devrait aussi concerner les personnes oeuvrant dans le champ de la recherche, car les facteurs permettant de comprendre et d’accroître ce sentiment d’appartenance ne sont encore saisis que bien confusément.

Les diverses expériences d’intervention de quartier mises en oeuvre à Chicoutimi, et particulièrement le projet de l’Éco-Kartier du centre-ville qui a émergé en 2010-2011, montrent cependant que l’approche de la revitalisation intégrée est en train d’apparaître au centre-ville de Chicoutimi. Nous pouvons escompter que d’autres expériences seront tentées également dans les villes voisines. L’approche de la revitalisation intégrée, associant recomposition du lien social, économie sociale, développement social et aménagement urbain écologique semble en voie d’essaimer tant au Saguenay– Lac-Saint-Jean, que dans certaines autres villes moyennes du Québec. Mais, comme le mentionne Aubin (2012), cette approche requiert des interventions sur le long terme et il s’agira d’observer dans les prochaines années quels sont les traits distinctifs des expériences de revitalisation intégrée qui émergent dans les villes moyennes du Québec.