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Milton Santos (1926-2001) est l’un des plus importants intellectuels des sciences humaines du Brésil et le principal représentant de la géographie latino-américaine des dernières décennies. Au cours d’un demi-siècle de carrière, Santos s’est engagé à construire une école de pensée géographique « du Sud » en refusant la reproduction directe des théories et des concepts formulés par les intellectuels « du Nord ». Toutefois, son objectif d’élaborer une théorie de la géographie en périphérie du capitalisme n’a pas négligé l’importance d’un dialogue avec la littérature académique internationale, en particulier auprès des auteurs classiques français qui ont fortement influencé son travail. Comme le remarquent si bien les directeurs de l’ouvrage dans leur chapitre d’introduction, les théorisations de Santos contiennent des caractéristiques qui sont aujourd’hui attribuées à la pensée postcoloniale, tandis que ses critiques de la colonialité du savoir se sont démarquées bien avant que celles-ci deviennent un débat en vogue. Même si les efforts de Santos pour le renouvellement de la géographie ont été reconnus internationalement – il a été lauréat du prix Vautrin-Lud, le « prix Nobel de la géographie », en 1994 – une grande partie de son oeuvre reste inexplorée en dehors de l’Amérique latine. Dans le but de combler ce déficit, Melgaço et Prouse nous offrent un ouvrage collectif en anglais qui s’organise en douze chapitres et qui comprend également plusieurs photos, une bibliographie sélective et une biographie du géographe.

Dans le chapitre d’introduction, Melgaço et Prouse expliquent d’abord leurs motivations pour l’élaboration de ce livre et la division des parties. Le deuxième chapitre est une traduction anglaise d’un article de Santos publié en 1994, dans un moment d’effervescence du débat sur la mondialisation et sur les hypothèses autour de la « fin de la géographie »: The return of the territory. Cet article nous offre une réinterprétation de la conceptualisation traditionnelle du territoire et choisit la métaphore du « retour » pour souligner qu’en dépit de la transnationalisation croissante des espaces par les réseaux, les territoires habités et utilisés créent de nouvelles synergies qui remettent en question le monde et lui impose une « revanche ». Les dix chapitres qui suivent sont écrits par douze auteurs – dont plusieurs sont des jeunes chercheurs ou professeurs – engagés avec l’oeuvre de Santos et sa théorie. Différents thèmes sont traités, se penchant toujours sur l’application de la théorie du géographe à des contextes particuliers et à des situations complexes existant au Brésil. Ces thèmes enrichissent le développement de la recherche en géographie, bien que les chapitres présentent des irrégularités – comme c’est souvent le cas dans les ouvrages collectifs. Les auteurs présentent leurs analyses des concepts-clés de la théorie de Santos tels que le « milieu technico-scientifique-informationnel », le «territoire utilisé», les « deux circuits de l’économie (supérieur et inférieur) », « l’économie politique du territoire », la « psycosphère » et la « technosphère », le « système d’objets » et le « système d’actions », les « verticalités » et les « horizontalités », etc. Les thématiques abordées sont aussi diverses que les exemples réunis dans l’oeuvre de Santos : l’expansion de l’agro-industrie, l’espace urbain, l’aménagement du territoire, le fédéralisme brésilien, les territoires autochtones, les aires naturelles protégées, etc. Ce sont des discussions indispensables pour ceux qui veulent approfondir leurs connaissances de la réalité brésilienne, surtout en fonction de la faible quantité d’articles en français ou en anglais publiés par les géographes brésiliens. De plus, ce livre est primordial pour les géographes qui ne sont pas familiers avec le vocabulaire sophistiqué et les concepts de Santos.

En plus d’avoir soutenu sa thèse de doctorat à l’Université de Strasbourg en 1958, Santos a publié une dizaine de textes en français et quelques-uns de ses livres ont été traduits par des maisons d’éditions françaises. En 1988, il publiait dans ces mêmes Cahiers de géographie du Québec l’un de ses articles les plus populaires (Santos, 1988). Il est intéressant de constater que la publication du livre de Melgaço et Prouse se fait exactement dix ans après la publication par Jacques Lévy d’un volume d’hommage à Santos en français (Lévy, 2007). Il est dommage de voir qu’après une décennie, Santos est encore très peu cité dans les milieux anglophones et francophones, même par ces chercheurs qui s’aventurent à étudier la réalité brésilienne. Une simple requête dans un moteur de recherche en ligne, comme Google Scholar, nous révèle que l’immense et indispensable oeuvre de Santos reste « coincée » à l’intérieur de l’Amérique latine. Comme il l’a si bien remarqué, la mondialisation est un phénomène sélectif et hiérarchisant qui se reflète également dans la manière dont la production scientifique s’organise. Cet ouvrage est pourtant une nouvelle occasion pour le « Nord global » de connaître le travail pionnier de ce « philosophe du mondial ».