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Le dialogue entre deux disciplines ne peut que les enrichir mutuellement. C’est le postulat de base de cette réflexion. À ce titre, les sciences géographiques et la science politique offrent un heureux mariage. Ces deux disciplines se rejoignent et se complètent à propos de nombreux objets des sciences sociales, sans que l’une ne soit utilisée au détriment de l’autre.

L’analyse géographique du politique illustre la richesse d’une telle union. Elle se distingue classiquement en deux branches spécifiques que sont la géographie politique et la géopolitique. En dépit des divers courants théoriques qui divisent ces branches, il est possible de dire que la géographie politique est l’étude de la spatialité des phénomènes politiques tandis que la géopolitique est l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire. La géographie politique et la géopolitique sont les fruits d’un subtil mélange entre les sciences géographiques et la science politique.

Le dialogue entre ces deux disciplines demeure toutefois largement sous-exploité. Plusieurs objets communs aux deux disciplines restent à explorer, sous l’angle de la complémentarité. Parmi eux figurent les variables explicatives de l’engagement individuel à l’échelle urbaine. D’un côté, la science politique – et plus précisément la sociologie politique – demeure en partie impuissante à expliquer les faibles taux de participation à l’échelle urbaine. D’un autre côté, la géopolitique analyse peu l’échelle urbaine et privilégie l’analyse des groupes et des acteurs à celle de l’individu. Si quelques rares études de géographie politique ont montré l’impact de l’effet de voisinage sur le comportement politique, l’influence du regard que l’individu porte sur son milieu de vie dans la détermination de son engagement (ou de son non-engagement) sur la scène urbaine n’est pas abordée. L’exploration de ce lien passe selon nous par l’union entre la géographie des représentations et la sociologie politique. Les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie ont été très largement explorées par la géographie des représentations, mais l’impact de ces représentations territoriales sur l’engagement individuel n’a pas fait l’objet d’études spécifiques.

Quoique abondants, les écrits sur le sujet ne cernent pas les liens directs et indirects qui existent entre l’engagement individuel à l’échelle locale et les représentations territoriales. L’objectif de cette réflexion est d’apporter un éclairage nouveau sur cette question. À cette fin, ce texte se compose de deux parties distinctes. En première partie, l’absence de relations entre la sociologie politique et la géographie des représentations est montrée : d’une part, le rapport au territoire constitue une variable négligée des modèles d’explication de l’engagement individuel à l’échelle urbaine, et, d’autre part, l’analyse des représentations territoriales urbaines omet de prendre en considération la dimension politique du territoire observé. En seconde partie, la pertinence de réunir deux approches disciplinaires du comportement individuel est démontrée. Les différentes formes d’engagement politique que permet l’échelle urbaine et l’importance que revêt cette échelle dans l’identité territoriale de l’individu soulignent autant la nécessité de relier l’engagement individuel et les représentations territoriales que la richesse méthodologique qu’un tel dialogue disciplinaire offre.

Géographie des représentations et sociologie politique : quelles relations ?

Rapport au territoire et engagement urbain individuel

Souvent présentée comme un laboratoire de la démocratie, l’échelle locale se caractérise par les diverses formes de participation qu’elle recèle. En dépit de la relative jeunesse de la démocratie locale québécoise, la scène municipale allie les caractéristiques d’un système électoral traditionnel, les innovations d’un système participatif et les particularités d’un système associatif.

Les déterminants explicatifs de l’engagement individuel à l’échelle locale sont généralement similaires à ceux de la participation électorale aux autres échelles de gouvernement (Blondiaux et al., 1999). La participation individuelle résulte d’une conjugaison de facteurs alliant l’expression et l’affirmation de l’identité sociale de l’individu à des enjeux et des choix plus rationnels. Les principaux écrits qui traitent de l’engagement politique négligent le territoire comme variable susceptible d’expliquer le comportement politique. Almond et Verba (1963) parlent bien du territoire, mais en font une donnée objective. De même, les analyses du système municipal québécois omettent généralement cette dimension, que ce soit les études sur le système électoral, les études sur le système participatif ou les études sur le système associatif.

Les études portant sur le système électoral traitent du territoire mais ne détaillent pas l’influence de ce dernier sur le comportement individuel. Selon Villeneuve, les partis politiques municipaux se situent à la jonction entre la société politique et la société civile et se construisent notamment « sur les aspects immédiats et concrets du cadre de la vie quotidienne des individus » (1992 : 183). S’il existe une dimension territoriale susceptible de correspondre aux logiques des pratiques électorales individuelles, ces écrits ne permettent cependant pas de déterminer l’impact de cette dimension dans la décision de s’engager. De même, certaines analyses ont introduit le territoire physique dans leur explication de la participation électorale. Champagne et Patry (2004) montrent l’existence d’un lien entre le taux de participation électorale et la taille de la population des municipalités. En dépit de l’originalité de ces études, le rapport que l’individu entretient avec le territoire est absent.

Les analyses du système participatif local négligent également le rapport que l’individu entretient avec le territoire. En effet, de telles études centrent généralement leurs points de vue sur l’institutionnalisation des dispositifs ou sur les enjeux et limites de tels mécanismes (Breux et al., 2004). Si le territoire constitue certes un volet de ces études, il est toutefois abordé dans ce qu’il révèle de la diversité du contexte politique dans lequel s’insèrent de tels mécanismes (Bacqué et al., 2005). Enfin, dans le cadre du système associatif, le territoire est également pensé et pris en compte en tant que microterritoire, lieu de naissance de la communauté locale. Cependant, l’interaction que l’individu entretient avec le territoire n’est que furtivement abordée.

Ainsi, les modèles d’explication de l’engagement individuel local n’accordent pas de place au regard que l’individu porte sur son milieu de vie. Le territoire est considéré soit comme une variable socioéconomique déterminante de l’identité de l’individu, au même titre que son âge ou son sexe, soit comme une donnée physique. En ce sens, le territoire est considéré de façon purement objective. Or il est source de multiples représentations susceptibles d’influencer et d’engendrer un certain nombre de comportements (Di Méo, 1991).

Les représentations territoriales, l’oubli de la dimension politique ?

En géographie, le terme représentation, indépendamment des adjectifs qui le qualifient (territorial, spatial, mental), invite les géographes à s’inspirer de la phénoménologie et plus particulièrement des travaux de la psychanalyse cognitive. Il s’agit de prendre en compte les processus mentaux qui font qu’un espace, une situation, une action sont perçus, puis dotés de significations, de valeurs (Bailly, 1995).

La première prise en compte des perceptions et des représentations de l’individu a été réalisée au cours des années 1960 dans le domaine de l’aménagement urbain. En effet, la ville devait être lisible pour tous, tant pour les aménageurs que pour les utilisateurs (Lynch, 1998). À la suite de ces premières études, au cours des années 1970, Armand Frémont a élaboré de nouveaux fondements conceptuels en distinguant entre l’espace de vie, l’espace social et l’espace vécu.

Cette nouvelle perspective sera à l’origine d’un ensemble d’études qui s’intéressent tant à la ville qu’à la campagne. Au cours des années 1980, les colloques se sont multipliés sur les thèmes de l’espace perçu et de l’espace vécu. Les thèmes abordés sont extrêmement variés : il s’agit par exemple de la place du temps dans les représentations spatiales, des liens entre l’aménagement, les représentations et les différents types d’acteurs. Territoires des pratiques quotidiennes, la ville est souvent l’objet d’analyse privilégié.

Les analyses sur les représentations territoriales visent majoritairement à saisir leur influence sur les comportements urbains, ceux des habitants, des aménageurs ou des élus. Cependant, le citoyen est absent de ces recherches. L’étude des représentations conduit certes à l’identification de visions divergentes d’acteurs aux statuts différents, mais ce type d’analyse pose généralement la question des aménagements urbains, non celle de l’engagement individuel. Si Debarbieux et Vanier (2002) soulignent qu’aujourd’hui l’espace de vie des individus et l’espace politique ne correspondent plus, en posant en filigrane l’importance des représentations territoriales, l’impact de ces dernières sur l’engagement individuel n’est pas démontré.

La sociologie politique et la géographie des représentations sont ainsi deux disciplines qui s’ignorent lorsqu’il s’agit de comprendre l’engagement individuel urbain. Plus précisément, deux points majeurs peuvent être retenus. Premièrement, les modèles d’explication de l’engagement individuel n’accordent pas de place au regard que l’individu porte sur son milieu de vie, c’est-à-dire aux représentations territoriales. Or les représentations influencent le comportement et vice-versa (Moscovici, 1961). Il est donc pertinent de se demander quelle influence détiennent les représentations territoriales sur l’engagement individuel. Deuxièmement, les études traitant des représentations territoriales se sont intéressées à ce concept surtout pour connaître le point de vue des individus sur un milieu de vie particulier ou pour saisir son influence sur les décideurs politiques ou bien encore pour identifier les marqueurs territoriaux que l’individu retient pour s’orienter dans l’espace. Or si les représentations territoriales influencent le choix des décideurs politiques, on peut penser qu’elles influencent également le choix des citoyens dans leurs comportements. Mettre en relation l’engagement politique du citoyen et la représentation territoriale individuelle est alors pertinent pour voir dans quelle mesure ces deux concepts interagissent. Plus précisément, l’analyse d’un versant du lien de rétroaction unissant les représentations aux comportements s’avère être un moyen de comprendre comment se forme l’engagement individuel à l’échelle urbaine. Les particularités du système municipal québécois et la richesse des informations que permet d’aborder l’analyse des représentations incitent à aller dans ce sens.

Du lien territorial au lien politique

L’échelle locale : un triple rapport au territoire

Si l’esprit à l’origine des trois systèmes d’engagement individuel qui cohabitent sur la scène municipale est certes différent, il n’en demeure pas moins un point commun : ils disposent tous les trois d’une base territoriale. Premièrement, le système électoral local incarne l’idée de la représentation territoriale, essence de l’État moderne et par extension de la citoyenneté. Basée à l’échelle locale sur le district, une telle organisation sous-tend l’idée selon laquelle le rapport au territoire se concrétise à travers l’ensemble des lois applicables sur le territoire étatique, définissant ainsi la citoyenneté et la nationalité de l’individu. Le vote reflète cette citoyenneté et ce rapport particulier au territoire : l’élection a lieu à l’échelle du district, territoire administratif découpé par le conseil municipal de l’entité concernée.

Deuxièmement, le système participatif repose sur la notion de quartier, assise de la proximité. La taille du quartier est appréhendée comme un gage de proximité car elle permet d’aborder ce dernier comme un espace vécu (Morin et Rochefort, 1998). L’environnement immédiat de l’individu, le quartier, est propice au développement d’actions politiques. Dans ce cadre, l’exercice de la citoyenneté a pour objectif de participer à la production de l’espace vécu, entendu comme l’espace des relations sociales et l’espace des pratiques quotidiennes.

Troisièmement, le système associatif se base sur l’idée tant de la proximité que du lien social. En effet, le rapprochement spatial d’un individu avec les autres habitants du quartier serait le début d’un processus identitaire, créant une communauté par le fait même d’habiter un même lieu (Morin et Rochefort, 1998). Le bénévolat, fondé sur le lien social et sur la quête de sociabilité nouvelle dans le cadre d’une certaine proximité territoriale, traduit ce rapport au territoire.

Le territoire est ainsi interprété différemment en fonction du système d’engagement concerné. D’un côté, la division du territoire en districts électoraux assure la pleine réalisation des divers scrutins municipaux. Cette découpe du territoire municipal en district repose sur un ensemble de critères que sont le poids démographique, les caractéristiques socio-économiques, la superficie, la distance, le sentiment d’appartenance de la population. D’un autre côté, le quartier dispose de frontières plus malléables, il correspond à un construit social qui ne fait pas référence à des critères uniquement spatiaux, mais aussi à des affinités interpersonnelles, à une proximité socio-spatiale qui expliquerait l’émergence de pratiques solidaires (Piolle, 1991). Le district et le quartier sont en réalité des territoires institutionnalisés par les pouvoirs publics, contrairement au voisinage, notion plus floue, basée sur les perceptions et les pratiques des individus (Lévy, 2003). Ces multiples facettes du territoire et la diversité des rapports qu’elles engendrent résultent en une variété de rapports politiques au territoire qui, en raison de leurs divergences, mérite d’être étudiée.

L’analyse des représentations territoriales que les citoyens ont de leur milieu de vie permet en effet de répondre à plusieurs interrogations. Premièrement, comment les individus se représentent-ils leur milieu de vie ? Y a-t-il une dimension politique attribuée à ce milieu de vie ? Deuxièmement, les individus se réfèrent-ils à un territoire politique précis ? Parle-t-on de district, de quartier, de voisinage ? Est-ce que les territoires institutionnels correspondent à des espaces vécus et à des espaces de vie d’une part, à des espaces politiques d’autre part ? Est-ce que l’individu reconnaît la caractéristique politique de son espace vécu ? Est-elle significative pour lui ? Troisièmement, les territoires politiques identifiés correspondent-ils à une fonction politique ? Sont-ils fréquentés pour la fonction politique qui leur est attribuée ? Enfin, est-il possible de dire que les représentations territoriales individuelles présentent des caractéristiques communes en fonction du type d’engagement pratiqué ? Ces questionnements sont un aperçu des informations que peut révéler l’analyse des représentations territoriales de personnes qui s’engagent au sein de leur milieu de vie.

Il convient de rappeler que notre propos s’inspire de la richesse des approches que permettent tant la science politique que la géographie. Il n’est pas question de remettre en cause les modèles traditionnels d’explication de l’engagement ni de révolutionner les notions géographiques reliées aux représentations. Il s’agit plutôt de comprendre comment deux concepts issus de disciplines différentes peuvent contribuer à l’explication d’un fait et peuvent venir éventuellement compléter les théories précédentes. Un tel cheminement suscite toutefois des questionnements méthodologiques, auxquels il convient de répondre.

Du dialogue disciplinaire au dialogue méthodologique

Le dialogue entre la géographie des représentations et la sociologie politique nécessite également une réflexion d’ordre méthodologique. Plus précisément, la question se pose de savoir quelle démarche méthodologique choisir lorsqu’il s’agit de mettre en lien deux concepts issus de deux disciplines différentes.

Au sein de la géographie des représentations, l’approche phénoménologique sert généralement de cadre aux études entreprises. L’approche phénoménologique « consiste en une élucidation de la signification qui se trouve de manière implicite dans l’expérience sans que soit posé le dilemme entre les conditions de légitimité ou de possibilité de l’expérience et les conditions de réalité » (Deschamps, 1993 : 13). Cette approche permet de saisir l’expérience vécue et la quotidienneté de l’action dans un milieu de vie donné (Bourdeau et al., 2004). En géographie, l’approche phénoménologique est une voie d’accès au rapport que l’individu entretient avec son milieu de vie.

De son côté, la sociologie politique privilégie parfois l’approche compréhensive dans l’étude des comportements individuels. La démarche compréhensive met l’individu au centre de l’analyse. Le sens est alors considéré comme le moteur de l’action individuelle (Kaufmann, 1996). Il s’agit pour le chercheur d’interpréter, d’expliquer et finalement de reconstruire le sens que les individus donnent à leurs gestes.

Ces deux approches méthodologiques, quoique différentes, ne disposent pas moins de deux points communs importants : elles focalisent leur attention sur l’individu d’une part et ont pour but la quête de l’expérience vécue d’autre part. Toutefois leur cheminement est divergent. L’approche phénoménologique s’intéresse au sens qu’un lieu revêt pour un individu tandis que l’approche compréhensive recherche le sens d’un comportement, d’une action. En dépit de ces différences, ces deux approches peuvent se compléter.

L’union de ces deux approches permet en effet de comprendre si le sens d’une action (dans notre cas l’engagement individuel) est dépendant du sens que l’individu attribue au territoire (dans notre cas les territoires politiques). Plus précisément, il est possible de dire que l’approche phénoménologique vient compléter la démarche compréhensive. Il paraît en réalité difficile d’utiliser la démarche compréhensive sans parler de représentation, car la saisie du sens d’une action invite à interroger les images et représentations qui entourent cette signification.

Conclusion

L’objectif de cette réflexion était de montrer la pertinence de lier la géographie des représentations à la sociologie politique. L’absence de relations entre les représentations territoriales et l’engagement local individuel a tout d’abord été démontrée. L’importance d’associer ces deux concepts (et donc les disciplines) réside dans la richesse de l’information qu’ils permettent d’aborder. De même, la complémentarité des démarches méthodologiques qu’offrent ces deux disciplines laisse penser que leur mariage peut être fructueux.

Au terme de nos propos, le dialogue entre la géographie des représentations et la sociologie politique semble prometteur. Si les termes d’interdisciplinarité et de pluridisciplinarité sont des notions galvaudées qui reviennent régulièrement à titre de justification de la pertinence et de l’originalité de multiples études, notre propos s’insère dans une logique différente. En effet, il semble adéquat de relier les représentations territoriales à l’engagement individuel étant donné que l’espace ne devient territoire qu’à partir du moment où l’individu et la société lui donnent un sens. Or ce sens est toujours porteur d’une dimension politique, traduisible en termes de limites et de bornes, qui fait que tout territoire est un construit social et politique, vécu et représenté.