Corps de l’article

Introduction

N8 : Au Salève, on peut faire beaucoup de choses. On peut faire des balades à pied, on peut faire de la grimpe, on peut faire de la spéléo, on peut faire du parapente on peut faire… du vélo…

ME : Et c’est tout, tout ça, c’est des activités que vous avez déjà faites, vous ?

N8 : Oui, oui, oui…

N8 est un non-voyant genevois qui pratique assidûment des sports de montagne ; le lecteur, voyant, partagera peut-être la surprise initiale de l’enquêteuse, aveuglés que nous sommes par le handicap. Pourtant, l’expérience de ce Genevois laisse à penser que son handicap n’est pas ce qui le définit.

P2N : Ce qui est sympa, c’est le mélange des deux, en fait, y a un peu le côté parc, où y a les arbres, les oiseaux, puis de l’autre côté, y a l’eau, avec les canards, les mouettes. Donc c’est un mélange entre deux mondes, entre la forêt, non entre trois mondes : la forêt, la ville qui est plus loin, et le lac.

ME : Et vous, vous faites un peu une image comme ça avec trois… trois mondes, entre guillemets ?

P2N : Même quatre ! [Rire] Non, y a la forêt, le parc en fait d’un côté, plus loin derrière, y a le bruit de la ville, du côté de droite y a le lac, avec l’espace ouvert, avec les bruits de l’eau, et puis du lac, les animaux et tout ça, et beaucoup plus loin, vu qu’on entend encore le bruit de la ville, mais beaucoup plus loin, quoi, sur l’autre rive…

Au fil de son parcours avec l’enquêteuse sur les rives du Lac Léman, P2N met en mots, au fil des pas, dans le silence visuel, une configuration sensorielle mêlant des sensations et des bruits qui, progressivement, se combinent et s’organisent. Nous faisons la proposition que, là aussi, se fabrique le paysage.

La géographie, en particulier francophone, a longtemps ignoré un ensemble de populations considérées « subalternes » [1] (populations pauvres, minorités ethniques…), dont les handicapés ont fait partie. Leur prise en compte s’est, dans un premier temps, située dans une perspective behavioriste (Golledge, 1993 ; Jacobson et Kitchin, 1995) qui étudiait les difficultés intrinsèques aux personnes handicapées et leurs possibilités d’adaptation. Il s’agissait alors d’une géographie experte qui se donnait pour rôle d’aider le non-valide à pratiquer un espace non conçu pour lui. Le géographe s’est ensuite intéressé, en expert de l’espace, aux barrières environnementales qui, par exemple, entravent l’accessibilité des handicapés à la ville (voir par exemple Maubru, 2005 ; Laboratoire InfoGéo, 2008). Si ces travaux ont permis des avancées certaines dans le domaine technique, ils confinent toujours la personne handicapée dans une position de dépendance et de vulnérabilité.

Les disability studies et la disability geography, courants constructivistes anglo-saxons, mettent en exergue l’imposition de barrières culturelles et politiques qui participent aussi du handicap. L’expression ableism, traduite en français par « validocentrisme » (Ville et Ravaud, 2003), dénonce une société qui se pense et qui est faite pour des individus aux capacités pleines et entières. À l’instar du paradigme féministe qui dénonce une science géographique faite par l’homme blanc (Hancock, 2004), les disability studies montrent du doigt une science faite par l’homme en bonne santé. Elles portent une autre conception du handicap, mais aussi de la science, qui doit moins « parler pour », que « parler avec » et donner la parole à ceux qui ne l’ont pas : « The problems must be confronted from a blind person’s perspective and not from that of a sighted person attempting to imagine what being blind entails » (Butler, 1994 : 368).

Dans le mémoire de maîtrise (Ernwein, 2011) dont est tiré cet article, une posture proche des disability studies a été adoptée pour aborder de manière novatrice un objet géographique qui illustre son ableism : le paysage. Le travail a été mené avec un groupe de personnes non voyantes et malvoyantes, afin de remettre en question avec elles ce concept fondamentalement visuel de paysage, comme a pu le faire Macpherson (2007) [2], et chercher à dépasser son oculocentrisme. Ce texte poursuit donc deux objectifs intimement liés : montrer qu’on peut explorer avec les non-voyants leur rapport au monde en s’appuyant sur leurs compétences à concevoir et exprimer un paysage sans la vue, et montrer que cette réflexion enrichit la notion de paysage en géographie. Cette démarche se fonde sur l’idée que le paysage, parce qu’expérience et produit de notre relation individuelle et collective à l’environnement, est une « boîte noire » de la géographie (Sgard, 2011), qu’il est constamment retravaillé, au fil des contextes et des changements de paradigmes. Ce projet prend sens si l’on considère les derniers changements institutionnels dans la façon de penser le paysage, notamment à la suite de la Convention européenne du paysage (Conseil de l’Europe, 2000), qui reconnaît désormais un paysage « perçu par les populations » et pouvant émerger « dans les milieux urbains et dans les campagnes, dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien ». Si toute personne est reconnue comme participant de la définition des paysages du quotidien, des paysages ordinaires, il convient d’en étudier toutes les implications.

La pensée actuelle sur le paysage laisse parallèlement entrevoir plusieurs avancées théoriques et outils conceptuels susceptibles d’étayer une approche a priori « impertinente » par la non-voyance. Il s’agit avant tout d’explorer l’idée d’une polysensorialité du paysage, souvent évoquée, mais selon Luginbühl « jamais vraiment vérifiée » (2005 : 61). La première hypothèse de cette étude est que la non-voyance, parce qu’elle nous place d’emblée au centre de la polysensorialité, dans le « silence visuel » pour détourner l’expression de Corbin de silence olfactif (2001 : 48), est à même de faire avancer cette réflexion. Le débat sur l’individu, entre réflexivité et corporéité (Di Méo, 2010), permet aussi d’approfondir la question du paysage dans ses dimensions perceptives, émotionnelles et corporelles.

Cependant, à vouloir étendre la notion de paysage au-delà de ses limites traditionnelles, on rencontre d’autres termes voisins, en particulier la notion d’ambiance (Thibaud, 2002), vis-à-vis de laquelle ce paysage devra être positionné. Notre seconde hypothèse est que l’exploration de la dimension esthétique, considérée comme constitutive du paysage (Thibaud, 2002 : 191 ; Sgard, 2011), nous permettra de cerner dans le discours ce qui fait paysage. Il importe dès lors d’évaluer dans quelle mesure certains moments, certaines configurations particulières, propices à une perception intentionnellement paysagère, laissent émerger une sensibilité paysagère, permettant d’envisager une émotion esthétique sans la vue. L’objectif est d’analyser l’expression d’un sentiment paysager polysensoriel dans les discours des non-voyants sur leur rapport au monde, en s’appuyant sur la mobilisation du registre de l’agréable-désagréable, du plaisir-gêne, du bien-être-malaise, de l’attachement-rejet, en acceptant toute la gamme des sensations. Le positionnement s’appuie clairement sur un paysage relationnel, dimension sensorielle de la médiance au sens de Berque (1996 et 2000).

Une enquête par entretiens semi-directifs a été menée en 2011, auprès de 10 personnes non voyantes ou malvoyantes, principalement dans la région de Genève [3]. Il s’agit donc d’une recherche exploratoire, avec un petit nombre d’entretiens. Les personnes ont été contactées par l’entremise de diverses associations de non-voyants puis par « boule de neige », une personne interrogée nous conseillant d’en rencontrer une autre (tableau 1). La plupart étaient non voyantes de naissance ou précoces, d’autres étant non voyantes tardives ou malvoyantes. La question du souvenir visuel doit de fait être posée, sans qu’on puisse toutefois mesurer son importance sans les outils du psychologue. L’amorce de l’entretien portait sur les lieux que les personnes considéraient comme « agréables » afin de voir si, quand et de quelle manière des éléments d’ordre paysager émergeaient dans leur discours. Le mot paysage n’a pas été prononcé par l’enquêteuse, le principe étant d’orienter le moins possible les propos du locuteur, en intervenant par simples relances. Les entretiens ont été complétés par deux parcours commentés, une méthode empruntée aux chercheurs du CRESSON (Thibaud, 2001).

Ils ont été effectués à Genève en mars 2011, avec deux personnes qui avaient déjà participé à des entretiens et qui se sont portées volontaires pour aller plus loin dans la réflexion. Les personnes ont choisi elles-mêmes des lieux qu’elles appréciaient et se sont transformées en guide le temps d’une promenade. Cette méthode permet de confronter directement l’enquêteur et l’enquêté aux perceptions sensorielles et corporelles in situ, plutôt qu’a posteriori, ainsi que de laisser l’épaisseur temporelle du lieu refaire surface à travers l’évocation de souvenirs qui y sont associés (Anderson, 2004).

Tableau 1

Répartition des personnes interrogées par âge, sexe et type de handicap

Répartition des personnes interrogées par âge, sexe et type de handicap

Les variables d’âge, de catégorie sociale et de sexe n’ont pas semblé influencer outre mesure les résultats ; nous avons retrouvé globalement les mêmes éléments dans les différents entretiens. Le faible nombre d’entretiens rend en outre peu valide toute forme de différenciation du point de vue de ces variables. On notera que parmi les personnes qui ne sont pas non voyantes de naissance, leur malvoyance ou non-voyance est très ancienne, souvent depuis l’enfance ; cela rend difficile toute interprétation en termes de souvenir ou d’expérience antérieure de la vue. DMLA : dégénérescence maculaire liée à l’âge.

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Il s’agit donc, dans cette recherche exploratoire, d’ouvrir des pistes pour comprendre avec les non-voyants ce que peut être le sentiment paysager sans la vue, en quoi ils peuvent nous aider à enrichir une conception polysensorielle du paysage, participant de leur identité et de leur territorialité. Cet article s’appuie sur les pratiques, préférences, émotions, sensations exprimées par des non-voyants pour explorer le paysage non visuel grâce à trois éclairages successifs : un questionnement sur la polysensorialité comme caractère fondateur de ce paysage, la mise en lumière de la corporéité et de l’individu en mouvement à la source de la perception, et une interrogation sur le paysage non visuel comme matériau d’identification.

La polysensorialité, condition nécessaire à un paysage pour les nons-voyants

N2 : Et puis j’aime aussi beaucoup les chemins de montagne, où l’air est plus frais… c’est surtout à la tombée de la nuit, quand t’as toutes les odeurs du jour qui, avec le soleil, qui sont encore accentuées par l’humidité, et puis y a plus de soleil. C’est un moment très particulier, et j’aime beaucoup aller marcher à ce moment-là.

La polysensorialité désigne un mode de perception reposant sur la mobilisation de l’ensemble des sens humains (Luginbühl, 2005 : 61), comme l’exprime N2, qui perçoit odeurs, fraîcheur naissante et humidité. Le terme de paysage fait toutefois débat lorsqu’on tente de l’appliquer à des perceptions non visuelles, comme le proposent nombre de théories contemporaines. Selon Staszak, « les précautions rhétoriques de géographes souhaitant inclure les autres sens dans la notion de paysage tiennent plus à leur regret de ne pas les impliquer qu’au concept lui-même qui s’y prête finalement très mal » (Staszak, dans Dulau et Pitte, 1998 : 50). Certains tenants d’un paysage non visuel hésitent à utiliser ce terme pour désigner d’autres modalités sensorielles. Ainsi, selon Corbin, on ne saurait parler d’un paysage olfactif, car l’odorat « ne permet pas de distinguer des plans, de construire un espace, un panorama, bref, un paysage olfactif » (2001 : 47). On voit donc qu’accepter la polysensorialité implique de renoncer aux fondements modernes du paysage, hérités de sa picturalité.

Plutôt que de traiter de polysensorialité à proprement parler, un certain nombre de travaux cherchent avant tout à échapper à la « souveraineté de la vue » que dénonce notamment Augoyard (1991) ; ils restent toutefois consacrés en général à un sens en particulier. Des écrits majeurs concernant le paysage sonore [4] (Murray Schafer, 1977 ; Amphoux, 1991 ; Augoyard, 1991 ; Roulier, 1999 ; Corbin, 2001) ont permis de décentrer la problématique paysagère, en proposant des critères permettant de penser le paysage sonore. Dans cette lignée, d’autres écrits traitent de l’olfaction (Corbin, 1998 ; Dulau et Pitte, 1998) ou encore de la « tactilité » ( Occhiuto, 2006 ; Macpherson, 2009a) dans la perception et la représentation de l’espace. La question du paysage est souvent soulevée, mais ne trouve pas toujours de réponse claire. Pourtant, le décentrement, le rééquilibrage des sens proposé par Augoyard nécessiterait de ne pas s’arrêter à un type de perception monosensoriel, afin de clairement « dé-hiérarchiser » les sens.

En effet, ces approches segmentées laissent peu penser l’interpénétration des sensations. Or, personne n’est en permanence conscient de l’ensemble de ses canaux perceptifs, au point de pouvoir les discrétiser, bien que chacun d’entre eux participe de l’appréhension d’un paysage. Même le paysage visuel n’est jamais le reflet fidèle de la réalité ; il est une recomposition par celui qui regarde d’une globalité polysensorielle, constituée des impressions auditives, olfactives, tactiles ou encore kinesthésiques, inscrites dans l’instant et le contexte de la perception, et dépendantes de l’humeur et de la disponibilité de la personne. Ceci est plus manifeste et souvent explicite chez les non-voyants ; ainsi, par exemple, l’appréhension de la « grandeur de l’espace » fait entrer en jeu plusieurs modes perceptifs. Les non-voyants parlent fréquemment d’un « sens des masses », permis par la combinaison des perceptions auditives, kinesthésiques et tactiles (le vent sur leur peau), qui leur permet de se rendre compte des dimensions, du volume, de la présence ou non de bâtiments, etc.

N4 : Les espaces on les perçoit, oui, plus à l’ouïe en fait. Comment ça se réverbère, le bruit, on va, les pas ou le frottement des habits, ça, ça se, justement… ça peut se réverbérer contre les différents obstacles qu’il y a. Donc si y’a des rochers qui viennent par-dessus la tête, ben on le sent justement qu’y a l’espace qui se restreint, et puis si tout à coup ben y’a moins de verdure on le sent aussi, on le sent bien, ou le vide qu’y a à côté ou devant ou derrière.

ME : Le vide, comment vous le sentez ?

N4 : Ben justement, c’est, ça se sent, c’est un peu, réverbération de l’air sur les obstacles, comme y’a pas d’obstacle, on va sentir le vide. Ouais, je sais pas trop.

On remarque ici l’omniprésence du verbe « sentir », qui exprime bien qu’il n’y a pas un seul sens privilégié, mais une combinaison située. On note aussi l’usage du terme « espace » spontanément en trois dimensions. Si ce « sens des masses » est particulièrement développé, par nécessité, chez les non-voyants, rien ne nous dit qu’il n’existe pas chez les voyants, qui en sont probablement moins conscients parce qu’ils se reposent moins dessus.

Ce préalable ne justifie pas pour autant l’usage du terme « paysage » : nous l’avons affirmé d’emblée, la dimension esthétique est constitutive du paysage. Les conceptions de l’esthétique oscillent entre le goût, le sensible et l’artistique (Talon-Hugon, 2010). Nous privilégions la définition baumgartienne de l’esthétique, entendue comme la modalité sensible de l’accès à la connaissance (Ibid. : 51). Il s’agit donc de donner aux sens une place déterminante dans la médiance, sans donner la priorité à l’intellect – mais sans le rejeter. Mettre l’esthétique au centre d’une analyse géographique implique de prendre au sérieux la part des sens, du sensible, de la subjectivité dans les relations de l’individu à l’environnement ; parler d’esthétique à propos du paysage des non-voyants conduit à envisager une forme de contemplation polysensorielle, que l’individu se pose en observateur attentif ou qu’il s’immerge dans un paysage enveloppant, mouvant. Le terme « contemplation », héritier direct de la tradition oculocentriste de la géographie, résiste ici dans la mesure où il implique le plaisir, l’émotion, le temps arrêté.

Le paysage est en outre indissociable d’une forme d’intentionnalité, d’attente, de tension vers. Ainsi selon Sansot, « pour qu’il y ait constitution d’un paysage, il faut que se produise une adéquation entre ce qu’un fragment du monde nous offre et ce que nous étions en droit d’attendre de lui » (1983 : 42). Luginbühl ajoute que la qualification de paysage relève aussi du bien-être ressenti dans un lieu donné, celui-ci pouvant être lié à des perceptions sensorielles autres que visuelles (2005 : 62). Attente, projection intentionnelle, plaisir, bien-être participent ainsi de la dimension affective et émotionnelle, constitutive du paysage (Thibaud, 2002 : 191 ; Sgard, 2011). L’extrait suivant montre bien cette configuration dans l’instant, faite d’une convergence de sensations, et la dialectique émotionnelle agréable/désagréable dans l’identification a posteriori d’un instant contemplatif :

N2 : Et puis, quand tu traverses le marché, en traversant le marché, ça sentait bon les fruits, moi j’étais en extase complète. Puis y a un gaillard qui allume un cigare, derrière moi, et je me dis mais quel sacrilège ! Oh le con ! … [Rires]

N2 exprime un jugement sur la qualité du lieu. Elle ne se contente pas de percevoir les différents stimuli sensoriels qui se combinent, mais y ressent une portée esthétique, éphémère au demeurant, procurant plaisir intense et émotion. Cette distinction entre la perception et le jugement esthétique rejoint la proposition de Thibaud, suivant laquelle le paysage renvoie à une perception esthétique, l’ambiance à une perception pragmatique (2002 : 194). Proche de l’expérience paysagère, celle de l’ambiance s’en distingue sur un certain nombre de points : l’ambiance nous enveloppe, nous y sommes immergés sans qu’il y ait forcément prise de conscience (Thibaud, dans Tixier, 2004 : 131). Elle est indivisible, pouvant uniquement être saisie dans sa globalité, elle est diffuse, et par là immédiate, perçue de manière corporelle et donc inséparable de la motricité ; enfin elle est omniprésente, constituant un arrière-fond. Toutefois, l’entrée par l’ambiance a une visée avant tout pragmatiste : elle cherche à travailler les liens entre action, catégories conceptuelles et activités sensorimotrices, dans la recherche de « divers modèles d’intelligibilité du sensible rapportés à leur dimension pratique » (Thibaud, 2002 : 197). On retrouve cette différenciation dans le vocabulaire utilisé par les personnes interrogées :

ME : Et maintenant que vous ne voyez plus, ça passe par quoi, l’appréhension de tout ce qu’y a autour ?

N10 : Je ne sais pas, c’est simplement un mélange de tous les autres sens. Qui, peut-être, s’amplifient. On n’a pas besoin de voir, pour savoir qu’on passe sur une rivière, parce qu’il y a des odeurs, des trucs, des, je ne sais pas, changements de température, ou vent, ou quelque chose qui nous indique qu’il y a des changements. C’est difficile de mettre le doigt là-dessus, mais on n’est pas complètement… bloqué dans ce qui se passe autour de nous. Et puis on écoute, tout le temps, aussi, alors… je crois qu’on s’habitue à… à aspirer toutes les informations qui viennent autour de nous, pour formuler l’ambiance. C’est, je crois que c’est difficile d’expliquer, ce que, quels sens ou quel quoi.

N10 relate ici sa captation d’informations diverses, qu’il regroupe sous le terme d’ambiance. Il se situe dans un registre descriptif, et non qualitatif, comme le montrent les termes « savoir », ou « aspirer les informations », portant à la fois sur les odeurs, les températures, le vent, qui se conjuguent et forment une ambiance. C’est à travers cette analyse de l’ambiance et son interprétation immédiate dans une visée pratique que les non-voyants manifestent un « savoir faire avec » l’espace. Mais dans d’autres situations, ou de manière articulée à cette collecte d’informations, ce rapport au monde est approché différemment, à travers le jugement sur le plaisir et le bien-être ressentis. Il y a donc une dimension esthétique, qui fait glisser l’ambiance vers le paysage. Écoutons N7, âgé de 64 ans et non voyant depuis l’enfance :

N7 : J’ai vécu à la campagne, donc moi je suis, j’aime bien me faire un p’tit paysage dans ma tête avec… ben même, ça peut très bien être un ruisseau, un torrent, qui coule, ou on est dans la montagne et qui même, qui est assez loin, je vais épier les bruits […]

ME : Ouais. Et quand vous dites que vous vous faites votre paysage dans la tête, c’est… vous combinez différents… ?

N7 : Oui. Comme je disais tout à l’heure, c’est pas forcément que je vais avoir forcément des images qui vont venir toute de suite, quoique je peux me les créer quand même, je peux me faire mon p’tit cinéma dans ma tête. Mais c’est une sorte de paysage sonore, et voilà quoi…

On peut relever ici les termes de « p’tit paysage » et de « paysage sonore », qui tendent à montrer que les personnes non voyantes peuvent s’approprier ce terme si visuel de paysage, de manière tout à fait contrôlée. Par ailleurs, le terme de « p’tit cinéma » suggère que, malgré l’immersion dans une ambiance faite de multiples stimuli sensoriels, la personne prend un certain recul, allant jusqu’à artialiser l’espace perçu. On relèvera en outre la place des souvenirs [5], de la mémoire paysagère, dimension fondatrice du paysage pour toute personne, voyante ou non (Sgard, 2011).

Les perceptions sensorielles se conjuguent pour former une composition, qui est d’autant plus intéressante que les sens fonctionnent à plusieurs échelles, entre le microlocal du toucher et l’échelle relativement large de l’ouïe. Revenons au témoignage de P2N, cité en introduction, qui s’exprime lors d’un parcours commenté au bord du lac Léman :

ME : Et vous vous faites un peu une image comme ça avec trois… trois mondes, entre guillemets ?

P2N : Même quatre ! [Rire]. Non, y a la forêt, le parc en fait d’un côté, plus loin derrière, y a le bruit de la ville, du côté de droite y a le lac, avec l’espace ouvert, avec les bruits de l’eau, et puis du lac, les animaux et tout ça, et beaucoup plus loin, vu qu’on entend encore le bruit de la ville, mais beaucoup plus loin, quoi, sur l’autre rive…

Cette configuration en quatre « mondes » évoque les plans, qui, pour Corbin restent constitutifs de la notion de paysage (2001 : 47). L’absence de la vue n’empêche pas cette picturalité : en se conjuguant, les sens peuvent donner une profondeur à l’espace et créer des plans successifs. Le terme « mondes » est toutefois plus riche encore, suggérant la perception d’unités cohérentes, avec leurs propres caractéristiques, tant matérielles que symboliques. Il nous paraît emblématique de la richesse des perceptions et des imaginaires que les entretiens et parcours commentés ont livrée, décrivant des perceptions avec des mots parfois inattendus et manifestant une réflexivité aiguë sur les sensations et les émotions. Ici, c’est par la perception directe, in situ, de l’environnement que P2N en arrive à cette description. En effet, interrogé lors d’un entretien précédent sur le lac, il n’avait pas abordé le lieu de cette manière. Lors de la promenade, il a pu identifier ces quatre « mondes » plus ou moins distants : le parc qui nous bordait sur la gauche, le lac sur la droite et la ville, qui apparaît à la fois proche derrière le parc, et beaucoup plus lointaine de l’autre côté du lac.

Les quelques extraits cités ci-dessus montrent comment ces personnes, chacune à sa manière, expriment un sentiment paysager : la première par l’évocation d’un plaisir intense, une « extase », la seconde analysant comment elle se construit mentalement un « petit paysage dans la tête », la troisième composant une vaste configuration de mondes imbriqués. Les cheminements sont divers, mais tous convergent vers ces deux caractères constitutifs du paysage : la polysensorialité et l’attente esthétique.

Le dernier témoignage nous indique une dimension essentielle : c’est en parcourant activement l’espace, sans se placer en observateur extérieur, que la personne non voyante construit et exprime cette composition. Le corps, dans son mouvement et à sa mesure contribue également à cette relation paysagère au territoire.

L’engagement esthétique, un paysage construit par le corps en mouvement

ME : Et est-ce qu’il y a des moments particuliers en fait [que vous appréciez à la plage] ?

N1 : Ben, tout c’qu’on veut faire qu’on peut pas faire, s’rouler dans l’herbe c’est pas possible ça dans un parc et tout. [Rire ME] Ouais c’est parce que là le contact, souvent c’est le contact, quand je vois pas… des fois je recherche le contact, avec la peau quoi. Avec le corps… Ouais…

Si le paysage uniquement visuel se trouve remis en question, le paysage contemplé de manière désengagée, extérieure, semble avoir fait long feu lui aussi, au profit d’une approche corporelle (Sansot, 1983 ; Macpherson, 2010) que Berleant nomme « engagement » : « Engagement stresses the active nature of aesthetic experience and its essential participatory quality » (1991 : 48). Le sujet activement percevant remplace le contemplateur désengagé. L’engagement du corps entier dans la relation permet de former un paysage intime, par opposition au paysage panoramique (1991 : 62). Cette approche évoque les apports des non-representational theories et en particulier d’Ingold (2000), qui propose de dépasser le tournant représentationnel pour revenir aux pratiques et voit dans le paysage une pratique corporelle, « a form of embodied practice », au moins autant qu’une représentation. Si elle veut donner toute sa part à la corporéité, l’approche choisie ici reste néanmoins attachée à la représentation dans la mesure où elle s’appuie sur le discours formulé par les enquêtés sur leurs pratiques. Sans vouloir essentialiser les modalités perceptives des non-voyants ou vouloir absolument extraire des spécificités qui les différencieraient des voyants, il faut souligner que cette question du corps est primordiale, omniprésente dans les discours des non-voyants. Par exemple, la tactilité est déterminante dans l’appréhension de l’espace. Elle passe par différents médiateurs : la main, le pied, mais aussi la peau, qui perçoit les météores. Ce sens bien particulier met en relation directe le corps de l’individu et son environnement, contrairement aux autres sens qui perçoivent des stimuli plus éloignés. Le toucher par la main, par exemple, permet de se figurer globalement un ou des objet(s) ou l’organisation d’un lieu, et apporte un degré de concrétude :

N1 : On nous a fait visiter l’an dernier un, le jardin, comment il s’appelle le jardin… qui est près de la rue Goethe là-bas ? -<ME> Botanique ?-| Botanique ouais voilà. On était avec quelqu’un, qui nous avait, qui nous faisait montrer les arbres, enfin toucher les arbres, les types d’arbres quoi comme ça.

ME : Et vous, c’était bien, ça en fait, c’était ?

N1 : Oui c’était bien, c’était… c’est une notion, ça passe par le toucher ça, sinon on peut pas… faut que ce soit concret quoi.

Cette concrétude peut aussi être apportée par les pieds, qui sentent les variations de la qualité du sol, qui deviennent un qualificatif déterminant de certains lieux. Le toucher peut donc aider à différencier des lieux pour des raisons pratiques, et peut aussi apporter un certain plaisir sensoriel.

Le corps de l’autre perçu dans sa dimension tactile ressort aussi au fil des entretiens comme un médiateur essentiel dans l’appréhension de l’environnement. Par son positionnement, sa direction, sa vitesse, il donne un ensemble d’informations à la personne non voyante :

M6 : Alors moi, quand on me dit « si vous voulez, vous pouvez prendre mon coude », je me dis, là, j’ai trouvé la bonne personne. C’est très rassurant, quelqu’un qui nous propose son coude. C’est très, très rassurant. Le coude, et puis y’a l’épaule aussi. Seulement, je préfère le coude, moi. C’est plus, y’a plus d’infos avec le coude. L’épaule, quand y’a un bain de foule, oui, mais dans la rue, c’est mieux le coude. Mais bon, dans un bain de foule où c’est serré, c’est sûr que c’est l’épaule où ça ira le mieux…

Cette intercorporéité est source d’informations, par exemple pour se mouvoir dans un bain de foule comme l’indique M6, mais aussi forme de langage commun, participant de l’intersubjectivité. Ce sujet a été largement traité par Macpherson (2009b), qui montre bien que l’appréhension paysagère n’est pas uniquement individuelle : l’intercorporéité ouvre aussi à des perceptions recherchant l’agréable et l’émotion esthétique. Si le rôle du corps à travers la tactilité est fréquemment évoqué, il a aussi trait au mouvement et à la capacité de s’exprimer corporellement. Un des éléments qui rend un lieu agréable est le sentiment que là, à certains moments, « le handicap s’annule », permettant une liberté corporelle nouvelle :

ME : Qu’est-ce que vous aimez en fait, par exemple quand vous dites que vous vous promenez au bord de l’eau sur la plage, et tout, c’est…

N1 : Ben, c’est un sentiment que le handicap s’annule quoi, j’peux aller, j’peux aller tout droit, y a pas d’obstacle, y a pas de… voilà c’est, je peux laisser tomber un peu la vigilance, quoi.

La plage est souvent citée dans cet esprit. « Laisser tomber la vigilance », laisser le corps prendre sa place, avancer sans crainte d’obstacles ou se rouler dans le sable comme le suggère la citation introductive à cette partie, permet de percevoir différemment son environnement, d’être davantage orienté dans sa perception positive. Cela tend à confirmer la proposition de Luginbühl d’un bien-être corporel inhérent au sentiment paysager (2005 : 62), permis par le mouvement et l’expression du corps dans l’espace. Pour les non-voyants, cet engagement du corps en mouvement est central dans l’appropriation d’un lieu. En témoigne la récurrence du verbe « arpenter » :

N1 : Ben, c’est le fait de, de… d’arpenter l’espace qui me fait prendre, qui me fait comprendre que c’est, qui me donne un p’tit peu son unité quoi…

Ce terme, qui signifie littéralement prendre la mesure de l’espace, semble parfaitement adapté à la pratique que certaines personnes non voyantes et malvoyantes font de certains lieux : pour comprendre cet espace et s’en créer une image, une composition, pour améliorer leur savoir-faire avec l’espace, dans une recherche de maîtrise tant pratique que cognitive, ils le parcourent mètre par mètre afin de s’en imprégner autant que possible. Cet arpentage – au sens figuré mais qui n’est pas éloigné de son sens propre – permet de se faire une image en pratique du territoire, mais pas forcément dans un but utilitaire :

N9 : Quand y’a deux ans on était à Lyon, avec ma compagne, on a été se balader dans les traboules [6]. […] Et, y’avait une série d’escaliers, et je m’étais amusé à les monter et les descendre une fois ou deux, pour explorer. […] en fait, ben elle, elle pouvait, elle le voyait, visuellement, et, en fait, moi je l’ai exploré à ma manière…

ME : Et avec cette manière d’explorer, vous êtes parvenu à vous…

N9 : De me faire une idée… Si vous voulez, avant je savais ce que c’était des traboules. En théorie. Mais je me rendais pas compte, j’étais jamais rentré. J’étais jamais allé à l’intérieur d’une traboule, et je me rendais pas compte de ce que ça impliquait, de comment vraiment, comment c’était, en pratique comment c’était fait. Et ça m’a fait plaisir de, de m’en rendre compte…

Ainsi, l’environnement prend forme, concrètement, mais aussi, symboliquement, autour du corps de l’individu et par son mouvement ; dans cette dernière citation, l’arpentage a pour but le plaisir de la découverte, de l’appropriation gratuite, ludique. Ce contact immédiat, direct avec le concret permet aussi de mettre en exergue ce qui fait le paysage comme dimension de la médiance, cette imbrication du physique, pris ici au sens le plus immédiat, et du phénoménal, du symbolique (Berque, 2000 : 32) : la main qui caresse le tronc d’arbre, le pied qui arpente et le « petit cinéma dans la tête », la découverte des mondes.

En outre, l’introduction du mouvement dans le paysage permet de donner toute sa place à la construction temporelle au fil des pas, à l’installation de la contemplation dans la durée, à la succession des sensations dans l’espace et dans le temps.

L’anecdote proposée par N9 au sujet des traboules, qui font partie des références collectives de la ville de Lyon, introduit les temporalités collectives, à travers le patrimoine, et illustre également un autre aspect de la pratique spatiale des non-voyants pouvant nous parler de paysage : la pratique de certains lieux prenant un sens dans et par le collectif.

Un paysage comme référent collectif

P2N : Puis un peu plus loin que l’embarcadère [à Genève, sur le bord du lac], y a le plan d’eau de ski nautique […] puis on a le jet d’eau en face, c’est vraiment un endroit sympa, quoi en fait.

ME : Le jet d’eau, justement, vous le percevez aussi ou ?

P2N : Non.

ME : Ou y a les gouttelettes, ou quelque chose ?

P2N : Heu… Ouais c’est vrai que quand on va vers le jet d’eau en bateau, on le sent un peu, ça dépend le vent, des fois on est un peu, on peut sentir l’humidité, quoi en fait. Mais de toute façon, il fait pas beaucoup de bruit en fait, ouais il fait même pas de bruit quoi. Même l’eau qui retombe, on l’entend pas quoi…

Une part des perceptions paysagères des non-voyants est purement individuelle. Mais ces non-voyants ne sont pas isolés de la société et leurs perceptions ne peuvent se concevoir en-dehors de l’intersubjectivité, qui transmet normes et valeurs. Or, pour un non-voyant, à qui on retire continuellement le droit de parler de paysage, comment se passe cette assimilation des codes paysagers ? Privées d’un sens, ces personnes utilisent leurs autres sens pour construire leurs perceptions et leurs représentations de l’espace, et se basent aussi sur ce que les autres membres de la société leur en disent. L’appréciation d’un lieu se fait aussi par la description que la personne en reçoit, comme semble l’indiquer l’extrait ci-dessus, dans lequel P2N valorise le fait de faire du ski nautique devant le jet d’eau, emblème de Genève, alors qu’il ne le perçoit pas directement. Le jet d’eau est plus important pour la symbolique collective qu’il porte que pour sa matérialité. En soi, ce fait ne différencie pas le cas des non-voyants de celui des voyants. Mais l’importance de la description par l’autre est amplifiée chez les non-voyants. Elle peut provenir de l’interaction in situ avec une autre personne, mais également d’un discours transmis par plusieurs médiateurs : dans la famille, de la part des centres de réadaptation qui accueillent les personnes venant de perdre la vue, des guides qui accompagnent les non-voyants lors de sorties, des audioguides édités par les bureaux de tourisme, autant de vecteurs d’un discours sur ce que sont les paysages et ce que sont les hauts-lieux. Il est ici question de la cathédrale de Genève:

ME : Mais vous arriveriez à expliquer ce que vous aimez bien ou ?

N7 : Bah, justement le fait de, on sait, on le sait que le, que c’est haut de plafond, etc., on a l’impression d’espace quoi, de pas être écrasé. Donc, moi ces lieux comme ça, les, très hauts de plafond, que ce soit une église ou que ce soit autre chose, moi j’aime bien, je me sens bien là-dedans. Le fait de le savoir, le fait qu’y ait de l’acoustique, comme ça un peu spéciale, c’est très intéressant je trouve.

On peut émettre l’hypothèse que l’usage qui est fait des termes « on le sait », « le fait de le savoir », exprime une connaissance indirecte, à l’inverse de termes comme « je sens que », « je perçois que ». Cela nous semble illustrer le fait que certains aspects des lieux connus indirectement à travers le discours de l’autre, comme dans l’exemple des traboules, peuvent guider l’appréhension d’un lieu et alimenter l’imaginaire que la personne s’en construit. Une partie de la composition mentale que la personne se crée est donc alimentée par toutes les formes de discours qui circulent, conjointement avec la perception située.

Le collectif permet donc aux personnes non voyantes d’enrichir leurs représentations, qui peuvent devenir paysagères, lequel paysage renvoie… à un collectif. En effet, parler de paysage sans aborder son rôle de médiateur d’une territorialité collective serait réducteur. Les paysages sont largement instrumentés pour en faire des vecteurs de territorialisation. Or, sans la vue, continuent-ils à jouer ce rôle ? Si cette question n’a pas été centrale dans cette recherche, certains éléments sont toutefois ressortis, qui méritent d’être brièvement exposés. Il semblerait en effet que les non-voyants partagent un ensemble de figures paysagères, non seulement entre eux, mais aussi avec les voyants. Ainsi, plusieurs figures types émergent des entretiens. En premier lieu, la montagne, déjà évoquée en introduction, ouvre à des pratiques et un imaginaire chez les non-voyants, imaginaire qui circule entre la dimension orphique (Hadot, 2004) et la dimension prométhéenne (Bozonnet, 1992), ces catégories restant pertinentes. Le lac, particulièrement le lac Léman dans le cas de ces entretiens, est évoqué aussi comme référentiel spatial, comme écosymbole. C’est un espace pratiqué par les non-voyants, et qui jouit d’une popularité pour diverses raisons, allant du goût pour la nature représentée par l’eau et les espaces arborés en bordure du lac, à l’aspect social du lieu, qui se transforme la fin de semaine en bain de foule. Dès lors, le lac et ses rives genevoises sont aussi un lieu qu’on partage avec le collectif, dans lequel on se sent comme tout le monde. La figure de l’église ressort aussi nettement, pour son aspect symbolique plus que pour son aspect spirituel. En effet, bon nombre des personnes interrogées aiment visiter des églises et, notamment, se laisser pénétrer par leur ambiance, sans forcément être pratiquantes. Elles attendent de l’église qu’elle respecte un certain nombre de critères, notamment une certaine austérité, un volume et un son cristallin. Si l’église ne répond plus à ces critères, elle perd une partie de son charme :

N2 : Alors attends, quelle église j’ai visité ? Je sais plus quelle église c’était, mais quand on est entrés, y’avait une porte automatique. Et j’étais là « non ! non ! »

Ces divers objets géographiques auxquels font référence les non-voyants renvoient à des lieux génériques (Debarbieux, 1995) inscrits dans l’imaginaire collectif suisse. Le fait que les non-voyants partagent avec les voyants ces référents laisse supposer deux choses : d’une part, que l’absence de la vue ne rend pas les représentations spatiales des non-voyants si incommensurables avec celles des voyants – parce qu’ils vivent dans la même société, avec les mêmes normes, et que leur handicap ne les empêche pas d’apprécier certains lieux ; d’autre part, que les non-voyants revendiquent de partager l’espace public, une territorialité collective et d’être considérés comme des citoyens à part entière. L’enquête ne visait que marginalement cette dimension, mais les quelques éléments rassemblés montrent que l’expression d’un sentiment paysager contribue à l’identification des non-voyants à ces lieux emblématiques.

Enfin, un dernier type de lieu émerge des entretiens. Il s’agit de la figure du lieu-mouvement. Par cette expression, nous entendons désigner les gares, les aéroports et les trains. En effet, les personnes interrogées partagent souvent un goût prononcé pour ce type de lieu, qui concentre en un point les possibilités de déplacement et les imaginaires du voyage. Il est intéressant de noter que ce type de lieu est fréquemment cité par des personnes dont la mobilité est justement réduite. Les non-voyants partagent donc aussi entre eux des références à des lieux particuliers, sortes de paysages symboliques qui participent de leur identité commune.

Conclusion : De l’intérêt de penser depuis les marges et d’oublier (un temps) ses catégories

Intégrer les non-voyants à la fabrique du paysage selon un paradigme profondément renouvelé est donc une piste fructueuse. La richesse des propos collectés lors de ces entretiens manifeste une réflexivité originale des non-voyants sur leurs rapports sensibles au monde, qui valide la démarche. Les pratiques des non-voyants sont bien plus riches que ce qui en est traditionnellement montré, notamment en géographie : la vulnérabilité, les obstacles, la crainte n’en sont qu’une dimension. Les non-voyants fréquentent les mêmes lieux, se livrent souvent aux mêmes activités, partagent en grande partie les mêmes imaginaires que les valides.

Ces résultats ont pu être obtenus grâce à une méthode combinant entretiens et parcours commentés : la cohérence réside dans l’usage d’un corpus exclusivement verbal, sans intégrer d’observations. Le postulat initial, « explorer avec », implique de se situer dans une relation symétrique, de dialogue entre enquêté et enquêteur, et non dans une observation distanciée d’un ensemble de pratiques, objectivées ou pré-réflexives, par un chercheur. Les discours sur les pratiques, les sentiments, les émotions, permettent au chercheur voyant de comprendre ce qui fait « le savoir-faire avec l’espace » du non-voyant, cette forme mal connue de maîtrise de l’environnement. Les parcours commentés ont constitué de simples tests au vu de leur nombre, mais suggèrent que cette méthode est à développer, notamment parce qu’elle rend mieux compte de la dimension corporelle et active de la perception paysagère que la méthode classique des entretiens. Établir une relation symétrique exige enfin que les personnes participantes puissent bénéficier d’un retour [7].

Cette recherche a confirmé l’intérêt et, nous semble-t-il, contribué à affiner les conceptions en cours d’élaboration d’un paysage abordé non du point de vue du spectacle, mais de la relation qui se noue entre le spectateur et le spectacle. On l’a constaté, intégrer les non-voyants dans une réflexion sur le paysage impose de rompre avec le paradigme moderne du paysage. Il n’est plus question de spectateur, terme trop oculocentriste ; il faut aller plus avant dans cette relation très particulière que les individus construisent avec les territoires par l’entremise des sens. Extrait de la domination du visuel pour penser la polysensorialité, le paysage ici n’est pas contemplé par un spectateur distancié, mais perçu et vécu dans le mouvement, dans l’engagement de tout le corps ; le paysage n’est plus limité aux grands sites emblématiques, mais il est à chercher dans le quotidien, l’ordinaire des territorialités habitantes, un paysage composé et exprimé par l’individu, mais en interaction inextricable avec le collectif. En outre, la confrontation, affûtée par cette collaboration avec des non-voyants, entre paysage et ambiance a conduit à préciser la dimension esthétique, annoncée d’emblée comme constitutive du paysage. La notion de sentiment paysager, qui fait le lien par son étymologie même entre les sens et la sensibilité d’une part et la signification et l’attachement d’autre part, nous a permis de cheminer dans ces entretiens pour identifier ce qui peut relever d’une émotion esthétique sans la vue et nourrir une connaissance et une appropriation du territoire. Ce sentiment paysager semble suivre, comme pour le paysage visuel, un gradient, du personnel (la main qui explore, le corps qui arpente, les sens qui esthétisent) au collectif (l’espace public pratiqué, les discours assimilés, les figures paysagères transmises). Or, le paysage consiste bien en cette tension entre un sentiment individuel et un partage collectif.

Cette recherche reste exploratoire et ne revendique pas de visée générale. Cette voie ouverte ne saurait pourtant être refermée. Au centre de la démarche : le décentrage du regard du chercheur, souvent voyant, qui abandonne un temps ses catégories et écoute des personnes dont le vécu semble incommensurable avec le sien exprimer leurs perceptions, manifester des compétences, un art de faire autre, et éclairer différemment son objet. Penser depuis les marges, décaler le point de vue, pour rencontrer d’autres modes d’intelligibilité.