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À la fois érudit et accessible, préfacé par Marcel Roncayolo, cet ouvrage propose essentiellement une réflexion sur les débats épistémologiques entourant les fondements ontologiques et méthodologiques de la pensée portant, en géographie, sur le binôme environnement et aménagement, partant du tournant du siècle dernier à la montée en puissance des préoccupations environnementales actuelles et jusqu’à l’essor des différentes approches du concept de ville durable. Il porte également sur les ambitions planificatrices des penseurs et praticiens en urbanisme et sur les cadres institutionnels dans lesquels elles ont été conçues. C’est ainsi que Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran nous invitent à revoir, sinon à découvrir, tant les précurseurs de la géographie urbaine, dont Raoul Blanchard, que les urbanistes français qui ont initié une véritable révolution dans les rapports entre l’aménagement urbain et la nature et ce, en parallèle aux travaux pionniers de l’École de Chicago. Plusieurs courants ont ainsi traversé les grandes écoles de géographie qui ont donné naissance à la notion d’écologie urbaine et, ipso facto, permis de renouveler les pratiques urbanistiques du XXe siècle.

Partant de la prémisse que la géographie, soucieuse des conditions de vie, a développé dès ses balbutiements en matière urbaine une pensée écologique qui influencera l’urbanisme au point de se refléter dans ses pratiques, les auteurs soutiennent que la notion d’écologie urbaine a été, en dépit de ses nombreuses défaillances et de sa faible portée théorique, au coeur de la formation de l’urbanisme français. Ils avancent la thèse selon laquelle la géographie a fortement teinté les orientations de la profession, mais n’est pas parvenue, sur le plan disciplinaire – ce qui explique son échec relatif –, à articuler un véritable programme de géographie urbaine et à élaborer une théorie globale de l’écologie urbaine. Celle-ci trouvera plutôt son institutionnalisation dans les pratiques urbanistiques. Les auteurs nous rappellent que cette notion aurait pourtant aidé la discipline géographique, à l’époque, à acquérir un statut scientifique certain et même à infléchir la pensée aménagiste. À ce chapitre, les monographies de Blanchard apparaissent emblématiques de cette évolution.

L’analyse s’appuie sur une approche historiographique permettant aux auteurs de tracer un portrait des principales difficultés auxquelles penseurs et praticiens se sont confrontés dans les études menées sur la dynamique des relations qui caractérisent l’interface humain/milieu. Ils discutent aussi des différentes tentatives théoriques et pratiques d’intégration de la dimension de l’écologie à partir du possibilisme vidalien, de la sociologie urbaine de l’École de Chicago aux grands projets des CIAM et jusqu’à la vision utopique de la ville durable d’aujourd’hui.

Devant le constat de l’intensité de la crise environnementale et face à une urbanisation non maîtrisée, l’urbanisme semble en panne de fournir des solutions et voit sa légitimité remise en cause. En remontant aux premières expériences d’urbanisme et aux débats qui ont eu cours, les auteurs retracent avec brio le « renversement de perspective » que cette crise a provoqué à propos de l’aménagement. Ils décrivent comment l’abandon du regard du spécialiste et la nouvelle valorisation de la complexité ont renforcé la vue synthétique de la géographie et permis ainsi l’émergence de la notion de milieu de vie.

Le milieu, au coeur des préoccupations de l’urbaniste et du planificateur, ne peut plus être soumis ou fabriqué par ses actions. Le milieu devient « consubstantiel des opportunités d’action, voire de l’action elle-même ». Dans cette foulée, l’émergence de la notion d’écologie urbaine a permis d’exprimer non seulement les problèmes urbains contemporains, au Nord comme au Sud, mais aussi d’offrir des réponses et un moyen de saisir les problèmes des villes, de les comprendre et de trouver des solutions concrètes où le milieu joue un rôle central et actif dans les propositions urbanistiques.

Sur les bases de l’école française de géographie fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918), la géographie, comme discipline scientifique, tente de se démarquer par rapport aux autres sciences humaines, particulièrement la sociologie et l’histoire, et à l’approche géopolitique de Friedrich Ratzel (1844-1904), père fondateur de l’école allemande de géographie. Les disciples de Vidal misent davantage sur l’étude des rapports entre les différents groupes sociaux et leur milieu et cherchent à résoudre une « contradiction entre la demande de connaissances impliquant une réduction d’incertitude et la demande de la modernité travaillée par l’idée d’émancipation ou d’affranchissement des contraintes ». L’enjeu qui ne sera jamais résolu est de pouvoir concilier les discours et la rhétorique (c’est-à-dire les récits prospectifs et scientifiques fondés sur une science du milieu) avec les lois d’urbanisme et actions planificatrices (c’est-à-dire fondés sur une science de la ville).

C’est donc à travers une analyse des récits au coeur des documents programmatiques publiés dans deux revues françaises, La Vie urbaine et La Science sociale, que Berdoulay et Soubeyran explorent la nature et la portée de la contribution des géographes vidaliens, et montrent comment les concepts ont été repris à toutes les sauces et comment les différents contextes institutionnels et politiques de l’époque ont contribué au rendez-vous manqué de l’écologie urbaine et de l’urbanisme conduisant, finalement, à une mise à l’écart des idées les plus fécondes de cette période. Il se dégage de cette lecture originale des structures discursives qui sous-tendent les travaux précurseurs en géographie urbaine et sociale des trois principaux cercles d’affinités que dirigeaient Léon Jaussely (1876-1933), Donat-Alfred Agache (1875-1959), et Marcel Poëte (1866-1950), un diagnostic nuancé sur les difficultés entourant la première tentative de conciliation entre la théorie du milieu et la science de l’action.