Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

La notion de patrimoine culturel renvoie à une pluralité de sens et, par conséquent, à une diversité d’éléments auxquels elle confère une vocation particulière. À l’heure où les velléités économiques des uns rencontrent les idées politiques des autres, la préservation et la mise en valeur du patrimoine culturel occupent une place prépondérante au coeur des débats identitaires qui animent nombre de groupes à travers le monde. On cherche à définir ce patrimoine, dans sa complexité, sa polysémie et sa polymorphie, mais plus encore à le protéger, à le mettre en valeur ou à le doter d’un surcroît de sens lorsque laissé pour compte. Alors que la désignation et le classement patrimoniaux procèdent bien souvent d’une interprétation politique et historiciste de l’héritage culturel commun, ceux et celles dont l’assise culturelle est menacée y voient un vecteur d’affirmation et de reconnaissance, dont l’appropriation pourrait assurer une certaine continuité culturelle.

Les multiples conceptions et usages du patrimoine révèlent ainsi une tension de plus en plus marquée entre, d’un côté, le patrimoine comme scellant identitaire, et de l’autre, le patrimoine comme levier de développement, mais encore en tant qu’essence de la société, ou alors champ d’expériences, de rencontres et d’hybridation des valeurs. Comment, en effet, trouver le juste milieu entre une fixation temporelle et symbolique souvent essentialisante et une dénaturation excessive d’éléments qui devraient pourtant nous distinguer ?

C’est à travers ces divers constats et interrogations que navigue l’auteur Xavier Greffe, dans son ouvrage intitulé La trace et le rhizome : les mises en scène du patrimoine culturel, publié aux Presses de l’Université du Québec. Soucieux d’analyser le fonctionnement et les effets de la mise en patrimoine, Greffe suggère trois différentes lectures de celui-ci, en usant de la notion d’image. C’est donc envisagé comme une image fixe (outil fédérateur, bien collectif), une image film (événement, spectacle) ou une image virtuelle (appropriation individuelle et relativisée), que le patrimoine culturel peut être saisi dans la multiplicité et la complexité de ses vocations et usages. Ces lectures ouvrent à leur tour sur des perspectives d’analyses spécifiques du patrimoine culturel, s’articulant autour de la délimitation de son champ, de sa mise en scène et des valeurs dont il participe.

En s’appuyant sur cette grille d’interprétation, l’auteur propose une analyse critique et historique des multiples conceptions du patrimoine et du traitement dont celui-ci fut l’objet à différentes périodes et en divers lieux, en s’inspirant essentiellement, cela dit, de l’expérience européenne, et plus particulièrement de celle de la France. Ce faisant, il désire engager les acteurs vers des stratégies de mise en valeur qui soient plus sensibles à la diversité culturelle et à la pleine considération / inclusion de ceux et celles qui en sont les principaux artisans, tributaires qu’ils sont des connaissances et des expériences jugées représentatives de la collectivité.

Le livre est divisé en quatre grands chapitres, lesquels renvoient aux perspectives d’analyse évoquées plus tôt. Au-delà de ses matérialisations possibles (chapitre I), lesquelles sont au nombre de trois selon l’auteur – monuments, savoirs ou paysages –, le patrimoine culturel est largement déterminé par les manières dont il est mis en scène (chapitre II), que ce soit en vertu d’activités commémoratives, de pratiques ou de l’expérience qu’en font les individus et les groupes. Dans un contexte ou les valeurs du passé et du présent ne cessent de s’entrechoquer, la démarche patrimoniale opère ainsi une reconstruction des temps passés, présents et à venir, tout en mettant en question le rôle des experts et des hiérarchies qui s’immiscent inéluctablement dans le processus de gestion. À ces trois mises en scène correspondent en outre trois valeurs (chapitre III) que sont les métadonnées, les valeurs d’usages et les relations, lesquelles sont à l’origine des comportements qui seront adoptés vis-à-vis du patrimoine culturel. Ces valeurs, dit-il, ne sont pas nécessairement fongibles dans les mêmes espaces, les mêmes échelles et les mêmes temporalités.

Ce n’est toutefois qu’au chapitre IV que ces diverses déclinaisons et interprétations s’articulent de manière à soutenir plus explicitement la thèse de l’auteur, selon laquelle le patrimoine gagne à être considéré comme l’interface de la création, un tremplin vers l’avenir, bref, le coeur d’un écosystème multidimensionnel dont la portée transcende la simple mise en mémoire. À travers une réflexion théorique éclairante et au su des distinctions faites précédemment sur l’essence et le rôle du patrimoine, l’auteur analyse et redéfinit, au fil de ce chapitre, plusieurs grands concepts foncièrement liés au patrimoine, dont le développement durable, la diversité culturelle et l’économie politique. Le développement durable, selon Greffe, serait davantage animé qu’on ne croit par le patrimoine culturel, en tant que somme et mémoire de nos expériences collectives et individuelles. Quant à la diversité culturelle, elle doit être considérée comme une valeur en soi, capable d’enrichir notre manière de penser et de faire avec le patrimoine, évacuant ce faisant le schéma universaliste qui ferait de ce dernier un artefact culturel souscrivant aux seuls critères scientifiques et muséaux. Toutes ces notions menant enfin à un concept central pour l’auteur, lequel s’avère effectivement très fécond pour saisir la portée du patrimoine culturel ; c’est-à-dire le rhizome auquel il attribue une « soutenabilité », une mouvance, bref, un « flottement » spatiotemporel nécessaire à la respiration du patrimoine et à l’expression de son potentiel créatif et vivant.

Bien que, sur le plan de la forme, l’ouvrage soit particulièrement bien ficelé et que l’auteur y soutienne un argumentaire rigoureux, certaines idées ou concepts auraient pu, à mon sens, faire l’objet d’une analyse encore plus approfondie ; notamment parce qu’ils suscitent un intérêt de plus en plus marqué dans les milieux scientifiques et politiques, mais encore en raison de leur pertinence sociale, voire philosophique. Je pense ici, par exemple, à la diversité culturelle, à l’hybridation, au paysage ou au développement durable, autant de notions polysémiques suscitant bien souvent de vifs débats et auxquelles, je crois, il convient de porter une attention accrue, ne serait-ce que pour éviter les nombreux écueils dont elles sont souvent porteuses, et ce, à des niveaux pratiques comme discursifs.

Le livre est fort intéressant et soulève des questions fondamentales quant à la conception que nous avons de notre mémoire, de son fonctionnement comme de sa ré-activation constante. La mise en patrimoine est par ailleurs foncièrement politique et soulève des enjeux cruciaux liés à l’expression culturelle et à l’hégémonie de certains groupes, dont les « traces » se superposent à celles d’autres groupes. Il en est de même pour le processus en lui-même qui, dès lors qu’il cherche à préserver la trace au détriment de l’écosystème, pour reprendre les mots de l’auteur, cristallise une réalité mouvante qui se trouve dès lors dénaturée parce que condamnée à ne plus évoluer au fil des expériences individuelles et collectives qui nous caractérisent et nous animent. Il aurait d’ailleurs été intéressant de trouver, dans cet ouvrage, une approche moins centrée sur les réalités européenne et française, alors que tous les référents culturels ne puisent assurément pas au même bagage ontologique et, par conséquent, aux mêmes valeurs et conceptions de la culture, dans ses dimensions matérielle et immatérielle. Cette publication n’en demeure pas moins très pertinente, ne serait-ce que pour mieux nous faire saisir les motivations couvant derrière certaines mises en scène patrimoniales, mais aussi pour nous faire prendre conscience du potentiel fédérateur et mobilisateur de nos divers héritages culturels.