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Posant ses regards sur le monde actuel, Paul Valéry annonçait, au lendemain d’une guerre et d’une crise économique sans précédent, que le temps du monde fini, désormais, commençait. Cette prophétie sonnait comme le bilan d’une modernité triomphante et cultivant l’ambition, a contrario de l’oracle de Delphes intimant à l’homme de reconnaître les limites de l’humaine condition, de les repousser toujours plus loin. Cet avertissement allait rencontrer un large écho dans les décennies suivantes. La finitude de notre planète et de ses ressources, constatée depuis par les images prises par l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (NASA) (Cosgrove, 2001), est en effet devenue aujourd’hui l’un des arguments utilisés dans les revendications en faveur d’un développement plus durable.

Ayant pris la face de la terre pour objet d’étude (Suess, 1912-1918 ; Pinchemel et Pinchemel, 1997), la géographie s’est de longue date intéressée aux limites de ce monde. Limites et configuration des continents (Ritter, 1974), fronts et frontières (Foucher, 1988) ou découpage politique (Sigfried, 1964), pour ne prendre que ces exemples-là, allaient être envisagés sous toutes leurs coutures. À ces analyses particulières se sont ajoutées des tentatives pour raisonner systématiquement les connaissances sur ces phénomènes de discontinuité (Brunet, 1968 ; Hubert, 1993), qui seraient des éléments constitutifs de notre être et de notre monde.

L’ouvrage de Jean-Christophe Gay, animé d’une volonté « d’élargir le domaine de la géographie » (avant-propos), s’inscrit dans cette perspective en se donnant pour objet d’étude le processus de formation des limites qui bariolent la surface du globe, que l’auteur nomme tomogenèse. Spécialiste reconnu en la matière, ayant déjà à son actif un ouvrage portant sur les discontinuités spatiales (1995), Gay postule que « la société contemporaine est une société de la séparation et du franchissement au lieu de la continuité, de la fluidité et de la transparence prétendue » (p. 12). Ce postulat sous-tend l’organisation de l’ouvrage, divisé en quatre chapitres, suivi d’un épilogue, où sont successivement analysées, dans une perspective multiscalaire, les modalités contemporaines de cette séparation et de ce franchissement.

Le chapitre I traite de « la mise en limite de la vie quotidienne ». L’auteur s’y emploie à démontrer « que la partition spatiale a une place non négligeable dans notre imaginaire et nos conduites » (p. 23). S’ensuit une longue, mais pertinente, énumération de cette place dans nos expressions langagières (passer les bornes, raser les murs, prendre la porte), dans nos multiples activités quotidiennes (passer un poste de péage, présenter une carte d’identité à l’entrée d’un bar), dans la compartimentation croissante de nos espaces de vie (chambres, cases de stationnement, espaces réservés aux fumeurs), dans la pratique des codes de circulation (lignes d’arrêt, pointillés), dans la préservation corporelle (usage de préservatifs, régulation de la distance interpersonnelle) et dans l’aménagement des quartiers urbains (gated communities [enclaves résidentielles sécurisées], grilles, parcs, syndrome nimby [not in my backyard], [pas dans ma cour]). L’auteur élargit encore son analyse en s’attardant au développement touristique (club, paquebot de croisière) et à l’évolution de la pratique des sports (zonage des aires de jeu, corridors de course, invention du filet de tennis) en tant que générateurs d’entités spatiales distinctes.

Le second chapitre, portant sur « les solutions de continuité », passe en revue les dispositifs sociaux, organisationnels et technologiques mis en oeuvre, à l’échelle microgéographique, pour franchir les nombreux types de limites. L’auteur distingue, pour ce faire, trois grandes catégories de dispositifs : les dispositifs isolants, permettant de « mettre en contact des environnements différents que l’on veut ou qu’il est indispensable d’isoler l’un de l’autre » (p. 99) : paroi, mur, vêtements, grilles, verre (auquel l’auteur s’attarde plus particulièrement) ; les dispositifs contrôlant et filtrant, établis pour assurer une régulation des échanges et une surveillance des accès entre entités spatiales : notamment la surveillance vidéo, les portiques détectant le métal, les cartes d’accès, les systèmes de verrouillage, les passeports ; enfin, les dispositifs canalisants, capables d’orienter et de contenir les mouvements de masse : ponts, files d’attente, etc.

Ces multiples découpages répondent à des enjeux variés, qui font l’objet du troisième chapitre, intitulé Territoires à la découpe. Ainsi, ces découpages permettent entre autres de gagner, que ce soit des élections (découpage électoral) ou une plus-value (délimitation d’un territoire à appellation contrôlée) ; ils contribuent aussi à protéger, notamment des espèces rares ou menacées (établissement d’un parc naturel) ou la santé des citoyens (par la délimitation, par exemple, d’une zone de pollution où des normes restrictives s’appliquent) ; ils permettent également de rassembler (zones prioritaires d’éducation), d’exploiter (mer territoriale, espace aérien) et de voyager (lignes d’échanges commerciaux). Ainsi comprise, la tomogenèse revêt un caractère politique et socioéconomique fondamental.

L’auteur met toutefois le lecteur en garde sur « les pensées discontinuistes », dans le quatrième chapitre, où il entend « démasquer les fausses limites et leurs effets sur notre discernement et remettre en cause quelques entités au-dessus de tout soupçon » (p. 181). Après d’autres auteurs, notamment Mark Monmonier (1993), Jean-Christophe Gay dénonce les dangers de manipulation liés à la production de cartes. Les limites induites par les procédés de projection, d’échelles, de généralisation et de discrétisation peuvent, dans leur fixité, traduire des réalités mouvantes par des expressions trompeuses. L’auteur s’attarde également à dénoncer l’arbitraire des limites continentales (notamment entre l’Europe et l’Asie) qui sont, avant tout, des « constructions intellectuelles et culturelles avançant masquées » (p. 187). L’insularité, symbole de l’entité distincte, est, elle aussi, examinée de manière à faire ressortir les multiples liens qui atténuent les limites des îles et des continents.

L’ouvrage se conclut par un épilogue où l’auteur introduit un ordre dans la diversité des phénomènes observés, en classant les limites selon trois postures élémentaires qui commandent la tomogenèse : l’organisation, la protection et l’appropriation. Il souhaite ainsi « proposer une grille de lecture inédite montrant la logique qui relie des dispositifs en apparence très dissemblables en les distribuant en quelques catégories raisonnées et claires » (p. 209). Les différentes limites prennent place dans l’une ou l’autre de ces postures (ou fonctions), ou bien dans des combinaisons de postures qui sont autant de clés de lecture et de compréhension des limites qui définissent la face de la terre. D’une lecture aisée, le livre de Jean-Christophe Gay enrichit une collection déjà riche de titres et de propos stimulant et renouvelant la discipline géographique, et n’en dissimulant plus la place parmi les sciences humaines et sociales les plus innovantes, ainsi que l’ambition d’offrir un regard autre et une réflexion originale sur notre condition humaine.