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Amoureux de la mer, voyageur et lecteur infatigable, Jean-Marie Miossec n’était pas jusque-là un auteur actif sur la scène de la géographie maritimiste. Mais il vient d’y faire une entrée remarquable avec son ouvrage voué à la conteneurisation, qui fait suite à celui d’Antoine Frémont, en 2007 (Le monde en boîtes). « Démonter un mécanisme », écrit l’auteur : en lui ouvrant ses portes, la Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime (CMA CGM) lui a donné l’occasion de voir de l’intérieur comment un nombre grandissant d’acteurs crée un monde polycentrique, et comment ces acteurs ont une vision complète et instantanée des évolutions du monde, contrairement aux États... Avec un sens de la synthèse et une créativité remarquables, l’auteur évoque, en quatre parties, la mondialisation-maritimisation, la CMA CGM, les littoraux portuarisés, enfin les villes-ports et les hinterlands. La profondeur historique concerne le long terme dans différentes civilisations, le XXe siècle (enfin une mise au point solide sur les origines du conteneur !) et bien évidemment l’histoire immédiate. La bibliographie n’oublie aucune publication d’importance. Le glossaire du transport maritime et un index des lieux et des auteurs en font un ouvrage pratique à utiliser malgré son volume imposant.

La première partie met « les nouvelles masses économiques du monde » en scène, autant d’un point de vue factuel que conceptuel. La notion d’imbalance (les pays champions de la boîte vide et ceux de la boîte pleine) peut servir de fil pour expliquer les évolutions, avec l’émergence de pays qui remplissent des boîtes et ceux qui les vident. Cette notion explique comment on est passé de la concentration horizontale des armateurs à des stratégies d’alliance. Il n’existe pas de navigation sans risque : l’auteur rend hommage aux gens de mer, qui l’assument sans frilosité à travers les époques et les cultures ; et si l’on voit des accidents spectaculaires, la navigation est néanmoins de plus en plus sûre. Remise à plat par la conférence de Montego Bay, en 1982, la géopolitique connaît aujourd’hui de nouvelles tensions avec l’affirmation de la Chine comme puissance maritime, à la fois commerciale et militaire.

La deuxième partie commence par l’enracinement puis le déracinement de Jacques R. Saadé, depuis le Liban en guerre jusqu’à Marseille. L’histoire de la réussite de la CMA CGM est contée : à Marseille, une équipe cosmopolite s’est rompue au métier d’armateur d’abord en Méditerranée, ensuite dans le Golfe arabique, puis en Chine à partir de 1986. À compter de 1992, à Shanghai, la Chine est méthodiquement quadrillée, à terre, par les agences de la CMA et, en mer, par les nombreuses déclinaisons de la French Asia Line. Une histoire en contraste absolu avec la plupart des autres armateurs français, dont la CGM reprise en 1996. La nouvelle entité CMA CGM ne transporte alors que 46 000 équivalents vingt pieds (EVP). Alliée à la poursuite de l’expansion en Océanie et dans le Pacifique, la croissance exceptionnelle de la conteneurisation a permis d’intégrer le corps malade de la CGM. La crise de 2008 a été surmontée par la réactivité et par l’entrée de nouveaux capitaux publics et privés. Le calme revenant, l’expansion peut se poursuivre : Nol est racheté et, en 2016, la capacité du groupe passe à 1,8 M EVP. Des clés pour le succès? L’organisation familiale du groupe, l’enracinement phocéen (avec la tour de Zaha Hadid en 2011, « nouvelle tour de Babel » où se côtoient 40 nationalités), la centralisation des décisions et une perception immédiate du monde dans toutes ses dimensions. Pour finir, une réflexion sur le « pays de terriens » qu’est la France évoque la zone économique exclusive (ZEE) du pays.

La troisième partie, Les roues de la fortune, fait une mise au point sur deux Rangées maritimes, des origines à nos jours, en commençant par la Chine, arrière-pays et avant-pays inclus, plus une explication sur le routage du Jules Verne. L’étude de la Northern Range expose des apports originaux par l’évocation des grands travaux, la réflexion sur les clusters villes-ports et la faiblesse de la compétitivité de Dunkerque et Le Havre. Puis vient une analyse des hubs mondiaux avec une approche statistique, prudente quant à son contenu, et convaincante grâce aux données de la CMA CGM. Les hubs comme facteur de métropolisation et comme éléments structurants des arrière-pays sont examinés. Une typologie fondée sur la productivité (par port, par portique) et le mode d’organisation des hubs clôt le chapitre.

La quatrième partie enracine le présent dans l’histoire au long cours comme dans la prospective. Il est d’abord question des nouveaux entrants que sont les pays émergents, avant une carte-bilan qui montre l’intégration globale et générale des économies mondiales par la conteneurisation. Puis viennent les villes-ports, dans leur évolution morphologique, paysagère et fonctionnelle, avant d’être mises en scène dans leur capacité à structurer des régions urbaines. Cette partie scrute enfin les données géopolitiques, depuis les conceptions du XIXe siècle finissant jusqu’à nos jours.

La conclusion a des accents braudéliens lorsqu’elle évoque le rôle et la modernité de l’armateur, preneur de risques, et dont la prospérité, bien au-delà des outils informatiques qui servent à valider les choix, organiser les flux et contrôler les résultats, repose sur « une excellente appréciation géographique et géopolitique du monde, dans sa totalité, sans exclusion » (p. 641). Dans la tour de Marseille, les globes terrestres ne sont pas des éléments décoratifs. Les armateurs « sont guidés par la géographie du monde, mais ils sont eux-mêmes les vecteurs d’une nouvelle géographie » (p. 644). L’histoire immédiate donne l’avantage à la mer, même si la bataille du maritime se joue aussi à terre.

Pour parvenir à cette représentation et connaissance du monde, la méthode Miossec repose sur plusieurs piliers. Tout d’abord, une documentation gigantesque est archivée, classée et utilisée à bon escient. Elle donne une assise à toute une série de monographies, qui sera bien utile à l’examen de leur terrain d’études pour de nombreux chercheurs. Elle interprète finement les faits ; ainsi, si la Chine soutient le percement d’un canal au Nicaragua, c’est parce que les États-Unis conservent des droits d’intervention sur celui de Panama ; si les États-Unis ont refusé de céder leurs ports atlantiques aux Émiriens, c’est moins pour justifier l’argument officiel de la sécurité que pour se plier aux règles de la mafia qui « gangrène » leurs ports. Ensuite, l’auteur injecte du professionnalisme maritime dans sa réflexion avec la relation privilégiée et transparente qu’il a pu établir avec la CMA CGM, relation qui ne repose pas sur quelques visites ou entretiens, mais sur une participation pluriannuelle à ses activités. Dans une troisième strate cognitive, il ne reste plus qu’à tirer les conséquences des deux premiers axes, c’est-à-dire à expliquer le monde contemporain avec, en outre, un excellent soutien cartographique.

On ne trouvera ici ni jargon, ni croquis usine à gaz, mais une terminologie adéquate, parfois même facétieuse, et immédiatement compréhensible. À un moment où les sirènes du protectionnisme jouent de leur séduction, l’ouvrage de Jean-Marie Miossec démontre comment, fondée sur le risque bien calculé, la conteneurisation permet un emmêlement du monde, avec bien plus de gagnants que de perdants.