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En un temps d’oeuvres brèves pour lecteurs pressés, un ouvrage fort de 1127 pages ne pêche-t-il pas par une excessive prolixité ? Dans le cas présent, il suffit d’ouvrir au hasard Le paysage animal pour en accepter la longueur : un regard neuf, un exposé rigoureux, une synthèse imposante et une prose alerte, rendent jubilatoire la lecture d’un ouvrage qui, pourtant, ne se départit jamais d’une grande rigueur scientifique, ce qui n’exclut pas quelques critiques.

S’il n’y a rien à redire sur le plan formel hormis le choix de caractères typographiques, dont la taille réduit la pagination mais ne facilite pas la lecture, il n’en va pas de même du choix du titre centré sur le paysage animal. Or le concept de paysage, tout polysémique qu’il soit, englobe les relations entre nature et société, de sorte que les animaux ne peuvent être envisagés qu’à titre de composantes paysagères parmi d’autres. Les justifications de l’auteur, touchant au titre de l’ouvrage, sont peu convaincantes et il ne sera d’ailleurs que très rarement question de paysage animal dans le corps de l’ouvrage. Autre curiosité de plume, le terme de féralisation, qui revient presque à chaque page sans pour autant figurer dans quelque dictionnaire de la langue française que ce soit. La définition de ce vocable, dérivé de l’anglais et appliqué aux animaux domestiques retournés à l’état sauvage, ne sera formulée qu’à la page 361, ce qui maintient le lecteur dans un sentiment d’incertitude soigneusement calculée par l’auteur, qui aurait pu tout aussi bien utiliser le terme français de réensauvagement.

L’essentiel n’est certes pas dans cette pointe d’originalité et mieux vaut s’attacher à une méthode d’exposition qui fait une large place, suite aux exposés théoriques, à des monographies soigneusement réparties entre espace et temps. Sur ce principe, l’ouvrage est partagé en deux grandes parties, thématique et géographique.

La partie thématique, de loin la plus fournie, envisage tout d’abord destructions et massacres commis par les hommes, de façon directe ou indirecte, thème ressassé à l’envi par les tenants de la deep ecology. Au terme d’un inventaire qui – les reptiles et les animaux marins étant exclus du sujet – n’omet aucun des faits présents et passés, l’auteur estime que depuis son apparition, l’homme est responsable de l’extinction d’environ 1,5 % des mammifères et 1 % des oiseaux, valeurs à comparer avec les grandes vagues d’extinction du Permien et du Crétacé qui ont éliminé de 60 à 70 % des espèces vivantes. De toute façon, Xavier de Planhol n’arrive pas à s’attendrir sur la disparition du Dodo et du Moas, espèces stupides et vouées en tout état de cause à l’extinction. Au contraire, il constate que l’homme n’a jamais pu et ne pourra sans doute jamais se débarrasser d’espèces jugées nuisibles mais opportunistes comme le Coyote, le Loup, le Rat ou le Chien de prairie. Ce constat va de pair avec l’évaluation des remaniements faunistiques imputables à l’action humaine : quasi-élimination des grands fauves et des grands herbivores, mais domestication et transformation génétique de nombreuses espèces, à commencer par le Chien et le Cheval. D’où la mise en évidence d’une nouvelle faune anthropogène qui inclut aussi bien les introductions volontaires que la prolifération de commensaux peu désirables comme le Rat, le Pou ou les multiples variantes de la Blatte. Le fait le plus marquant, dans le contexte actuel, est le passage de nombreuses espèces du milieu rural au milieu urbain qui garantit au Merle comme au Renard et au Rat, une provende abondante en toute saison. Cela n’empêche pas le retour, volontaire ou non, de certains animaux à l’état sauvage, chats harets, ânes du Sahel, chameaux d’Australie, chiens dingos, tous féralisé à des degrés divers, soit par choix, soit par expulsion comme ce fut le cas de la Genette, détrônée par le Chat.

La partie géographique oppose deux univers, celui des vieux foyers de peuplement, Europe, Moyen-Orient et Asie orientale d’une part, celui des nouveaux mondes, Sibérie et Amériques de l’autre. D’un côté, les processus d’élimination et de domestication se sont déroulés sur de très longues périodes qui ont favorisé une sorte d’osmose entre bêtes et hommes ; de l’autre, les deux processus ont été extrêmement rapides. Les décomptes se font sur plusieurs millénaires d’un côté et moins de quatre siècles de l’autre. Le lecteur canadien accordera sans doute une attention particulière aux pages consacrées à l’Amérique boréale avec, en particulier, une étude très fine des changements de mentalités chez les peuples chasseurs et cueilleurs au contact des économies marchandes.

Si tout le propos de Xavier de Planhol est soutenu par un appareil graphique et cartographique de qualité, si ses démonstrations sont d’une grande rigueur et s’appuient sur un appareil bibliographique impressionnant, ces qualités ne rendent pas compte d’un certain plaisir de la lecture. Question de style sans doute, mais surtout d’un certain art du récit qui fait du chercheur un conteur. Au titre de ce qu’il faut bien appeler les belles histoires de l’Oncle Xavier, on retiendra donc l’histoire du lion gardien de plantation, celle des lions qui échangeaient de la bonne viande contre de la bière de mil, celle des éléphants ivrognes, celle du phoque amoureux d’une jeune fille et, sur le mode pathétique, celle de la triste fin des chiens d’Istanbul. Il en est bien d’autres, que le lecteur aura plaisir à découvrir.

C’est un ouvrage sérieux et de lecture plaisante ce qui, somme toute, n’est pas fréquent. Cela n’empêche pas l’auteur d’afficher des opinions bien arrêtées sur les excès de l’écologisme pur et dur. Concluant sur l’ensemble des relations entre hommes et bêtes, il soutient que depuis qu’il a été expulsé du Jardin d’Eden, l’Homme s’est efforcé de recréer le Paradis sur terre. Au vu des faits exposés on peut ne pas le suivre sur ce terrain, mais son propos ne fait que répondre à un besoin où l’utopie rejoint les valeurs archétypales.