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Voici un ouvrage ambitieux qui vise à mettre en perspective les cohérences de la géopolitique russe sur un siècle et demi, et parfois plus longtemps encore. Ce n’est pas illégitime puisque l’auteur met en valeur des schémas de pensée souvent très constants du monde avoisinant. Plus stable encore, la permanence de points de fixation qui jalonnent l’immense frontière russe, envisagés dans des perspectives très stables malgré l’évolution des territoires concernés (la Pologne) et des contextes (les Caucases), voire la réinvention régulière de ces entités voisines (l’Ukraine, la côte Balte). Stables également la réalité des représentations comme des moyens consacrés à ces relations de voisinage : une Russie qui fait toujours peur par son gigantisme, mais peut parfois incarner la constance face à d’autres puissances plus volatiles, avec des armées souvent fragiles, mais toujours colossalement présentes.

Le propos est donc intéressant dans un monde qui cultive l’immédiateté et qui serait sous le coup d’une condamnation à la « fin de l’histoire ». Ce souci d’offrir un tel panorama est bienvenu pour donner une culture cohérente à nos étudiants et au grand public, à qui on présente souvent les événements dans chacun de ces théâtres de manière ponctuelle et très fruste.

Le large tableau proposé, tant chrono–logiquement (trois régimes) que spatialement, peut cependant laisser parfois dubitatif : parle-t-on de la même Europe dans les pays baltes et dans le Caucase ? En 1920 et aujourd’hui ? Cette volonté russophile (mais pourquoi pas ?) de tout ramener à un dessein aussi constant peut lasser à la longue et se révéler contreproductive en alimentant certains fantasmes récurrents vis-à-vis d’une Russie perçue comme menaçante en toutes circonstances : la page 145 le résume bien, mais contredit aussi ce discours sur les permanences de la politique russe en affirmant à juste titre que les missions de l’armée « ont considérablement évolué ». Surtout, c’est oublier que l’histoire des relations de la Russie avec les territoires européens voisins est faite aussi de beaucoup d’opportunisme et de réactions sous la contrainte d’une actualité urgente et non prévue…

De plus, le propos vise à construire le portrait d’une « âme russe » qui laisse dubitatif, surtout quand ce portrait est cerné par des formules telles que « l’idée communiste est en effet assez proche de l’âme russe » (p. 26). Déjà en 1925, Porché se méfiait « des lieux communs, c’est-à-dire de ces traits généraux universellement admis, qui comportent une multitude d’exceptions. […] D’ailleurs, l’expression " âme slave " n’a rien de scientifique : c’est un cliché commode », avant de conclure que « le terme, dans son acception ordinaire, vise surtout les Russes ». Éternelle fascination pour une éternelle Russie, une catégorisation qui touche la Russie plus que la plupart des régions du monde… et pourquoi ne pas aussi réinventer les aires culturelles de la géo à papa ?

Cela n’empêche cependant pas de souscrire à la seconde idée qui termine la phrase citée en page 26 : « En Russie, capitalisme et communisme ont toujours eu un sens différent de celui que l’on entend ailleurs. » Mais encore faudrait-il se montrer plus précis que les deux pages qui suivent, puisque cela pourrait expliquer en partie quelques indéniables éléments de continuité de la géopolitique russe par-delà les éclipses temporaires et somme toute assez courtes des changements de régime, tout autant qu’une attitude constante face à certains territoires qui, pourtant, ont beaucoup changé. La Géorgie ou l’Ukraine illustrent bien ces mutations permanentes de territoires qui se construisent sous l’influence d’une géopolitique globale et de relations très changeantes avec Saint-Pétersbourg puis Moscou. La Crimée de 1852 n’a rien à voir avec celle de 2014…

Mais ma principale interrogation concerne l’échelle choisie. Si on affirme qu’il s’agit de montrer que cette Russie est profondément européenne (p. 11), ce dont je ne doute pas, ne faut-il pas alors envisager plus en détail les relations avec les puissances européennes, la Grande-Bretagne, relayée par les États-Unis, la France, l’Empire ottoman devenu République turque, l’Allemagne, tous des pays évoqués de manière incidente ? Ce sont eux les interlocuteurs de la Russie, même si le débat a lieu sur un terrain tiers frontalier de la Russie. On peut se demander si ce ne sont pas ces pays qui, par leurs représentations plus encore que leur politique, construisent la réalité de cet Empire Russe (p. 40). À cette aune, il manque alors un espace majeur de confrontation : les Balkans, à peine évoqués (p. 41) dans un autre contexte et qui auraient mérité plus de place. Quid justement de la « slavitude », parfois invoquée depuis deux siècles ? On a plus souvent préféré la référence au religieux comme élément fédérateur. Cette dimension apparaît peu dans l’ouvrage.

Enfin, le propos nourri d’une empathie récurrente de l’auteur, qui vise à montrer la bienveillance – même si parfois un peu rude – de ce voisin encombrant, est parfois pollué par des formules à l’emporte-pièce plutôt mal venues : « On peut aussi s’interroger sur le sens de l’intégration au sein de la Fédération de Russie d’une série de républiques dont les cultures, les traditions, mais aussi la brutalité s’écartent de la norme commune » (p. 114).

Pour conclure sur un registre plus formel, dans un ouvrage qui s’adresse a priori à des non-spécialistes, on peut regretter l’absence de cartes détaillées sur les différents terrains abordés successivement. Cette tentative de synthèse sur un sujet difficile à embrasser dans sa totalité y aurait gagné en efficacité.