Corps de l’article

Contexte et problématique

L’émergence d’une ville automobile (Wiel, 1999) au cours de la seconde moitié du XXe siècle correspond à la forte croissance de zones urbanisées de densités moyennes et faibles, avec des conséquences à plusieurs échelles spatiales : étalement urbain et urbanisation diffuse orientée vers l’usage de l’automobile, à l’échelle locale, polycentrisme et émergence de polarités secondaires à l’échelle métropolitaine. Dans un contexte d’interrogations sur les contours d’une ville « durable », qui serait en particulier économe en énergie due aux transports, il convient de s’interroger sur les formes urbaines compatibles avec un usage restreint de l’automobile (Newman et Kenworthy, 1999) ou encore avec un accroissement des déplacements locaux (« ville cohérente », voir Korsu et Massot, 2006).

L’accroissement des distances domicile-travail (Aguilera, 2006) souligne une organisation de plus en plus polycentrique des plus grandes métropoles européennes (Berroir et al., 2005). On assiste en Europe à l’émergence de vastes régions urbaines polycentriques (Hall et Pain, 2006). La typologie de Champion (2001) rend compte de l’emboîtement d’échelles fonctionnelles évoluant au fil de l’histoire urbaine jusqu’à l’émergence de régions polycentriques, par évolution centrifuge, incorporation depuis un centre ou fusion de centralités historiquement disjointes. Dans des espaces métropolitains désormais articulés à plusieurs échelles spatiales (Schwanen et al., 2001), les infrastructures de transports jouent un rôle-clé dans l’appropriation de l’espace-temps par les individus (Bavoux et al., 2005). Les choix de localisation des individus au sein des espaces métropolitains sont peut-être de moins en moins astreints à la proximité physique du lieu d’emploi, comme en témoigne l’étude de Kestens et al. (2007) sur les choix de localisation résidentielle à Québec.

Métropolisation, étalement urbain et mobilité quotidienne

Dans ces espaces métropolitains organisés de façon complexe, les déplacements des individus peuvent être influencés par l’offre d’activités, inégalement répartie sur le territoire. Les infrastructures de transport jouent ainsi le double rôle de faciliter les déplacements locaux et de rendre possibles des déplacements sur de longues distances, dépassant l’échelle locale. L’accessibilité aux infrastructures de transport conditionne en partie la possibilité de franchir des échelles spatiales, c’est-à-dire d’habiter et de travailler dans des bassins d’emploi différents.

Les liens entre forme urbaine et mobilité quotidienne font l’objet d’une littérature abondante, mettant le plus souvent en question les conditions de choix de mobilité des individus influencées par l’accessibilité aux infrastructures de transport (Bonnel, 2001), par l’environnement urbain local (Cervero et Kockelman, 1997 ; Camagni, 2002 ; Pouyanne, 2004 ; Ewing et Cervero, 2010) ou abordant ces liens selon une approche agrégée, dans laquelle les choix de localisation et de déplacements individuels sont synthétisés par un petit nombre d’attributs calculés à l’échelle des villes : densité de population, part des trajets réalisés en transport collectif (TC) (Newman et Kenworthy, 1989 ; Le Néchet, 2011). Parmi les questions fréquemment abordées à ce niveau d’analyse global : les déplacements sont-ils plus longs dans une ville monocentrique que dans une ville polycentrique (Schwanen et al., 2001) ? Le recours au véhicule particulier (VP) est-il plus important dans un contexte d’urbanisation localement diffuse, par exemple un tissu pavillonnaire peu dense (Cirilli et Veneri, 2009) ?

L’approche locale constitue le corpus d’études le plus abondant et l’accessibilité aux ressources métropolitaines y est principalement mesurée par la distance au centre de l’agglomération (Nicolas et al., 2002). L’approche de Pouyanne (2004) est particulièrement révélatrice du type de résultat recherché : la densité y est corrélée avec les parts modales de déplacements en travaillant à l’échelle communale. L’enquête de Pan et al. (2009) sur quatre quartiers de Shanghai est plus originale, prenant en compte simultanément des attributs vus à l’échelle métropolitaine (distance au centre, distance au pôle secondaire le plus proche) et des attributs locaux (nombre d’arrêts de bus et de train) pour étudier la dépendance à l’automobile dans cette ville.

Les travaux d’Aguilera (2006) ont soulevé la pertinence de l’indicateur « part des trajets locaux » pour étudier la mobilité domicile-travail des grandes métropoles. Pour autant, peu de travaux ont explicitement cherché à expliquer statistiquement la variabilité de cet indicateur en fonction de critères socioéconomiques et géographiques. De plus, un travail important doit être fait sur ce que signifie « déplacement local » : interne aux communes, interne aux aires urbaines ? Un des postulats de base de notre réflexion est qu’il est nécessaire, pour de grandes régions métropolitaines en Europe, de définir des bassins locaux intermédiaires, prenant en compte la réalité des migrations alternantes.

Au-delà de l’étude classique des liens entre densité et pratique de mobilité, nous souhaitons inclure, dans l’analyse, des variables associées à l’accessibilité aux TC. De fait, la localisation des habitants dans la métropole et les pratiques de mobilité des individus sont influencées, sans y être associées de façon univoque, par la proximité des infrastructures de transport, collectif ou non, qui seront ici considérées comme les ressources métropolitaines étudiées. Ainsi, dans les plus grandes métropoles, plusieurs niveaux d’infrastructures sont imbriqués (par exemple : métro et RER en Île-de-France ; tramway, U-Bahn et S-Bahn en Allemagne). Nous étudierons, pour deux métropoles européennes, la problématique suivante : dans quelle mesure peut-on dire que la proportion de trajets locaux (à une échelle intermédiaire) est influencée par l’accessibilité aux infrastructures de transport, locales et métropolitaines ? De plus, quels sont les déterminants de choix des modes de transport pour ces trajets locaux, ainsi que pour les trajets métropolitains ?

Nous testerons l’hypothèse selon laquelle l’accessibilité à des ressources de transport collectif de différents niveaux est liée à des pratiques de mobilité franchissant plus ou moins facilement les échelles intermédiaires. L’accessibilité aux ressources de transport métropolitaines (type RER ou S-Bahn) favorise-t-elle une mobilité locale rapide ou bien une mobilité sortant des principaux bassins existants ? L’accessibilité aux ressources de transport locales (type tramway ou métro) favorise-t-elle une mobilité locale au détriment de la mobilité métropolitaine ? Pour cela, nous aurons besoin de construire des bassins d’emploi délimitant ce que nous appelons « local » et ce que nous appelons « métropolitain ».

Études de cas : Île-de-France et région Rhin-Ruhr

Dans cet article, une méthodologie harmonisée permet la comparaison de deux régions métropolitaines en Europe, l’Île-de-France et la région Rhin-Ruhr en Allemagne. Ces deux régions sont peuplées d’environ 10 millions d’habitants répartis sur une superficie d’environ 10 000 km2 ; elles correspondent respectivement à des structures monocentriques et polycentriques (figure 1). Si elles sont identifiées par la littérature économique (OCDE, 2006) et celle du regional planning (Knapp et Schmidt, 2003) comme des entités géographiques comparables, ce ne sont ni des agglomérations ni des aires fonctionnelles de même ampleur : la région Île-de-France est bien plus intégrée fonctionnellement, alors que la région Rhin-Ruhr est constituée de plusieurs aires fonctionnelles juxtaposées (Cologne, Düsseldorf, Bassin de la Ruhr), six pour l’Audit urbain (2004), cas unique en Europe. La comparaison de ces deux régions métropolitaines est motivée par cette différence de structure spatiale des activités, alors que la population totale et la densité globale sont du même ordre dans les deux régions. Cette différence prend un tout autre sens lorsqu’on souhaite analyser ces grandes régions métropolitaines à une échelle intermédiaire entre le local et le métropolitain : on a affaire à des bassins d’emplois plus lâches en région Île-de-France, où la centralité parisienne continue d’exercer son emprise économique sur l’ensemble de la région urbaine. Aucune polarité ne joue un rôle équivalent dans la région Rhin-Ruhr.

L’organisation spatiale et l’histoire de ces deux régions sont très différentes : la région Île-de-France constitue le coeur économique de la France et est fortement centrée sur Paris, encore aujourd’hui. Les villes nouvelles, quoiqu’ayant polarisé une partie importante de la croissance de l’emploi francilien, ne constituent pas à ce jour des villes véritablement indépendantes de la centralité parisienne. L’histoire de la région Rhin-Ruhr est, à l’inverse, marquée par plusieurs fractures : territoriales, étant située à la limite d’aires culturelles (Blotevogel, 2001), économiques (entre le nord, à l’économie industrielle en transition, et le sud, davantage orienté vers le tertiaire ; Knapp et al., 2005) et politiques, puisque cette région n’existe pas en tant qu’autorité métropolitaine mais est au contraire prise en tenaille entre le pouvoir de communes fortes de type « arrondissement urbain » et le pouvoir régional (la région Rhin-Ruhr est entièrement incluse dans le land de Rhénanie-du-Nord Westphalie). La figure 1 représente à la fois l’organisation spatiale de la population et les contours des aires fonctionnelles de l’Audit urbain. Notons que pour produire une telle carte, et pour l’ensemble des analyses qui suivent, nous avons harmonisé les zonages des deux régions afin de travailler avec des entités géographiques comparables : les communes, en Île-de-France, et des agrégats de zones de transport, dans la région Rhin-Ruhr.

Figure 1

Répartition de la population et infrastructures de transport collectif en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr, à la même échelle

Répartition de la population et infrastructures de transport collectif en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr, à la même échelle
Source : RGP INSEE, DREIF, IGVP NRW

-> Voir la liste des figures

Dans les deux régions métropolitaines, les infrastructures de transport sont organisées à plusieurs échelles géographiques. En Île-de-France, deux réseaux radioconcentriques permettent la desserte de la zone dense (le métro parisien) et de la région francilienne (organisé depuis un demi-siècle autour du Réseau express régional-RER). Dans la région Rhin-Ruhr, la situation est différente, avec une succession de réseaux locaux en étoile (métro à Dortmund ; pré-métro à Cologne-Bonn ; tramways à Düsseldorf ; monorail à Wuppertal) et un réseau métropolitain reliant ces différentes centralités (S-Bahn), constitué à partir de 1968 en complément d’un réseau ferroviaire régional plus ancien. La figure 1, donnant ces réseaux de transport collectif à la même échelle, illustre les deux structures évoquées ; le tableau 1 conclut cette description par quelques statistiques sur la population et l’accessibilité aux transports collectifs dans ces deux régions, montrant que la centralité et la densité parisienne permettent d’offrir une accessibilité aux transports collectifs plus importante que dans la région Rhin-Ruhr : près d’un quart de la population métropolitaine est ainsi située à moins de 500 m d’un métro en Île-de-France contre environ 15 % dans la région Rhin-Ruhr.

Tableau 1

Statistiques descriptives des territoires comparés

Statistiques descriptives des territoires comparés
*

les zones de la région Rhin-Ruhr sont constituées à partir de zones de transport de l’lGVP de façon à rendre la comparaison possible avec l’Île-de-France.

Source : Agence européenne de l’Environnement (EEA) (2002)

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Statistiques descriptives de la mobilité domicile-travail au sein des deux régions

Statistiques descriptives de la mobilité domicile-travail au sein des deux régions
Source : RGP INSEE (1999) et Enquête globale de transport (EGT) (2001), IGVP NRW et Prognose der deutschlandweiten Verkehrsverflechtung 2025 (PddV) (État fédéral de Rhénanie du Nord – Westphalie, 2004)

-> Voir la liste des tableaux

De façon concomitante, les pratiques de mobilité au sein des deux régions sont nettement différenciées : on observe une utilisation plus importante des transports collectifs en Île-de-France (44 % des trajets au lieu de 18 %) et une utilisation des modes doux (marche et vélo) supérieure dans la région allemande (18 % au lieu de 12 %) (tableau 2). Par contre, la distance moyenne domicile-travail est assez similaire dans les deux espaces (autour de 10 km, à vol d’oiseau). Ce constat nuance l’image d’une intégration moindre de la région Rhin-Ruhr, ainsi que suggéré par la figure 1 : les déplacements entre aires fonctionnelles qui induisent de longues distances sont assez nombreux pour contrebalancer la différence de superficie des principales aires fonctionnelles. Notons également ce résultat attendu : la portée moyenne des déplacements en transport collectif ferré est supérieure à celle des déplacements en voiture dans les deux régions : les infrastructures de transport collectif de type métropolitain (RER, S-Bahn) sont vues comme des catalyseurs de franchissement d’échelles, alors que la voiture est principalement utilisée pour des trajets de moyenne portée. Afin d’explorer de façon reproductible la question de l’articulation entre échelles spatiales, et en particulier les liens entre accessibilité des infrastructures de transport et « franchissement » d’échelles spatiales, une méthodologie est mise en place pour détecter de façon harmonisée les principales polarités d’emploi ainsi que les bassins d’emploi correspondants entre les deux régions.

Organisation métropolitaine à deux échelles : vers la construction harmonisée de bassins d’emploi

Dans cette section, nous nous dotons des outils méthodologiques nécessaires pour disposer d’une grille de lecture multiscalaire harmonisée entre la région Île-de-France et la région Rhin-Ruhr. Pour ce faire, nous procédons en deux temps : d’abord distinguer les principales polarités d’emploi, puis réaliser une partition de l’espace métropolitain en fonction de ces polarités.

Afin d’étudier la mobilité à plusieurs échelles dans ces deux régions, plusieurs bases de données sont mobilisées : les infrastructures de transport et des matrices de mobilité domicile-travail, par mode de transport, issues de comptages ou de recensements nationaux et régionaux (le recensement de population et l’Enquête globale de transport, en Île-de-France ; des comptages régionaux – IGVP NRW – et une enquête nationale de mobilité – PddV – pour la région allemande). Une méthode d’harmonisation développée spécifiquement permet de disposer d’une matrice de navetteurs, avec pour chaque couple de zones élémentaires, le nombre de trajets réalisés en voiture, en transports collectifs (train et bus), et en modes doux. Par manque d’espace, nous ne décrirons pas cette méthodologie ici.

Nous détaillons ensuite une méthodologie de détection des pôles d’emploi, suivant les travaux de Berroir et al. (2008). Il s’agit de disposer d’un cadre d’analyse non monocentrique, permettant une comparaison des deux espaces métropolitains fortement différenciés. À titre d’exemple, l’étude des distances domicile-travail et des parts modales par rapport à l’éloignement du centre de Paris, en Île-de-France (la voiture est d’autant plus utilisée que la commune se trouve éloignée de Paris) ne saurait être appliquée dans la région Rhin-Ruhr. Par ailleurs, des travaux récents (Courel et al., 2005) ont souligné l’intérêt, même dans le cas parisien, d’enrichir la description centre-périphérie afin de mieux segmenter les 70 % de trajets franciliens entre banlieue et banlieue. La figure 2 récapitule les trois étapes successivement utilisées : celles-ci font appel en tout à une quinzaine d’indicateurs, qui assurent le passage d’une information locale, au niveau des communes élémentaires, à une typologie de l’espace métropolitain en bassins d’emploi. Les indicateurs mobilisés sont détaillés dans les sections suivantes.

Figure 2

Schéma théorique de construction de bassins d’emploi intermédiaires dans une métropole polycentrique

Schéma théorique de construction de bassins d’emploi intermédiaires dans une métropole polycentrique

-> Voir la liste des figures

Méthode de détection des pôles d’emploi

La littérature de détection systématique des polarités dans le contexte urbain est assez récente, suivant les travaux de Giuliano et Small (1991) qui identifiaient à Los Angeles des zones alliant forte concentration et forte densité d’emplois. En plus de ces indicateurs de concentration d’emploi, la méthodologie de Berroir et al. (2008) s’appuie sur des indicateurs d’attraction entre zones, permettant de distinguer, au sein d’un territoire dense, les zones attirant les flux les plus importants et les plus structurants. Nous nous inscrivons ici dans un cadre similaire. Les six indicateurs mobilisés sont les suivants :

  • Indicateurs de concentration

    • Nombre d’emplois dans la zone (seuil de 500 en Île-de-France, 2500 dans la région Rhin-Ruhr)

    • Densité d’emplois dans la zone

    • Ratio entre la densité d’emplois de la zone et la densité d’emplois des zones voisines (afin de détecter les pics de densité)

  • Indicateurs de polarisation

    • Nombre de zones envoyant plus de 10 navetteurs à la zone

    • Nombre de zones dépendantes à plus de 10 % de la zone

    • Nombre de zones dont la zone considérée est la destination privilégiée (premier flux)

Après le calcul de ces six indicateurs, une méthode multicritère est mise en place afin de conserver, dans chacune des deux régions, les communes (ou les zones élémentaires) ayant des valeurs élevées, qualifiées de pôles d’emploi

Méthode d’agrégation des pôles d’emploi

Ces zones sont ensuite regroupées au sein de pôles multicommunaux ; par exemple, la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines est identifiée comme polarité disjointe, quoique contiguë de l’ensemble Versailles – Le Chenay – Vélizy, sur la base de la faiblesse relative de leurs échanges réciproques. De façon détaillée, cinq indicateurs sont mobilisés pour cette étape :

  • Indicateurs d’intensité de l’interaction

    • Taux moyen d’interaction (min. 2,4 %)

    • Taux de recouvrement des aires (min. 72 %)

    • Rang moyen de l’interaction (max. 7,5)

  • Indicateurs de symétrie de l’interaction

    • Différence entre taux d’interaction (max. 1,4 %)

    • Différence entre rang d’interaction (max. 1,4)

Là encore, une méthode multicritère permet de conserver les ensembles de zones en forte interaction. Cette méthode est mise en place conjointement dans les deux régions, faisant apparaître des polarités sémantiquement comparables. Au total, le tableau 3 répertorie le nombre de pôles obtenus en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr : la concentration de l’emploi apparaît plus importante dans la région Île-de-France (66 % des emplois localisés dans 7 % des communes) que dans la région Rhin-Ruhr (42 % des emplois localisés dans 14 % des zones). Notons que dans les deux cas, on constate une concentration moindre des actifs que des emplois, ce qui est conforme aux travaux classiques sur le phénomène de périubanisation (Boiteux-Orain et Huriot, 2002).

Tableau 3

Description des pôles d’emploi obtenus

Description des pôles d’emploi obtenus
Source : RGP INSEE et IGVP NRW.

-> Voir la liste des tableaux

Dans ce nouveau cadre de référence, la mobilité domicile-travail peut être comparée entre les deux métropoles (tableau 4). En particulier, les pôles de la région Rhin-Ruhr, bien que couvrant une superficie plus importante, apparaissent moins polarisants (40 % de trajets hors pôles contre moins de 30 % en Île-de-France) et moins connectés entre eux (7 % des trajets entre pôles disjoints contre près de 20 % dans la région francilienne).

Tableau 4

Typologie des flux domicile-travail dans les deux espaces métropolitains

Typologie des flux domicile-travail dans les deux espaces métropolitains
Source : RGP INSEE et IGVP NRW.

-> Voir la liste des tableaux

Méthode de détection des bassins d’emploi

La dernière partie de la méthodologie consiste à réaliser une partition de l’espace en s’appuyant sur les pôles d’emploi qui viennent d’être constitués. Une fois ces polarités identifiées au sein de la métropole, des bassins peuvent être constitués sur la base des relations fonctionnelles entre lieux. Plusieurs méthodes peuvent être retenues pour établir des bassins d’emploi : minimisation des flux sortants, construction des polygones de Thiessen associés, à titre d’exemple. Ici, à l’inverse des bassins d’emploi distingués par l’INSEE depuis 1993 [1] nous visons à prendre en compte l’existence de territoires multipolarisés et de zones moins connectées à la métropole (que nous qualifions de franges métropolitaines). Pour ce faire, nous procédons en trois temps.

1) Pour rattacher une commune à un pôle, deux éléments sont pris en compte : la distance à vol d’oiseau entre la commune et les pôles d’emploi, et la polarisation de la commune par les pôles. Un compromis est réalisé pour « attacher » préférentiellement chaque commune à des pôles d’emploi. Pour ce faire, on minimise le ratio suivant, où dmin est la distance du pôle le plus proche et nmax le flux envoyé vers le pôle le plus polarisant. Dans le cas le plus simple, Zp = 1 car le pôle le plus proche est aussi le plus polarisant.

Cependant, dans des espaces organisés de façon complexe, la partition du territoire réalisée par cette approche ne constitue pas des zones contiguës ; à titre d’exemple, le pôle de Paris Ouest, très fortement polarisant, est sélectionné avec cette méthode par de nombreuses communes dans toute la région, à l’issue de la première étape. De plus, l’existence de zones multipolarisées, ou au contraire peu intégrées à la métropole, n’est pas prise en compte par cette approche.

2) Pour compléter cette première étape, nous observons deux critères, afin d’affecter une commune à l’une ou l’autre de ces catégories :

  • le taux d’intégration métropolitaine, au niveau de chaque commune (part des trajets vers les pôles par rapport à l’ensemble des actifs, qui permet de déterminer quelles zones sont à la frange de la métropole)

  • un indicateur d’inégalité des flux vers les zones de destination (l’entropie de Shannon) permet de différencier des communes polarisées principalement par un pôle unique et celles qui sont polarisées de façon équilibrée entre différents pôles (communes multipolarisées).

3) La partition est finalisée sur des critères de contiguïté. Cette étape est effectuée manuellement, à l’aide d’un système d’information géographique. Il s’agit de regrouper, sur un critère de contiguïté spatiale, des zones ayant un taux d’intégration métropolitaine et une entropie de la distribution des flux similaires. Avec cette méthode, 56 bassins d’emploi sont distingués dans la région Île-de-France et 84 bassins dans la région Rhin-Ruhr (annexe 1). Les populations sont inégalement réparties au sein de ces bassins ; en Île-de-France, six bassins ont une population supérieure à 500 000 habitants, dont le bassin de Roissy-en-France, qui s’étend sur environ 500 km2, des chiffres similaires à ceux de l’aire urbaine de Douai-Lens, à titre d’exemple. La figure 3 répertorie les bassins obtenus en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr.

Figure 3

Bassins d'emploi et pôles métropolitains en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr

Bassins d'emploi et pôles métropolitains en Île-de-France et dans la région Rhin-Ruhr
Source : RGP INSEE, DREIF, IGVP NRW

-> Voir la liste des figures

Approche multiscalaire des liens entre mobilité et forme urbaine

Parmi les bassins d’emploi obtenus, seuls onze en Île-de-France sont dotés d’infrastructures de transport en site propre à desserte locale (métro, tramway, TCSP [2]) : les six parisiens, plus Créteil, Saint-Denis, Bobigny, Gennevilliers et Montreuil. Notons que Roissy, Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, Massy-les Ulis, chacun peuplé de plus de 300 000 habitants, ne possèdent pas de telles infrastructures. Dans la région Rhin-Ruhr, plus du tiers des bassins (30, et en particulier tous ceux de plus 300 000 habitants) sont dotés d’infrastructures lourdes de transport local (Cologne, Essen, Dortmund, Düsseldorf, Wuppertal, Bonn, Krefeld et Duisbourg notamment). On peut déjà, à ce stade, formuler l’hypothèse que les bonnes performances des réseaux de transport collectif à l’échelle locale dans la région Rhin-Ruhr sont liées à la relative faiblesse des réseaux de transport à l’échelle métropolitaine : la mobilité locale est en quelque sorte « concurrente » de la mobilité métropolitaine. Cette hypothèse peut être formulée de façon symétrique en Île-de-France. Hors déplacements impliquant Paris, la mobilité locale serait principalement réalisée en automobile, ce qui est lié à la bonne performance du réseau de transport collectif à l’échelle métropolitaine.

La mobilité interne de ces bassins représente approximativement la moitié des flux domicile-travail : 42 % en Île-de-France et 51 % dans la région Rhin-Ruhr, avec une variabilité importante entre les bassins ; quels sont les déterminants de telles mobilités locales et, par corrélation, de mobilités sortant de ces bassins, dites « métropolitaines » ? Si les études empiriques présentées ici sont évidemment dépendantes des limites des bassins retenus (Julien [2007], a bien montré l’importance de cette question), des différences structurelles peuvent être observées entre les deux régions.

Après avoir présenté brièvement les pratiques de mobilité au niveau des bassins d’emploi, nous évaluons les liens entre pratiques de mobilité (parts modales, distances parcourues) et accessibilité offerte par les systèmes de transport : accès aux stations de transport collectif, densités de population.

Description des bassins et mobilité domicile-travail au sein des bassins

Dans un premier temps, des statistiques descriptives permettent d’illustrer la variabilité des pratiques de mobilité entre les différents bassins. Le tableau 5 répertorie quelques attributs géographiques de ces bassins, dans chacune des deux régions ; on peut observer une densité nette et une accessibilité aux ressources métropolitaines de transport (RER, S-Bahn) plus importante en Île-de-France ; la densité nette de population est maximale à Düsseldorf, équivalente à celle de Créteil. L’accessibilité locale (métro, U-Bahn) est par contre bien plus inégalement répartie dans les principaux bassins franciliens, avec la persistance d’un modèle centre-périphérie ; seuls les pôles de première couronne sont desservis.

La part de trajets locaux suit, dans la région Île-de-France, une courbe en U, en fonction de la distance du centre : les principaux bassins parisiens possèdent une part importante de trajets locaux (environ 50 %), de même que les bassins de seconde couronne (Evry, Cergy-Pontoise). À l’inverse, les bassins de la première couronne (Bobigny, Saint-Denis, Créteil, Versailles) semblent dépendre plus fortement de l’attractivité parisienne. La situation est différente dans la région Rhin-Ruhr, où un tel modèle centre-périphérie n’est pas observé.

Tableau 5

Indicateurs de densité, d’accessibilité et de mobilité à l’échelle des bassins de plus de 230 000 habitants

Indicateurs de densité, d’accessibilité et de mobilité à l’échelle des bassins de plus de 230 000 habitants
Source : RGP INSEE, DREIF, IGVP NRW.

-> Voir la liste des tableaux

Les attributs de mobilité domicile-travail (parts modales, distances) sont ensuite différenciés selon que les flux soient locaux ou sortant des bassins (tableau 5). Le modèle centre-périphérie reste très structurant en Île-de-France, où les bassins de seconde couronne (Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, Massy-les-Ulis et Evry) restent fortement dépendants de l’automobile pour les trajets locaux. Le lien avec l’accessibilité locale apparaît fort dans ce cadre monocentrique. La situation est moins tranchée dans la région Rhin-Ruhr, où des bassins non centraux ont la part modale de l’automobile la plus forte (Siegburg-Troisdorf, à proximité de Cologne), et une des plus faibles (Dortmund Nord, à proximité de Dortmund) de l’échantillon. Il est notable que la part modale des trajets réalisés en voiture soit pour certains bassins (Roissy, Créteil, Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, Massy-les-Ulis et Evry) plus faible pour les trajets sortants que pour les trajets locaux. Ce constat peut être interprété dans la région francilienne comme témoignant d’une organisation à plusieurs niveaux de la région, où les trajets de plus longue portée sont réalisés en transport collectif.

Cette coproduction observée entre accessibilité et pratiques de mobilité doit être interprétée avec précaution. Par exemple, à Saint-Denis, l’accessibilité routière est bonne, mais ne correspond pas à une utilisation importante de la voiture. Les caractéristiques socioéconomiques individuelles qui sont classiquement mobilisées pour ce type d’études (Schwanen et al., 2001 : taux de motorisation, revenus, diplôme le plus élevé) sont ici absentes, du fait de la difficulté à recueillir des données comparables dans une comparaison internationale, ce qui constitue une des limites de la démarche entreprise. De façon plus générale, les corrélations entre forme urbaine et mobilité ne doivent pas être perçues comme illustrant des liens de causalité ; il s’agit principalement ici de mettre en évidence la pertinence d’une échelle d’analyse intermédiaire, au niveau des bassins, pour une analyse multiscalaire des mobilités domicile-travail de grandes métropoles.

Liens entre accessibilité aux ressources métropolitaines et pratiques de mobilité quotidienne, aux deux échelles

De façon exploratoire, plusieurs régressions linéaires multiples ont été réalisées afin d’illustrer la complémentarité entre indicateurs de concentration (population, densité, ratio emplois sur actifs) et indicateurs d’accessibilité (part des habitants proches d’un métro ou d’un RER) pour expliquer une partie de la variabilité des comportements de mobilité. Dans le but de faire ressortir spécifiquement le rôle des variables d’accessibilité, nous incluons séparément l’accessibilité locale et l’accessibilité métropolitaine dans les modèles. Le recours au transport collectif pour les trajets locaux est particulièrement bien approché par ces indicateurs de forme urbaine, dans les deux régions (R2 = 0,96 et 0,54 en Île-de-France et dans région Rhin-Ruhr respectivement) tandis que, pour les autres indicateurs, le pouvoir explicatif est plus faible (tableau 6).

Les principaux résultats obtenus sont les suivants :

  • rôle de la densité ou de la population : la densité est positivement reliée à l’utilisation de transport collectif aux deux échelles, et la population positivement associée à la proportion de trajets locaux.

  • l’accessibilité au métro U-Bahn est fortement reliée à l’utilisation des transports collectifs pour les trajets locaux ou sortants, alors que c’est l’accessibilité au RER S-Bahn qui permet d’expliquer la variabilité de la proportion de trajets locaux.

Tableau 6

Modèles statistiques : indicateurs de mobilité quotidienne et accessibilité, à différentes échelles

Modèles statistiques : indicateurs de mobilité quotidienne et accessibilité, à différentes échelles

Seuils de signification : *** = 0,001 ; ** = 0,01 ; * = 0,05 ; ° = 0,1.

-> Voir la liste des tableaux

Autrement dit, l’hypothèse selon laquelle l’accessibilité aux ressources de transport collectif d’échelle métropolitaine va à l’encontre d’une mobilité principalement interne aux bassins se trouve vérifiée. Par ailleurs, à défaut de permettre de maintenir les flux au sein des bassins, l’accessibilité aux ressources de transport collectif d’échelle locale permet bien d’éviter le recours à l’automobile pour tous types de trajets (locaux ou sortants).

Surtout, et c’est un des apports de cette recherche, le même indicateur peut avoir des rôles inverses dans ces différents modèles. Il existe ainsi une différenciation entre métropoles : l’accessibilité au métro est positivement associée à la proportion de trajets locaux en Île-de-France (ce qui est principalement porté par les communes centrales, en raison de la concentration du réseau de métro parisien), alors que c’est l’inverse dans la région Rhin-Ruhr. La détection des bassins ayant été harmonisée entre les régions, cela peut indiquer une fragmentation plus forte des zones denses dans la métropole allemande.

Conclusion

Cette approche à deux échelles de la mobilité domicile-travail repose sur une méthodologie harmonisée de construction de bassins d’emploi. Elle met en évidence les liens entre densité et pratiques de mobilité (en accord avec Pouyanne, 2004) et met à jour un élément original du fonctionnement de métropoles aussi contrastées que l’Île-de-France et la région Rhin-Ruhr : l’accès aux ressources locales de transport permet d’expliquer une partie de la variabilité de la part des trajets effectués en modes doux et l’accès aux ressources métropolitaines, la part des trajets effectués localement. Si les monographies relatant des liens entre forme urbaine, accessibilité au transport et pratiques effectives de mobilité sont nombreuses dans la littérature, notre approche présente l’originalité d’étudier de façon séparée les déplacements locaux et métropolitains, dans une comparaison internationale où ce maillage a été défini de façon harmonisée entre les deux régions. Il est donc particulièrement délicat de comparer nos résultats avec ceux de la littérature scientifique.

En lien avec les problématiques actuelles d’aménagement métropolitain, on peut s’interroger sur la pertinence de politiques locales visant à renforcer la part de trajets locaux : les résultats proposés suggèrent une possibilité de réduire les trajets sortants en augmentant l’offre de transports collectifs locaux, en Île-de-France (c’est l’inverse dans la région Rhin-Ruhr). Appliqué à Roissy, Saint-Quentin-en-Yvelines ou Cergy-Pontoise, bassins aussi peuplés qu’Orléans par exemple, qui s’est doté d’un tramway en 2000, on pourrait envisager, si le contexte institutionnel le permettait, de tels investissements en infrastructure de transport. Dans le même temps, la métropole francilienne est organisée simultanément autour des deux échelles de fonctionnement évoquées, principalement centrée sur Paris à l’échelle métropolitaine : une telle démarche ne pénaliserait-elle pas la performance des transports collectifs de niveau métropolitain ? L’exemple de la région Rhin-Ruhr montre au contraire que la voiture peut être le mode dominant sur les trajets longues distances, au détriment des transports collectifs : le développement d’une offre locale de transport lourd paraît nécessaire pour inverser cette tendance.

Cette question soulève de façon fondamentale celle du niveau de gouvernance optimal de ces métropoles. Lefèvre (2009), en abordant la dimension institutionnelle du processus de métropolisation (plus avancé à Londres et à Stuttgart), insiste sur l’inertie des systèmes de gouvernance préexistants. Selon ce point de vue, l’Île-de-France et la région Rhin-Ruhr seraient des échelles d’aménagement judicieuses. À l’inverse, l’émergence de centralités secondaires fortes en Île-de-France (s’appuyant sur le réseau de villes nouvelles et sur des polarités comme Roissy ou Saclay) pourrait à terme permettre de reconfigurer le système de gouvernance aujourd’hui partagé entre les communes et la région. Les conséquences sur l’offre de transport, et encore plus sur les pratiques de mobilité, d’une éventuelle restructuration administrative dans ces deux régions sont difficilement lisibles. Mais il semble peu fécond de proposer un modèle unique d’articulation entre échelles locale et métropolitaine pour des régions urbaines si contrastées, dès lors que, malgré une remarquable stabilité des résultats du tableau 6 entre ces régions, certains signes diffèrent.

Pour étendre la portée de ces travaux, la prise en compte des catégories socioprofessionnelles des navetteurs pourrait révéler des aptitudes différenciées à « franchir » les échelles métropolitaines et à exploiter les infrastructures de transport de différents niveaux (Baccaïni, 1996 ; Wenglenski, 2007). De même, la prise en compte de caractéristiques socioéconomiques comme le revenu ou le taux de motorisation renforcerait les conclusions qui peuvent être tirées de cette approche. La prise en compte simultanée de plusieurs échelles géographiques dans l’étude des liens entre forme urbaine et mobilité semble toutefois une démarche prometteuse afin d’étudier quantitativement les apports d’une articulation entre transport et urbanisme prenant en compte à la fois les configurations du site étudié et sa place au sein de la région métropolitaine dans son entier.