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Les inondations comme objet géographique

L’analyse des crues et des inondations a toujours été pratiquée en géographie. Ce type d’étude a porté tout autant sur des aspects physiques (morphologie fluviale, hydrologie, conditions climatiques) que sur les impacts de ce phénomène sur les sociétés humaines. Depuis les deux dernières décennies, on constate un regain d’intérêt en géographie pour les recherches dans le domaine des inondations, lequel s’explique largement par les préoccupations des milieux scientifiques et des gouvernements faces aux changements climatiques. Si la géographie n’est pas la seule discipline à s’intéresser aux impacts des changements climatiques sur les environnements fluviaux et les sociétés en général, elle y participe activement, notamment par la production de travaux innovants qui s’appuient sur diverses approches méthodologiques et qui se situent à la frontière des disciplines des sciences naturelles et des sciences humaines.

À ce titre, on voit s’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche portant sur la reconstitution des événements d’inondation (Saint-Laurent, 2004), contemporaine ou historique, et sur l’analyse des risques qu’engendrent ces catastrophes naturelles en rapport avec les activités humaines (Benito et Thorndycraft, 2004). Dans bien des cas, ces initiatives de recherche font appel à différentes approches, tant géographique, historique, anthropologique ou archéologique, hydrologique et autres. La nécessité de combiner différentes approches méthodologiques et disciplinaires s’explique largement par la complexité même des phénomènes étudiés qui possèdent des dimensions à la fois physiques et humaines. En effet, on ne peut considérer les éléments physiques et climatiques (morphologie fluviale, écoulement, pluies diluviennes, etc.) sans prendre en compte les modifications anthropiques (endiguement, artificialisation des rives, canalisation, déforestation, etc.) que génèrent les activités humaines. D’ailleurs, au cours des siècles, souvent celles-ci ont considérablement transformé les régimes hydrologiques et les environnements fluviaux.

Il nous est apparu intéressant de nous pencher sur les travaux touchant le thème des inondations, qu’ils aient été réalisés en géographie ou ailleurs. Dans un premier temps, nous examinerons de façon succincte les travaux recensés dans les Cahiers de géographie du Québec traitant du thème des inondations ou des bassins hydrographiques. Dans un deuxième temps, nous analyserons de façon plus exhaustive les travaux les plus récents portant sur les inondations et les paléo-inondations, travaux faisant appel tout autant aux approches géographiques qu’aux autres disciplines connexes. Le recoupement de ces approches disciplinaires contribue à mieux saisir la complexité de ce phénomène.

Inondations et hydrographie dans les Cahiers de géographie du Québec

Le phénomène des inondations a été traité très tôt dans les Cahiers de géographie du Québec par des chercheurs qui ont souvent combiné des approches à la fois physique et sociale. Mentionnons l’étude que L.-E. Hamelin a consacré aux inondations de la rivière Chaudière (1957) ou celle de M. Pardé aux crues qui se produisent à la grandeur du Canada (1959). Ces auteurs se sont intéressés non seulement à la dimension hydrologique ou climatique des crues et des inondations, mais aussi aux conséquences et aux risques de ces phénomènes sur les populations affectées et les dommages qu’ils entraînent (Pardé, 1959 : 180-184). On questionne aussi les activités humaines qui ont souvent des conséquences aggravantes sur la sévérité des inondations. Ce thème des inondations revient périodiquement dans les Cahiers de géographie, et fait référence soit à des régions du Québec ou du Canada (Hamelin, 1957 ; Pardé, 1959 ; Cazalis, 1965), ou d’Europe et d’Amérique du Sud (Tricart, 1961 ; Dufour, 1971). Souvent, dans leur interprétation du phénomène, ces géographes tendent à porter un regard qui transcende les barrières disciplinaires. Dans d’autres cas, on s’intéresse plus particulièrement au fonctionnement des bassins versants ou aux réseaux hydrographiques comme tels, sachant que leur fonctionnement influe directement ou indirectement sur la récurrence des inondations (Saint-Onge, 1968 ; Tremblay, 1971). Plus récemment, le thème des crues ou des inondations a été abordé dans les Cahiers de géographie dans des perspectives culturelles ou analytiques, délaissant un peu les approches plus classiques pour faire appel à une lecture davantage comparative. Il s’agit alors d’examiner ces processus à travers la géographie humaine et la géographie physique (Palom, 1994), ou encore, selon une lecture ethnographique qui tient compte des imaginaires et des perceptions culturelles du risque des inondations (Reyt, 2000). Notons également que les perceptions des inondations, notamment les crues exceptionnelles, peuvent être changeantes selon les échelles spatiales.

Les inondations et les sociétés humaines

De tout temps les sociétés humaines ont été préoccupées par les impacts des crues et des inondations sur leur environnement. Ces événements souvent qualifiés de catastrophes naturelles ont en effet causé bien des méfaits. Les travaux récents de Baker et al. (2002) soulignent à quel point les inondations demeurent une préoccupation constante pour les populations riveraines qu’ils affectent périodiquement. Malgré tous les efforts et les aménagements réalisés (digues, barrages, etc.) pour contrer les effets nuisibles des inondations, les problèmes demeurent en raison d’une mauvaise compréhension, non seulement des mécanismes qui les régissent, mais aussi des effets des divers aménagements sur l’écoulement du cours d’eau. Avec son approche globale, la géographie peut saisir le phénomène dans son ensemble. Signalons que le regain d’intérêt pour l’étude des inondations ne se limite pas seulement à vouloir analyser les impacts anticipés des changements climatiques sur les systèmes hydrologiques et leurs conséquences sur le renouvellement des ressources hydriques. Il déborde sur la prise en compte du caractère historique des inondations, et mène à des reconstitutions chronologiques à l’échelle du millénaire. Ces travaux visent ainsi à mieux comprendre l’évolution des systèmes fluviaux et évaluer les modifications éventuelles de ces environnements qui dépendent des changements climatiques engendrés par les activités humaines à l’échelle planétaire. Beaucoup de ces derniers travaux sont effectués par des équipes qui font aussi appel aux lumières des historiens et des archéologues, notamment, pour reconstituer la trame des environnements fluviaux plus anciens. Des travaux récents réalisés en Espagne et en France (Agasse, 2003 ; Benito et Thorndycraft, 2004) par exemple montrentbien cet intérêt nouveau pour l’analyse des inondations anciennes, analyse qui permet d’évaluer les risques et les dangers que ces événements ont pu entraîner sur les populations et les différentes infrastructures. L’analyse des inondations et des paléo-inondations constitue un nouveau champs de recherche en géographie. Il permet notamment d’élargir d’une part les connaissances des environnements fluviaux et, d’autre part, de prévoir les impacts potentiels des changements anticipés sur les populations touchées par ce phénomène.

La recherche actuelle sur les inondations et les paléo-inondations

Si plusieurs travaux géographiques explorent différents aspects du phénomène des inondations, des approches plus spécialisées se développent qui font appel aux sciences hydrologiques et à la modélisation climatique. Ces approches s’intéressent aux inondations dans une perspective hydroclimatique et peuvent, parfois, tenir compte des impacts anthropiques. Il est vrai que la géographie n’est pas la seule discipline à s’intéresser aux phénomènes de crues et d’inondations en privilégiant une approche hydroclimatique. Les ingénieurs-hydrologues ont en effet contribué largement au développement de modèles conceptuels sur le fonctionnement des bassins versants et de modèles mathématiques prévisionnels pour l’évaluation des risques d’inondations majeures et de leurs impacts sur les infrastructures (digues, barrages, etc.).

Pour mieux comprendre le déroulement des événements d’inondation dans des environnements fluviaux changeants, soit à l’échelle séculaire ou millénaire, il apparaît nécessaire que la géographie s’allie à d’autres disciplines connexes pour parvenir à ses fins. L’examen des recherches actuelles révèlent que les chercheurs combinent souvent diverses approches méthodologiques afin d’identifier les séquences des événements d’inondations, majeures ou catastrophiques, de manière à tenir compte des modifications survenues au cours du temps dans les différents environnements fluviaux, et en regroupant par exemple des données historiques (anciens registres climatiques, relevés d’archives, etc.) ou des données paléoenvironnementales (séquences stratigraphiques, paléosols, macrorestes, méthodes de datation, etc.).

Par la suite, nous explorerons davantage la contribution de la géographie physique et ses diverses méthodologies pour reconstituer les processus d’inondation, récents ou anciens. Pour ce faire, nous récapitulerons les différentes méthodes et techniques les plus couramment utilisées qui sont un mélange de méthodes et connaissances provenant du domaine des sciences naturelles en général.

Différentes approches méthodologiques

Les méthodes stratigraphiques et sédimentologiques

L’analyse des séquences stratigraphiques et sédimentaires fournit des indicateurs largement utilisés pour reconstituer les différentes périodes d’inondation. Les variations texturales des sédiments, l’alternance des couches, de microstructures ou des faciès, sont toutes des indicateurs qui permettent d’identifier et de caractériser les sédiments déposés par des fortes crues ou des inondations le long des plaines alluviales. Ces faciès sédimentaires sont souvent combinés à d’autres indices afin de reconstituer les environnements fluviaux passés. Si la géologie et les sciences de la terre occupent souvent une place prépondérante dans ces études stratigraphiques ou sédimentaires associées, il reste que la géographie physique a développé au cours des années une expertise considérable dans l’identification des séquences stratigraphiques et leur interprétation pour des contextes géomorphologiques et climatiques très variés. Il est vrai toutefois qu’on compte encore assez peu d’études sur l’analyse des paléo-inondations qui proviennent des géographes physiciens, mais on peut penser que ce champ d’étude connaîtra un développement plus important, notamment en raison de l’intérêt croissant pour la protection des ressources hydriques face aux changements climatiques.

Les méthodes pédologiques

La pédologie, ou science des sols, constitue toujours un champ disciplinaire largement occupé par les géographes. D’ailleurs, la pédologie demeure encore un enseignement de base dans plusieurs départements de géographie au Québec et d’ailleurs. L’utilisation de la science pédologique s’est avérée utile dans la description des sols des plaines inondables. En effet, la description morphologique des sols enfouis (paléosols) le long des terrasses fluviales et leur degré de maturité constituent des indices pédogénétiques utiles pour reconstituer la chronologie des paléo-inondations. Ainsi, la présence de sols enfouis dans les terrasses correspondrait à des périodes de stabilité, alors que les sols peu développés (régosoliques) indiqueraient plutôt des phases d’inondation successives. Ces paramètres pédologiques combinés aux séquences stratigraphiques, permettent de présumer de l’âge des terrasses et aussi d’évaluer les phases d’exondation (formation de sols) et celles associées aux inondations (accumulation des sédiments de crues).

Les méthodes paléoécologiques

La géographie a contribué énormément au développement des différentes approches paléoécologiques en vue de reconstituer les milieux biophysiques, comme les environnements fluviaux, lacustres ou terrestres. Les approches paléoécologiques utilisées dans l’étude des paléo-inondations consistent à combiner des indicateurs biologiques afin de reconstituer les environnements fluviaux anciens. Les indicateurs auxquels on a recourt sont les microfossiles (pollens, diatomées, etc.) et les macrorestes, ainsi que les cernes de croissance des arbres des milieux riverains. Les organismes résiduels enfouis dans les dépôts sédimentaires des plaines alluviales ou des bassins lacustres constituent aussi de bons indicateurs biologiques pour saisir les conditions environnementales plus ou moins anciennes. L’abondance de certaines espèces dans les diagrammes polliniques peut fournir en effet des indications sur les conditions hydrologiques et climatiques qui prévalaient dans les différents environnements fluviaux étudiés.

Les méthodes et techniques de datation

La méthode de datation radiocarbone est fréquemment utilisée pour établir la chronologie des séquences stratigraphiques en géologie et en géomorphologie. Dans l’étude des paléo-inondations, l’utilisation des datations au 14C s’avère un outil précieux pour établir une chronologie relativement précise des périodes d’inondation. On compte d’ailleurs un grand nombre de travaux recourant à cette méthode pour identifier les chronologies locales ou régionales des événements d’inondation. D’autres techniques existent qui permettent de représenter les chronologies lorsque les couches organiques sont absentes ou ne peuvent être datées au 14C. Dans de telles circonstances, on a recourt, le plus souvent, à la thermoluminescence ou aux radio-isotopes, etc. Les méthodes isotopiques servent à reconstituer une chronologie des séquences sédimentaires des terrasses fluviales. Toutefois, ces techniques présentent aussi des difficultés d’application, notamment dans les zones soumises à une forte dynamique fluviale. Les plaines inondables soumises à des inondations périodiques ne sont donc pas les milieux les plus propices où recourir à ces méthodes.

Convergence disciplinaire et complexité

L’étude des inondations et des paléo-inondations exige la mise en commun de méthodes et techniques permettant la reconstitution des environnements fluviaux récents ou plus anciens. Les différents indicateurs physiques et biologiques utilisés nécessitent l’utilisation d’une approche multidisciplinaire. Que l’on pense, par exemple, à la reconstitution chronologique à l’échelle du millénaire pour des événements majeurs, tels que les inondations ou les crues exceptionnelles.

Enfin, ceci nous amène à nous pencher sur la notion de complexité en géographie. La complexité dépend, selon Dauphiné (2003 : 47), de la « multiplicité des interactions qui unissent les différentes composantes » d’un phénomène étudié et qui peuvent varier en fonction des échelles ou des niveaux considérés. À titre d’exemple, le phénomène des inondations pourrait être analysé à l’échelle du bassin versant ou bien à une échelle plus grande, soit celle da la rive, ce qui signifie l’utilisation de méthodes ou approches différentes pour bien saisir tous les aspects du phénomène à l’étude. Outre les complexités d’échelle et de niveau, ou la complexité structurelle provenant des interactions d’un grand nombre de composantes (Dauphiné, 2003 : 46‑47), il faut également tenir compte des échelles spatiales et temporelles du phénomène étudié. L’analyse spatio-temporelle constitue sans doute l’approche la plus utile pour comprendre le phénomène des inondations.

Pour terminer, signalons que l’utilisation des différentes méthodes ou approches préconisées sert non seulement à mieux comprendre le phénomène des inondations, anciennes ou récentes, mais aussi à mieux prévoir l’ampleur et la récurrence de ce phénomène afin d’envisager des mesures visant à réduire les dommages qu’elles entraînent pour les populations touchées. En ce sens, l’étude des inondations et des paléo-inondations doit incorporer une dimension sociale et ses diverses problématiques. Pensons à la protection des rives et des plaines inondables, à la restauration des paysages riverains ou encore à une meilleur gestion des risques pour les populations riveraines, laquelle mène nécessairement à une redéfinition de ces espaces sensibles.