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La seconde édition de cet ouvrage paru en 2014, complétée de trois nouvelles contributions, témoigne de l’intérêt croissant pour la géopolitique bien au-delà de la discipline géographique à laquelle elle se rattache. Il est peu commun de s’intéresser à l’évolution de la pensée géopolitique. Yves Lacoste avait montré, à travers son abondante production scientifique et, surtout, la célèbre revue Hérodote lancée en 1976, que cette pensée trouvait ses lointaines racines dans l’Antiquité. D’autres l’ont suivi avec des angles différents ou complémentaires, tels Paul Claval, Claude Raffestin, Michel Korinman, François Thual et Pascal Lorot en France. Il manquait toutefois une mise à jour des connaissances liées aux récentes recherches menées par une nouvelle génération d’historiens, de politologues et de géographes. Feu Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte ont brillamment relevé ce défi en rassemblant 28 contributions sur des sujets très variés. Cette seconde édition, après l’épuisement de la première en 2014, est le résultat d’un long travail lancé en 2002.

Le titre de l’ouvrage souligne bien une première réflexion épistémologique. Il n’existe pas une géopolitique, mais des géopolitiques qui ont autant d’interprétations que de savoirs. Qui plus est, selon les époques et les penseurs, la « pensée géopolitique », qui est formalisée dans la première moitié du XXe siècle, mais dont le nom géopolitique semble apparaître en 1679 dans un manuscrit de Leibniz pour Martin Motte, est envisagée selon des critères différents. Ce qui l’unit dans la diversité est, aujourd’hui, une approche éloignée de tout déterminisme, comme le souligne Hervé Coutau-Bégarie qui considère que le « mot se rapproche davantage des pré-notions chères à la sociologie durkheimienne que des concepts hérités de la philosophie ». Une géopolitique mal définie, une science globale ou une science partielle, le rapport entre la géopolitique et la géographie ainsi qu’avec la politique sont autant de questionnements qu’introduit l’auteur au début du livre. Si certains aspects appellent évidemment à une discussion, tant le mot a été galvaudé depuis une vingtaine d’années, loin de notions fondamentales d’analyse spatialisée et de représentation cartographique, il faut se réjouir de la réalisation d’un tel ouvrage, tant en raison de la diversité des thèmes abordés que de la qualité d’érudition des articles.

L’ouvrage s’articule en quatre parties. La première aborde l’épistémologie de la géopolitique à travers deux articles d’Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte, posant les bases de la réflexion et insistant sur le caractère diversifié et complexe de la discipline. La deuxième partie traite de la « préhistoire de la géopolitique ». Composée de sept articles, elle met en évidence l’apparition d’une pensée géopolitique dans le monde à travers, notamment, le remarquable article de Nicolas Corvisier intitulé « Le monde grec a-t-il conçu la géopolitique ? » ou celui de Sébastien Lemée sur le général Giacomo Durando, considéré comme l’inventeur de la géostratégie. La troisième partie, intitulée « la première géopolitique », couvre la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Elle réunit 13 articles tantôt sous un angle thématique (la géopolitique des chemins de fer par Anne et Martin Motte, celle des matières premières de 1914 à 1919 par Georges-Henri Soutou, la géopolitique allemande par Jean Klein), tantôt sous l’angle de la pensée de théoriciens militaires ou de la géopolitique. Nous y trouvons des analyses sur Rudolf Kjellen (Philippe Ranquet), Mahan (Jean-José Ségéric), Camille Vallaux (Marc Levatois), Jacques Ancel (Florian Louis), Jean Bruhnes (Olivier Lowczyk), Paolo Orsini d’Agostino (Frédéric Le Moal), Mackinder (Pascal Vernier), Raoul Castex (Hervé Coutau-Bégarie), George Renner (Serge Gadal). Enfin, la dernière partie aborde les transformations de la géopolitique après 1945. Elle se compose, à son tour, de deux synthèses épistémologiques de Marc Antonsich (sur le passage de la geopolitik à la geopolitics) et de Marlène Laruelle (sur le néo-eurasisme), et de l’analyse de plusieurs théoriciens de la géopolitique, ou qui se sont essayés, à un moment de leur carrière, au raisonnement géopolitique : Jean Gottmann (Amaël Cattaruzza), Jordis Von Lohausen (Antoine Schûlé), Pierre Gallois (Christian Malis), Zbigniew Brzezinski (Jean-Paul Baulon).

Cet ouvrage constitue une somme de connaissances inédites, même si des pans entiers de l’histoire de la géopolitique restent encore à éclaircir, notamment dans la pensée géographique, soit-elle occidentale ou d’ailleurs (japonaise, chinoise, etc.). Que savons-nous de la pensée lacostienne, souvent citée sans réel développement, qui est l’origine de l’école française de géopolitique depuis 40 ans, ou de celle d’un autre géographe comme Paul Claval en France ? Le champ d’étude est tellement étendu que Martin Motte, à qui il faut rendre hommage d’avoir conduit un tel travail de coordination, pourrait préparer une suite sous la forme d’un deuxième tome.