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« Lorsque je me lance dans l’écriture, je porte en moi une lignée ancienne de mères et de grand-mères qui m’enracine à la Terre. » Cette phrase par laquelle Janice Acoose-Miswonigeesikokwe (Nehiowe-Métis-Anishinaabe) ouvre le chapitre de conclusion de Iskwewak Kah’ Ki Yaw Ni Wahkomakanak. Neither Indian princesses nor easy squaws pourrait à elle seule résumer l’intention qui porte l’oeuvre et lui donne son unité de ton. Elle dépasse de loin la thèse initiale, qui présente « la littérature canadienne comme instrument idéologique » de promotion « de cultures, philosophies, valeurs, religions, politiques, normes économiques, ou organisations sociales blanches, européennes, chrétiennes, canadiennes et patriarcales », le tout en « encourageant des attitudes culturelles envers les peuples autochtones qui sont fondées sur des stéréotypes et représentations irréelles ou péjoratives » (p. 26). Janice Acoose-Miswonigeesikokwe nous offre en réalité deux choses : partir sur les traces d’une colonialité canadienne destructrice envers les femmes autochtones ; et retrouver, réveiller, ramener à la vie des féminités plurielles, libératrices, autonomes, relationnelles qui échappent à cette même colonialité. C’est-à-dire, en réalité, réoccuper le langage au moyen de l’articulation d’une pratique du démembrement / désapprentissage et de remembrement / remémoration de l’imaginaire. [1]

Cette binarité ouverte se reflète dans la méthode choisie par Janice Acoose-Miswonigeesikokwe pour construire son argumentaire puisqu’elle puise dans deux mondes dont la relation conflictuelle est soulignée en permanence : son histoire personnelle, intrinsèquement liée à une histoire intergénérationnelle matrilinéaire dont elle constitue le dernier maillon ; et une littérature canadienne (habitée par le triptyque colonialiste de la princesse indienne / femme facile / bête de somme) qui rejoint l’histoire personnelle au travers du monde littéraire. Plus exactement, le premier monde encercle le second, comme pour cantonner son potentiel destructeur ou tenter de suturer une plaie collective.

Le propos de Janice Acoose-Miswonigeesikokwe débute ainsi par un récit personnel de la confrontation à un colonialisme qui se présente sous la forme d’un système patriarcal blanc et euro-canadien, à partir duquel s’élabore le positionnement épistémologique et éthique de l’auteure (chapitre I). Ce positionnement sert également à introduire une discussion des relations entre les stéréotypes misogynes, la littérature et le colonialisme au Canada avant le renouveau littéraire autochtone, dont l’événement critique ou symbolique est la publication de Halfbreed, par Maria Campbell en 1973 (chapitre II). Si cette période est marquée par l’exploration conceptuelle du triptyque princesse indienne / femme facile / bête de somme, l’auteure nous met également en garde quant à la propagation de cette colonialité dans la littérature post-Halfbreed, quoique remodelée par l’expansion d’une modernité libérale laïque (chapitre III). Janice Acoose-Miswonigeesikokwe emprunte ici à l’écrivain Kenyan Ngugi Wa Thiong’o son expression « mielleuse idéologie impérialiste » pour désigner le libéralisme, une idéologie qui cherche à « gommer les conflits de classe et toutes les oppositions entre la domination impérialiste et les luttes de libération nationale, en présentant la violence révolutionnaire des dernières comme la dégradation de l’humanité » (p. 32).

Le chapitre suivant offre une analyse détaillée des nouvelles Linda Star de William Patrick Kinsella (1977) et The Loons (publié dans A bird in the house) de Margaret Laurence (1963), qui vient appuyer les propos du chapitre précédent en illustrant la perpétuation de l’imaginaire colonial dans les représentations littéraires contemporaines des femmes autochtones, au Canada. Pour fournir un contrepoint émancipateur à cet imaginaire colonial modernisé, Janice Acoose-Miswonigeesikokwe revient ensuite (chapitre V) sur le potentiel de Halfbreed comme intervention féminine autochtone au sein de la littérature canadienne, en soulignant le potentiel perturbateur, subversif et décolonial des figures de femmes autochtones autonomes. Enfin, Janice Acoose-Miswonigeesikokwe referme le cercle qu’elle avait ouvert avec une nouvelle plongée dans une autre histoire personnelle : la sienne, mais cette fois délestée du colonialisme, autonome en ce qu’elle est aussi l’aboutissement d’une lignée de femmes n’ayant jamais abdiqué face à la violence coloniale. Une vie vouée à l’écriture en tant qu’acte politique et dont l’ambition est de défricher un espace textuel anglophone pour le réoccuper, pour y replanter l’arbre d’une parenté féminine créatrice de vie (Manitoukwe) ; une parenté féminine biologique, mais aussi spirituelle, qui ne se cantonne pas aux frontières du seul genre humain (Iskwewak Kah’ Ki Yaw Ni Wahkomakanak).

Si l’étayage théorique lacunaire – alourdi par de nombreuses redondances – est susceptible de laisser certains lecteurs sur leur faim, ce livre brille néanmoins par son accessibilité et par la clarté de son propos. Sans doute le manque de précisions théoriques et la forme parfois répétitive de l’argumentation ne sont-ils des défauts qu’à la lumière d’une lecture purement littéraire. Or, c’est là toute la réussite de l’oeuvre : parvenir à formuler une critique radicale du monde universitaire et littéraire canadien en empruntant certains de ses codes, sans pour autant y retomber entièrement. [2] C’est en ce sens qu’elle constitue plus qu’une énième critique littéraire et prend les atours d’un manifeste. À partir d’une enquête au sein d’un pan de la littérature canadienne, Janice Acoose-Miswonigeesikokwe ouvre une brèche dans un édifice colonial à détruire, tout en utilisant les morceaux de murs abattus pour apporter une pierre personnelle à un édifice anticolonial en perpétuelle construction.