Corps de l’article

Trois introductions, un avant-propos et trois conclusions d’ensemble, le tout complété par les introductions aux diverses parties de l’ouvrage. Ce grand arroi laisse entrevoir quelques difficultés dans la mise en ordre des quarante-huit communications faites dans le cadre du colloque organisé par l’université de Tours et réparties en quatre thèmes: «Commandes, productions et usages de la carte»; «Dénaturaliser les cartes: le pouvoir et l’autorité»; «Langage graphique et construction du savoir»; et «Cartographier l’autre». Du moins ces intitulés rendent-ils bien compte de l’ampleur du champ couvert par un ouvrage qui traite aussi bien des techniques cartographiques que du problème de la communication et surtout du pouvoir de la carte, pour le meilleur et pour le pire.

Au niveau le plus simple, voire le plus candide, se situent les chercheurs qui passent «de la carte support à la carte de travail, carte active sur laquelle on rebondit» (H. Mathian), soit un instrument de recherche qui oblige à une pratique rigoureuse, tant pour l’analyse des faits sociaux spatialisés que pour la représentation des dynamiques morphologiques. On peut placer dans la même catégorie des cartographes professionnels en quête d’icônes pertinentes ou de méthodes utilisables pour la délimitation des frontières maritimes. Pour ces scientifiques, on peut soutenir, avec Denis Retaillé, «que la cartographie comme langage apporte quelque chose à la pensée et ne se résume pas à rendre visible ce qui ne l’est pas immédiatement». Cette observation devrait être valable pour la cartographie appliquée aux disciplines scolaires.

Chercheurs ou consultants sont souvent amenés à sortir de ce qu’on pourrait appeler leur tour d’ivoire à la demande de donneurs d’ordres pour qui la confection et la manipulation des cartes sont des instruments de pouvoir, ce qui pose au terme d’éventuelles distorsions un problème de rapport à la vérité et à la réalité, ou entre les faits et la fiction imposée. Des découpages administratifs opportuns peuvent ainsi masquer la présence et le poids démographique de certaines minorités ethniques, comme c’est le cas en Colombie. D’autres peuvent biaiser la confection de la carte scolaire telle qu’elle est conçue en France. Il est vrai que d’autres cartes permettent d’accéder, au terme de démarches appropriées, à une meilleure connaissance de faits donnés et donc à la résolution de situations complexes.

En dépit de diverses nuances et de la mise en avant de pratiques objectives, nombre de communications remettent en cause la pratique innocente de la carto-graphie. Cela est surtout vrai lorsque la carte est l’instrument d’un «impérialisme culturel», car «le regard porté sur l’autre n’est ni neutre ni univoque, ce qui devrait nous inviter à plus d’attentions, de précautions face aux cartes que nous produisons et/ou que nous utilisons» (J.-P. Bord). Dans le genre provocateur, J.-P. Ferrier va plus loin en soutenant que «le retard épistémologique des sciences géographiques est en grande partie causé par la surprésence de la cartographie dans nos travaux»… et d’opposer la carte, support d’un espace géographique abstrait, à la réalité territoriale.

Nul doute que les multiples mises en garde qui jalonnent nombre de communications n’incitent à une utile réflexion sur la nature, les avancées et les limites de la cartographie. Mais comment définir celle-ci? L’un des aspects les plus stimulants de la rencontre de Tours passe par les positions opposées de Jean-Paul Bord et de Sylvie Rimbert. Pour l’un, «la carte ne peut plus être reconnue comme une image de la réalité mais comme un simulacre qui redécrit le monde, comme une production culturelle déterminée ou comme le manifeste d’un ensemble de croyances sur le monde… un objet qui n’est pas neutre et vis-à-vis duquel les aspects scientifiques et techniques doivent être modérés pour une ouverture sur des aspects plus philosophiques, épistémologiques et éthiques». Pour l’autre, la rencontre de Tours, dominée par les représentants des sciences sociales qui limitent le plus souvent leur travail au «report cartographique […] alors que la carte devrait être un lieu expérimental de situations spatiales», reste en deçà des apports potentiels des SIG et des autres manipulations qui composent une discipline nouvelle et autonome, la géomatique, instrument indispensable à tout travail de prospective et d’analyse comparative. Que l’on prenne parti pour la cartographie ou pour la géomatique, le colloque de Tours incite, en tout état de cause, à un effort de réflexion et à un aggiornamento des enseignements et des pratiques de la géographie. Et P. R. Baduel de conclure : «Le recours à la cartographie en dehors de tout débat au fond, entre iconoclastes et iconodoules est sans doute utile, voire nécessaire mais on pourrait dire: la carte oui, mais non l’encartement». À quoi Sylvie Rimbert rétorquerait qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire avant que les disciplines relevant des sciences sociales soient victimes d’un quelconque «encartement» abusif.