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Introduction

La production des savoirs géographiques sur le Sénégal était en partie l’oeuvre des géographes français appelés africanistes dès les années 1950, mais aussi des géographes africains devenus les premiers enseignants et chercheurs des universités nationales « naissantes » après les indépendances. Les uns comme les autres intervenaient dans un contexte de profondes mutations et de transitions marquées par la décolonisation, la construction de l’État-nation et des identités, les questions de l’encadrement du monde rural et du développement. Cette période correspond donc à un contexte de coprésence scientifique dans lequel la pensée africaniste devait être relayée par une géographie proprement africaine. Définie par D’Alessandro-Scarpari (2010) comme un moment discursif dans lequel les géographes dénonçaient l’héritage colonial tout en restaurant l’image des sociétés et des modèles africains, la géographie africaniste était pourtant perçue, par rapport à l’héritage de Paul Vidal de La Blache et de Pierre Gourou, comme le modèle alternatif de compréhension des sociétés africaines. Dès lors, comment et où situer les pratiques et les postures des premiers géographes africains ? Dans quelle mesure, leurs champs épistémiques recoupent-ils celui de la géographie africaniste dans lequel la plupart ont été formés ? [1] Comment se sont-ils approprié ce champ ? Comment s’en sont-ils démarqués ?

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi deux figures de la géographie : Paul Pélissier et son étudiant africain Cheikh Ba. [2] Ce choix n’est pas fortuit. Ces deux chercheurs évoluent dans le champ de la géographie rurale et ont investi le même terrain : le Sénégal. Paul Pélissier est l’un des premiers géographes africanistes à s’intéresser au Sénégal. En plus de sa thèse, il y consacra plus d’une dizaine d’articles entre 1951 et 1980 et aborda des thèmes aussi variés que les problématiques de l’occupation des sols, de la formation des terroirs, de l’habit rural, des civilisations agraires, de l’urbanisation et de la régionalisation. Quant à Cheikh Ba, même s’il n’est pas le premier géographe africain, il a été, à partir de 1970, le maître d’oeuvre de la définition des contenus de l’enseignement et de la recherche en géographie humaine, au Sénégal. [3] Ses travaux sur Médina Gonasse et sur les Peul du Sénégal font partie des recherches pionnières menées sur le terrain par les Africains eux-mêmes et qui, sous cet angle, font écho aux recherches africanistes de Paul Pélissier. Aussi, l’objectif de ce texte est de voir comment ces traits communs se traduisent dans leurs trajectoires scientifiques. Il y a lieu de souligner que la comparaison ne porte pas sur l’analyse exhaustive de leurs productions scientifiques, encore moins sur l’étude approfondie des nombreux et divers thèmes qui y sont abordés. Il s’agit plutôt ici de relire les thèses défendues et de parcourir leurs bibliographies en mettant l’accent sur les thèmes abordés. Cette analyse de contenus permet de circonscrire leur champ épistémique et de décliner les éventuelles variations méthodologiques. Elle est combinée à l’analyse de leur biographie, afin de mettre en évidence les pratiques et la posture de ces deux chercheurs par rapport au système colonial, à l’État postcolonial et à la discipline géographique. En somme, l’idée est de montrer comment Cheikh Ba a contribué à redéfinir ou déplacer la frontière tracée par la géographie rurale africaniste.

La première partie de l’article présente les parcours biographiques de ces deux géographes. La deuxième partie porte sur leurs apports dans le champ de la géographie rurale du Sénégal. La troisième porte sur les identités et les décalages thématiques. Les deux dernières analysent les variations méthodologiques et la question de la circulation des savoirs.

Paul Pélissier et Cheikh Ba : le maître et l’élève, un parcours différent ?

Les chemins de Cheikh Ba et de Paul Pélissier se sont croisés la première fois en 1956. Le premier venait d’entrer à l’Institut des hautes études de Dakar après avoir obtenu son baccalauréat à Saint-Louis (Sénégal). Le second, fondateur du Département de géographie dudit Institut en 1953, y a enseigné jusqu’en 1961. Le rapport enseignant-enseigné va plus tard se transformer en rapport entre collègues puisque Cheikh Ba est recruté par l’Université de Dakar en 1966 et devient ainsi le deuxième assistant noir du Département de géographie, après Assane Seck.

Durant les années d’activité professionnelle, alors que Cheikh Ba était à l’Université de Dakar et Paul Pélissier à l’Université de Nanterre, les deux hommes ont partagé le même projet : mettre la géographie au service du développement. Cela explique leur forte implication dans les activités d’enseignement et de recherche sur le Sénégal et l’Afrique, au sein de leur université respective.

Pour Cheikh Ba, le rapport avec Paul Pélissier est surtout un rapport maître-disciple et d’amitié, comme il le note dans une correspondance adressée à ce dernier en 1992. Les parcours des deux hommes semblent pourtant atypiques. Né en 1935 à Louga, Cheikh Ba a commencé ses humanités dans son terroir natal avant d’être diplômé de l’Université de Dakar (diplôme d’études supérieures en 1960). Il a poursuivi ses études à Paris, où il a soutenu sa thèse de troisième cycle en 1964 (à l’Université de Paris I) et sa thèse d’État en 1982 (à Paris 7). Sa carrière professionnelle a débuté par un bref et laborieux passage à la Direction de l’Aménagement du territoire et s’est poursuivi sur environ 34 ans à l’Université de Dakar où, compte tenu du contexte de transition, il était appelé à jouer les premiers rôles dans l’enseignement, ainsi que dans la définition et la formulation des programmes de recherche et d’enseignement. [4] Entre 1967 et 2002, il a dirigé et fait soutenir 88 travaux de troisième cycle, dont 77 mémoires de diplôme d’études approfondies (DEA), 10 thèses de troisième cycle et une thèse d’État.

Cheikh Ba – l’étudiant comme l’universitaire – n’est pas resté enfermé dans le milieu académique. Le militantisme associatif et syndical de l’étudiant et l’engagement politique du scientifique ont été les marques de l’homme. Revendiquant son appartenance aux idéaux de gauche, il considère que la contestation de la colonisation et des pouvoirs mimétiques postcoloniaux est une obligation morale des intellectuels africains. Ces idées sont d’ailleurs relevées par Soumah (2003 : 21) : « Mes entretiens fréquents avec lui […] sur la responsabilité et le devenir de l’intelligentsia africaine ont été et restent pour moi d’inépuisables sources de sagesse morale ». Aussi, la promotion de l’africanisation de l’université et le respect des libertés en général, et des libertés académiques en particulier, constituent les fondements de son combat et apparaissent ainsi comme une manière subtile de rejeter le système colonial et les politiques des États nouvellement indépendants, qu’il juge à contenu analogue et aliénant pour les peuples africains.

Paul Pélissier a fait un parcours moins linéaire. Né en 1921 à Saint-Yrieix, en France, et agrégé de géographie en 1947, il fut enseignant du secondaire avant d’être recruté à l’Institut français de l’Afrique noire, en 1950. Il a été le premier enseignant titulaire du Département de géographie de l’Institut des hautes études de Dakar. De retour en France, il a participé à la fondation de l’Université de Haute Normandie à Rouen puis, à partir de 1967, a enseigné la géographie tropicale à Nanterre. De nombreuses universités africaines ont reçu ses missions d’enseignement et d’accompagnement à la recherche. Il a dirigé et fait soutenir plus d’une quarantaine de thèses réalisées par des Africains et a assuré la direction scientifique d’ouvrages collectifs sur l’Afrique. Il a conduit plusieurs programmes de recherche dans le cadre de l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM) en Afrique et en Asie. Il a également réalisé un nombre important d’études d’évaluation des projets de développement dans les pays africains comme le Sénégal, le Bénin et la Côte d’Ivoire. Si Cheikh Ba incarne le changement, la rébellion, la rupture avec l’ancien ordre et sa copie postcoloniale, Paul Pélissier voulait aussi un changement de cap dans la manière d’envisager le développement en Afrique. C’est pour cela que ces deux enseignants-chercheurs avaient des relations tendues et souvent heurtées avec les techniciens du développement.

Le paysan et le pasteur, deux figures complémentaires ?

Si, au début des années 1990, plus de 68 africanistes français sont dénombrés par l’Association des géographes africains d’alors (Gu-Konu, 1992 : 298), Paul Pélissier, Gilles Sautter et Jean Gallais, tous élèves de Pierre Gourou, en restent les figures les plus emblématiques. Appelés des « chefs d’école » par Gourou (1989 : 23), ils ont pu former une communauté de pensée sur des territoires alors très mal connus. Leur regard sur l’Afrique était celui d’une division du travail dans laquelle les paysans, les planteurs et les pasteurs constituaient respectivement la base discursive. Ce triptyque correspondait en somme à une régionalisation du terrain africain, dont les pôles étaient le Sénégal (Pélissier), le delta du Niger (Gallais) et l’Afrique centrale (Sautter). Au Sénégal, cette spécialisation a été élargie par les travaux de Cheikh Ba, qui s’inscrivait dans le même champ que Paul Pélissier : la géographie rurale.

D’un même champ : la géographie rurale

Au Sénégal, au début de la décennie 1950, les travaux de Paul Pélissier sur l’arachide, les Balantes, les paysans Sérères et les Diolas constituent les étapes pionnières de sa recherche dans le champ de la géographie rurale (Pélissier, 1951 ; 1953a ; 1953b ; 1958). Sa thèse sur les paysans du Sénégal (1966) a intégré ces premières monographies dans une large présentation des sociétés et des paysages du bassin arachidier, de la zone soudanienne et des Rivières du Sud. Même si Pélissier a élargi, dès 1960, le champ de ses recherches aux villes et à la question de la régionalisation, l’analyse bibliographique montre que les questions agraires sont restées sa préoccupation principale. Aussi, la thèse de troisième cycle sur Médina Gonasse de Cheikh Ba (1964), l’un des premiers Africains qu’il a formés à Dakar, pourrait être perçue comme le prolongement de cette préoccupation. En effet, en montrant la manière dont l’islam a servi de moteur à l’organisation sociale et à la conquête agricole d’une zone aux conditions difficiles, Cheikh Ba reprend, sur un autre terrain, le questionnement sur la conquête des terres nouvelles déjà abordé par Paul Pélissier qui, d’ailleurs, lui a suggéré de travailler sur ce sujet.

Les travaux de Paul Pélissier et de Cheikh Ba faisaient de la géographie l’une des disciplines actives pour comprendre les sociétés agraires sénégalaises en mutation, mais peu de place était jusqu’alors accordée à l’étude des questions liées à l’élevage et aux sociétés pastorales. L’essentiel des connaissances dans ce domaine était construit et véhiculé par les sciences vétérinaires, les services administratifs, l’anthropologie et la sociologie. [5]

Le projet de thèse sur les Peul du Sénégal que Cheikh Ba a engagé en 1964 et, selon l’auteur, à la suggestion de Jean Dresch (Ba, 1986 : 11), apparaît comme un complément du champ d’analyse de la géographie rurale au Sénégal. En inscrivant le pastoralisme des Peul comme une question digne d’intérêt scientifique et socialement pertinente, sa thèse devait montrer une autre image, d’autres valeurs du monde rural, considérées jusque-là comme des entraves au développement et à une maîtrise efficace de l’espace. Il s’agissait spécifiquement « d’apporter une modeste contribution à la connaissance de la situation de plus en plus préoccupante des nomades en général et des Peul sénégalais en particulier » (Ibid.).

Cet élargissement a donc permis de reconfigurer la géographie rurale au Sénégal, désormais connue sous la double polarité des questions de géographie agraire et de pastoralisme. La bibliographie respective de ces deux chercheurs est constitutive de cette dualité. On peut forcer la caricature en donnant à Cheikh Ba le titre de géographe des questions pastorales et à Paul Pélissier celui des civilisations agraires. Cela constitue bien évidemment un raccourci, sommaire et schématique (figure 1).

Par ailleurs, les deux géographes semblent avoir les mêmes motivations de recherche : le rejet des clichés sur l’Afrique. Pélissier (1966 : 44) expliquait l’usage du terme terroir par « une manière de réagir contre la vision dominante à l’époque, d’une agriculture africaine assimilée à l’agriculture itinérante sur brûlis ». Il notait que l’intérêt de sa thèse était « d’amener les spécialistes et techniciens formés en Occident à juger un peu moins sommairement l’agriculture africaine, […] à ne pas traiter l’Afrique noire comme une table rase où l’on peut imprudemment conduire n’importe quelle expérience » (Idem : 10).

Figure 1

Champ épistémique de Pélissier et Ba : entre identité et spécificités

Champ épistémique de Pélissier et Ba : entre identité et spécificités
Conception : Timera, Diongue, Sakho, Diagne et Niang-Diène, 2017

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Ba est dans la même posture quand il considère sa thèse comme « une tentative, une approche géographique de la vie réelle, concrète, actuelle, d’un groupe africain ayant fait l’objet de débats ou de jugements nombreux, mais souvent contradictoires voire condamnatoires » (Ba, 1986 : 11). Il apparaît donc pour l’un comme pour l’autre que les champs discursifs investis se voulaient des tableaux opposés aux clichés et stéréotypes véhiculés sur les sociétés africaines.

Pour une même finalité de recherche : la maîtrise de l’espace et le développement

Les dynamiques et les mutations dans le monde rural en contexte colonial et postcolonial ont interpellé la géographie rurale, fût-elle d’obédience africaniste ou plus tard africaine. Africanistes et Africains ont, dans le prolongement de la géographie vidalienne et tropicale, investi le terrain africain avec une démarche et des outils qu’ils ont estimés plus adaptés. Pendant plus de deux décennies (1950 à 1970), ils ont porté un regard critique sur la campagne, les problèmes de développement, corrélativement à des techniques d’encadrement (figure 1) et d’aménagement de l’espace, même si ce regard a pris la forme d’une spécialisation orientée principalement vers le paysan, chez Paul Pélissier, et vers le pasteur, pour Cheikh Ba. [6] Quelles réponses politiques les sociétés traditionnelles apportent-elles à la problématique du rapport entre le peuplement et les ressources ? Comment intégrer leurs territorialités et leurs spatialités dans le projet territorial du nouvel État indépendant ? Ces interrogations au centre des analyses géographiques de Pélissier (1966 ; 1979 ; 1985b ; 1995a ; 1995b) et de Ba (1964 ; 1985 ;1986 ; 1990b ; 2000b) montrent que la maîtrise de l’espace et le développement sont la finalité de leur action.

En ce qui concerne Paul Pélissier, même si en prenant exemple sur lui, Raison (1993) estimait que la géographie africaniste n’a pas pris en charge la notion de développement, il reste que sa géographie se voulait un regard critique sur le développement, non pas en tant que rhétorique, mais en tant que vision eurocentrée. Il plaçait la traite, la mécanisation lourde, les grands aménagements comme fondement du développement au détriment des cultures vivrières, des activités traditionnelles, des savoirs locaux (D’Alessandro-Scarpari, 2005 : 284). Tout en montrant la réponse différenciée des sociétés face aux politiques et nouveaux systèmes territoriaux postcoloniaux (cloisonnement territorial, politique agricole nationale, diffusion de la culture de rente), Pélissier met en garde les politiques et les experts sur les modèles de développement préconçus : « Des solutions passe-partout comme les “ paquets-technologiques ” parachutés à l’échelle des “ États-nations ” comme à l’échelle des terroirs sans souci des particularités locales du milieu » (Verdeaux, 2005 : 46). Il critique le « modèle de développement intensif », « l’idéologie du rendement » et « la technologie importée et ruineuse » (Pélissier, 1985b : 222). On peut qualifier sa géographie comme une approche par le bas qui vise la valorisation des potentialités, des ressources et des identités locales.

Ce sillon n’a pas été obstrué par Cheikh Ba, qui met la gestion des ressources et identités au coeur de sa réflexion. Mais en s’interrogeant sur le devenir des Peul dans le cadre du nouvel État indépendant, Ba dépasse le cadre d’une simple géographie du développement et explore les dimensions politiques (micro comme macro) des systèmes de vie dans leur rapport à l’État. En effet, Ba (1985 : 14-15) a montré le cadre contraignant des techniques modernes d’encadrement à travers « un contexte nouveau et tyrannique [qui] s’impose » par « le jeu de puissants facteurs externes d’éclatement et de restructuration, voire de reconversion ». [7] Pour lui, l’encadrement moderne conçu de manière « sédentaire et sédentarisante » a contribué à la transformation de la société peul, notamment son rapport à l’espace et à l’animal. Ainsi, le système traditionnel peul se désintègre sans qu’on lui substitue un système plus performant. L’ordre social se modifie avec la mise en place des structures d’encadrement et la régionalisation des actions de développement. En même temps, la mobilité se restructure, le peuplement change au profit des villes et des fronts pionniers, et l’activité économique s’inscrit dans un « capitalisme néo-pastoral ».

L’appel à une autre voie du développement et à un équilibre spatial, qu’on trouve d’ailleurs actualisé par l’ouvrage collectif d’Igué et al. (2010) sous le titre Développement et maîtrise de l’espace, était donc le cri du coeur des deux géographes. Pour Paul Pélissier, la question du développement rural ne peut être résolue que par une bonne maîtrise de la gestion des terroirs. Or, les méthodes traditionnelles ont montré une « voie éprouvée de l’analyse des systèmes agraires », une « démarche appropriée au règlement des questions foncières », une « méthode capable d’harmoniser la cohabitation spatiale entre éleveurs et agriculteurs », une « méthode d’analyse, cadre et sujet d’études d’institutions variées » (Pélissier, 1993 : 88). Pélissier plaide en faveur d’un aménagement régional et d’un encadrement plus efficace. Le premier répondrait aux contraintes liées à la dégradation des ressources, aux fortes densités démographiques, à l’accroissement de la population. Le second permettrait de valoriser les innovations sociales et techniques paysannes.

Quant à Ba (1985 : 5), il appelle à un découpage territorial harmonisé, gage de promotion et de développement national, rompant avec le modèle colonialiste. En d’autres termes, le maillage territorial doit satisfaire le principe d’homogénéité spatiale afin de traduire « un projet global de gestion des collectivités et de leurs ressources selon l’idéal de planification et de la théorie des pôles de développement » (Idem : 8). Il propose également d’adopter une logique de développement qui met l’accent sur la gestion et l’aménagement de l’espace : « L’intégration nationale des groupes migratoires sahéliens doit s’opérer d’un point de vue aménagiste » (Ba, 1986 : 430).

In fine, de leurs discours et pratiques, se dégage en filigrane une relative apologie du « terrain », non seulement en tant que point de départ et condition d’énonciation du discours géographique, mais également comme horizon à partir duquel et vers lequel le développement doit se concevoir. D’Alessandro-Scarpari (2005 : 261-279) a souligné l’importance du temps d’immersion pour les africanistes, la rhétorique ainsi que les différentes adaptations et modalités spécifiques du terrain qui redéfinissent les pratiques et les discours de la géographie tels qu’hérités de l’oeuvre de Paul Vidal de La Blache et de celle de Pierre Gourou. Si les Africains comme Cheikh Ba accordent la même importance au terrain, le cadre institutionnel et le manque de moyen leur imposent une autre manière de faire le terrain. Les activités professionnelles au ministère de l’Aménagement du territoire « nous ont permis de parcourir notre terrain deux fois par an » alors qu’à l’Université « nous avons dû procéder à des enquêtes fractionnées » à cause du sous-équipement et des insuffisances de l’administration universitaire en matière de recherche (Ba, 1986 : 3).

Mais si les deux géographes partagent le même champ, la même finalité et la pratique du terrain, il reste qu’ils ont souvent eu des objets de recherche différents. En sus, leur pratique de la géographie politique, en tant qu’étude des relations entre le pouvoir et le territoire, des acteurs qui les incarnent, des discours qui fondent l’action ainsi que des formes de construction et d’appropriation de l’espace, ne s’inscrit pas dans le même registre.

Spécificités thématiques et approches différenciées du fait politique ?

Les champs discursifs de Paul Pélissier et de Cheikh Ba sont marqués par une grande diversité des thèmes de recherche. En effet, en dehors de sa thèse de troisième cycle sur Médina Gonasse, Cheikh Ba n’a pas vraiment travaillé sur l’agriculture et, inversement, Paul Pélissier ne s’est pas beaucoup intéressé aux problématiques de l’élevage. D’autres sujets ont été exclusivement traités par l’un et complètement omis par l’autre. Pélissier (1985a ; 1988), par exemple, a étudié les littoraux, alors que Ba (1989 ; 1990b) est plus porté vers le Sahel. On peut remarquer aussi l’intérêt que Cheikh Ba accorde à la question géopolitique à travers les faits de coopération (Ba, 1968 ; 1972 ; 1990a). Paul Pélissier, par contre, déploie une géographie de tableau où les États postcoloniaux (Sénégal, Madagascar, Côte d’Ivoire), les aires historiques ou écogéographiques (le Cayor, la Casamance, les régions arides et semi-arides, les hautes terres malgaches, le Bas-Ouémé, le littoral) et les sociétés (Balantes, Sérères, Diola, Bamiléké) constituent les supports.

Il arrive aussi que les champs discursifs de Cheikh Ba et de Paul Pélissier soient décalés par rapport au traitement des mêmes objets. À ce niveau, leur rapport à l’État postcolonial mérite une réflexion. Comment cet État est-il appréhendé dans leurs discours respectifs ? Autrement dit, quelle place ces chercheurs accordent-ils au fait politique ?

Dans ses travaux, Cheikh Ba aborde ouvertement la question de la territorialité de l’État moderne, les effets de sa politique de contrôle et d’encadrement sur les populations. Sa thèse n’est-elle pas une proposition de documenter le devenir des Peul du Sénégal, les modalités et problèmes de leur intégration dans la vie et l’économie nationale ? De plus, il oppose, dans trois de ses articles, le système territorial de l’État aux logiques et pratiques des sociétés traditionnelles (Ba, 1985 ; 1999 ; 2000b). Cheikh Ba ne se contente pas seulement d’opposer les territorialités de l’État moderne à celles des sociétés traditionnelles. Son discours est plus critique et « sa critique des pouvoirs publics vaut aussi bien pour ce qu’il considère être l’inadéquation des politiques de développement par rapport aux réalités africaines que leur ignorance supposée de la géographie comme science de l’espace et outil de gestion » (Timera et Niang-Diène, 2015 : 256-257). Comment interpréter alors la centralité du thème de l’État dans le discours de Cheikh Ba ? Est-ce l’effet du militantisme syndical et politique ou une simple préoccupation scientifique ? [8]

Par contre, le rapport à l’État postcolonial semble plus problématique chez Paul Pélissier. En réalité, ceci n’était pas une priorité de la géographie africaniste. Pour certains, sa fonction était de se « tourner vers le monde colonial, en dénonçant ses dérives et en proposant des palliatifs » (D’Alessandro-Scarpari, 2005 : 79). Pour d’autres, comme Sautter cité par Raison (1993 :140), elle devait constituer une documentation de base sur les paysans, insister sur leurs réalisations propres et se concentrer sur les campagnes au détriment des relations avec les villes. Mais cela ne signifie pas que l’État postcolonial soit absent de la pensée et des travaux de Paul Pélissier. « Les plans de développement », « les effets de l’opération arachide-mil », « les politiques d’aménagement », « les techniques d’encadrement » sont autant d’intitulés de ses articles qui énoncent le fait politique et l’idée de l’État postcolonial. Pour Alain Dubresson (cité par Chaléard et al., 2010), l’intérêt assez précoce de Paul Pélissier pour le politique est devenu plus grand vers la fin de sa carrière. Dubresson a décrit ce rapport évolutif au politique en ces termes : « Je pense que l’une des influences majeures de Paul et de Gilles… c’est cette entrée dans le politique [...] quand on regarde ce qu’écrit Paul Pélissier 30 ans après, il ne parle plus vraiment de faiblesse des encadrements, il parle de la faiblesse du politique ».

Comment concilier la posture critique de Paul Pélissier par rapport à l’État postcolonial et le fait qu’il soit en même temps le géographe de service des États, exécutant des commandes publiques ? Comme le notait Cabot (1984 : 255), « ainsi, Paul Pélissier a-t-il été invité à établir un diagnostic et des propositions de réorientation de la grande “ opération de productivité arachide-mil ” lancée en 1966 en vue de pallier les conséquences de la baisse des cours de l’arachide sénégalaise […] De même, à différentes reprises, a-t-il été appelé par la suite à présenter avis ou suggestions sur les structures de développement et de vulgarisation ».

La thèse qu’on pourrait soutenir est que, contrairement à Cheikh Ba qui adopte une approche frontale et directe en critiquant ouvertement l’esprit des politiques de développement, Paul Pélissier semble choisir la voie détournée en se concentrant sur les problèmes de mise en oeuvre de ces politiques.

Enfin, leurs champs discursifs peuvent être considérés comme décalés par rapport au crédit qu’ils accordent respectivement à certaines catégories socioculturelles. D’un côté, Paul Pélissier, réfutant l’idée faussement répandue de l’existence généralisée d’une agriculture africaine itinérante sur brûlis, perçoit et décrit la sédentarité et la fixité comme des valeurs sociales importantes. De l’autre, Cheikh Ba s’est montré sceptique par rapport aux idéologies de la sédentarité et met en valeur de nouvelles normes sociales comme la mobilité et la transhumance, gages de sécurité des éleveurs.

Des variations dans les problématiques ?

Les travaux de Paul Pélissier et de Cheikh Ba montrent que les deux auteurs peuvent avoir des approches différenciées. La notion de temporalités, le rapport à l’idéologie et l’approche géographique restent spécifiques.

Des temporalités différentes

L’analyse de la trame historique de leurs discours montre que Paul Pélissier construit le sien principalement sur deux polarités temporelles. Il situe les événements dans la période précoloniale (la restauration) et la période postcoloniale (la dénonciation) sans qu’aucune plage ne soit accordée à la période coloniale, dont il est pourtant témoin. Cette bipolarité est-elle guidée par le projet africaniste de la restauration des modèles traditionnels et de la dénonciation d’une certaine modernisation comme suggérée par D’Alessandro-Scarpari (2010) ? Probablement, chez Pélissier, elle pourrait être symboliquement traduite par le titre de son article Le paysan et le technicien : quelques aspects d’un difficile face à face. Maîtrise de l’espace agraire et développement en Afrique tropicale (Pélissier, 1979).

Le paysan, figure des temps précoloniaux, fait l’objet d’un large développement dans son discours. Il y est imaginé comme une victime des choix modernes de développement. Ses savoirs, ses modèles ou stratégies de maîtrise de l’espace, mais aussi sa capacité à inventer des systèmes de production élaborés sont, a contrario, mis en valeur. Le technicien qui représente la période postcoloniale est, quant à lui, décrit comme inventeur de techniques et de modèles inadaptés aux réalités traditionnelles, mais aussi comme porteur de préjugés et responsable des échecs de développement : « Toutes les entreprises de culture motorisée faites au Sénégal ont avorté ; les milliards engloutis en pure perte par la Compagnie générale des oléagineux tropicaux en moyenne Casamance en apportent la plus affligeante démonstration » (Pélissier, 1966 : 531).

Cheikh Ba, quant à lui, est plus sensible à l’enchaînement des temporalités. Il semble ainsi s’inscrire dans le matérialisme historique, qui est « un outil essentiel pour comprendre le passé, le présent et le devenir de l’humanité » (Riera, 2004). En tout cas, son raisonnement n’est pas exclusif à l’époque de la domination. Au contraire, le contexte colonial est rappelé pour donner de l’épaisseur à son argumentaire : « Les bouleversements des rapports entre l’homme et son “milieu” créés par la colonisation, les stigmates laissés dans l’espace africain par son système d’exploitation et de domination, les remaniements des cadres d’exercice du pouvoir induits par les nouveaux États souverains sont autant de phénomènes et de problématiques qui ne peuvent laisser indifférents les géographes ou africanistes » (Ba, 1986 : 1). L’importance qu’il attache à cette époque apparaît même dans les titres de deux de ses articles (Ba, 1986 ; 2000b).

Ce rapport différencié à l’histoire ne nous renseigne-t-il pas sur le contenu et la nature de la dénonciation chez Cheikh Ba ? Loin d’être une simple critique des pouvoirs publics des nouveaux États et de leurs techniciens du développement, la dénonciation est chez lui un déni de l’esprit et des modèles du système colonial. Par exemple, l’enseignement de la géographie doit consister pour lui en la déconstruction des catégories historico-géographiques qui aliènent la pensée africaine et empêchent le développement de nos jeunes États (Ba, 1978).

Des spécificités dans les approches territoriales et sociales

Les différences d’approches de Cheikh Ba et de Paul Pélissier sont à situer dans la filiation épistémologique qui remonte à la géographie vidalienne. À l’image des thèses d’État, leurs travaux montrent que, même si leurs objets se situent bien dans le champ de la géographie rurale, la structure dévoile des formes discursives discordantes en rapport aux courants de référence, qui peuvent être eux-mêmes différents (figure 2).

Figure 2

La filiation épistémologique de la géographie africaniste et africaine

La filiation épistémologique de la géographie africaniste et africaine
Conception : Timera, Diongue, Sakho, Diagne et Niang-Diene, 2017. Source : Volvey, 2005 : 25-30; Raison, 1993

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La cartographie des civilisations agraires des différentes aires culturelles constitue la charpente de la thèse de Paul Pélissier. Elle vise à décrire et à expliquer le rapport différencié des populations dans leurs milieux de vie. Cette territorialisation est-elle fille des politiques d’aménagement fondées sur la division de l’espace rural sénégalais en unités écogéographiques que Cheikh Ba considère « comme une régionalisation de la dépendance vis-à-vis de l’économie de marché » (Ba, 1986 : 254) ? La question reste ouverte.

De même « l’approche terroirs » que Paul Pélissier a développée avec Gilles Sautter en 1970 (Chaléard et al., 2010 : 2) paraît une version tropicale de la recherche de singularité, voire une transposition de l’approche monographique ou régionale vidalienne. S’appuyant sur la recherche d’« indices du caractère originel des civilisations » (Pélissier, 1990 : 10), elle se voulait une connaissance et une prise en compte de la richesse et de la diversité des sociétés rurales africaines.

Cette démarche typologique est aussi perceptible dans les travaux qui n’ont pas d’assignation régionale apparente. Dans son article intitulé Techniques d’encadrement et les transformations de l’agriculture en Afrique noire (1985b), Paul Pélissier a procédé à une géographie régionale où, pour décrire la réponse différenciée aux densités démographiques, il oppose les sociétés politiquement organisées des espaces ouverts aux sociétés acéphales des « Rivières du Sud ». Cette démarche confine l’argumentaire de Paul Pélissier dans un schéma explicatif qui privilégie les échelles locales et nationales. De plus, en restant à la fois dans l’approche régionale et l’étude des faits de civilisation, Paul Pélissier se met à mi-chemin entre l’héritage de la géographie vidalienne et les perspectives ouvertes de la géographie tropicale de Gourou, ce qui selon Volvey (2005) peut le distinguer de Jean Gallais, qui a mis la culture et le vécu au centre du raisonnement géographique.

La recherche des singularités, ou l’inventaire des spécificités, n’est guère la finalité de l’approche de Cheikh Ba. Préoccupé par les défis d’aménagement et de gestion de l’espace, il ne s’enferme ni dans les aires régionales ni dans les unités locales (terroirs). Dans sa géographie, il se propose de dénuder la complexité et l’enchevêtrement des systèmes territoriaux, de mettre en question la diversité des échelles à partir d’une question sociale de recherche.

Aussi, l’argument principal de sa thèse d’État postule que la vie et le devenir des Peul, groupe territorialement omniprésent au Sénégal, sont inscrits dans une évolution d’ensemble où les faits dominants sont la crise écologique, le glissement des activités économiques principales et des hommes vers le Cap Vert, le développement de la culture de rente, l’élargissement du domaine agricole le long des vallées et vers le sud et le renforcement démographique et économique des villes. Aussi, se situe-t-il au coeur des problèmes sociaux (marginalisation socioéconomique d’un groupe) et de plusieurs échelles (le local, le régional et l’international).

De même, analysant la question de l’approvisionnement et des interactions villes-campagnes, il souligne que l’approche multiscalaire permet non seulement de contourner l’opacité de la dualité des termes des relations villes-campagnes du fait de leur forte imbrication, mais aussi de révéler et de préciser les processus spécifiques de chaque niveau géographique : global, régional et local.

On le voit bien, son analyse a une marque épistémologique relativement différente de celle de Pélissier (figure 3). Il s’appuie sur des espaces en mouvement comme les nouvelles terres, les fronts pionniers, et non sur des territoires clos, enfermés. Sa géographie est une imbrication d’échelles et, par conséquent, une prise en charge d’un raisonnement multi-acteur ou multi-actant – pour utiliser des concepts à la mode – dont l’État, la société et le capital occupent une place prépondérante. Si cette approche paraît inédite par rapport à la géographie africaniste en Afrique et au Sénégal, elle se situe dans le prolongement des travaux (eux-aussi décalés par rapport à la géographie africaniste francophone), de Pierre Monbeig, son directeur de thèse de troisième cycle, qui a également encadré Jean Gallais. Pour Monbeig, les formes d’organisation de l’espace ne peuvent être envisagées sans « l’action de l’État et l’évolution des rapports sociaux » (Raison, 1993 : 140). Raison (Ibid.) décrit cette approche, qu’il appelle géographie d’« en haut », comme l’application différenciée de la recherche française en Amérique latine, l’Asie et l’Afrique faisant l’objet de démarches différentes. [9] En ouvrant le terrain africain à ce type d’approche, la géographie de Cheikh Ba semble enjamber le cercle épistémique défini par les africanistes francophones.

Figure 3

Les illustrations de couverture des thèses publiées par Pélissier et Ba

Les illustrations de couverture des thèses publiées par Pélissier et Ba

À gauche, photo aérienne de la rive méridionale de la Casamance (région de Brin), expression de l’entrée par les terroirs de Paul Pélissier.[10] À droite, photographie d’une femme peul, expression de l’entrée par la société chez Cheikh Ba.

Source : Pélisser, 1966; Ba, 1986

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De l’implicite à l’explicite idéologique

En réalité, les approches méthodologiques de l’un comme de l’autre sont constitutives des paradigmes politiques et idéologiques dans lesquels ils évoluent. La géographie de Paul Pélissier peut être qualifiée de « factuelle » (Chaléard et al., 2010 : 2) tellement elle se voulait une restitution objective de la vie et des activités des sociétés africaines encore très mal connues. Donner l’image réelle de l’Afrique rurale, telles étaient les marques de l’africanisme. Raison (1993 :138) notait, en citant Gilles Sautter, que l’une des fonctions de la géographie africaniste était de « donner à l’Afrique ses archives agraires et en même temps de plonger les jeunes chercheurs dans le vécu des sociétés rurales, en somme les sensibiliser à la logique paysanne ». Mais cette apparente neutralité est perçue par Daloz (1988 : 107) comme la production d’un autre sens commun, d’un savoir purement idéologique comparativement aux savoirs véhiculés par le système colonial.

Comment comprendre le silence de Pélissier sur les effets déstructurants des cultures de rente sur l’agriculture traditionnelle, le recul de la culture vivrière, facteur des importations coûteuses ? [11] Pourquoi, également, des « sociétés politiquement organisées », parce qu’au service de la diffusion des cultures commerciales, se font attribuer des valeurs et des qualités. Elles sont en effet décrites comme des sociétés marquées par une « adaptabilité étonnante » et constituées par « d’extraordinaires entrepreneurs » « ayant une maîtrise de l’espace » (Pélissier, 1985b). A contrario, les États qui n’ont pas pu faire prospérer ou préserver les cultures commerciales, comme le Nigéria, la Guinée ou l’Ouganda (Ibid.), sont présentés comme des pays en situation de crise agricole. Dans son discours, l’économie de marché et le commerce extérieur restent la norme à l’aune de laquelle est appréciée l’agriculture nationale. Ce qui pose alors la question des rapports avec l’idéologie libérale.

Comme indiqué plus haut, Cheikh Ba a ouvertement inscrit son engagement scientifique dans l’idéologie marxiste qu’il revendique. Cette filiation relevait-elle d’un véritable engagement ou d’une instrumentalisation, comme le laisse penser Paul Pélissier quand il notait que « certains leaders et intellectuels ont pu être instrumentalisés par le communisme même si son influence idéologique n’a pas mordu » (Théodat, 2007) ? Quelle que soit la réponse, le discours scientifique de Cheikh Ba reste très imprégné d’une tonalité et d’un vocabulaire à orientation marxiste. Timera et Niang-Diène (2016 : 256) soulignaient un argumentaire souvent fondé sur une confrontation entre le centre et la périphérie, les forts et les faibles, les riches et les pauvres. Ils concluaient que « son discours reste décalé en ce sens qu’il est moins conciliant, plus virulent puisque adoubé d’un esprit patriote et révolutionnaire. Percevant son activité scientifique comme le prolongement de ses convictions politiques, il adopte un militantisme disciplinaire sans concession » (Ibid.).

Mais la différence méthodologique et idéologique signifie-t-elle un cloisonnement des deux figures dans des schémas étanches ? Pour répondre à cette question, on peut scruter la manière dont ils ont contribué à la circulation des savoirs.

Des contributions dans la circulation des savoirs ?

Cheikh Ba et Paul Pélissier ont partagé le même terrain et presque en même temps. Cette identité commune de recherche a-t-elle favorisé une circulation des savoirs dont les éléments d’analyse sont les « individus […], objets matériels (instruments scientifiques, ouvrages par exemple), constructions symboliques » (Quet, 2014 : 221) ? Autrement dit, quels sont les outils ou cadres collaboratifs mis en place ? Les deux chercheurs ont-ils évolué dans des réseaux et des partenariats ? Quels rapports ont-ils entretenu? Quelles relations avaient-ils eu avec leurs contemporains et ceux qui se réclament de leur héritage ou les considèrent comme leur maître à penser ?

Les rencontres entre africanistes et Africains

La circulation des savoirs entre Cheikh Ba et Paul Pélissier apparaît implicitement dans le cadre des enseignements de géographie à l’Université de Dakar et dans la conduite des premières recherches de Cheikh Ba. Ce dernier a reçu une formation de l’école française de géographie qu’il a entamée à Dakar et terminée à la Sorbonne. L’orientation thématique de la thèse de troisième cycle de Ba est suggérée par Pélissier : « Le choix du sujet nous a été inspiré par M. Pélissier, professeur de géographie à Caen. Qu’il reçoive ici tous nos remerciements pour ses conseils judicieux et son assistance matérielle » (Ba, 1964). Toutefois, Pélissier n’a pas encadré les deux thèses de Ba : la thèse de troisième cycle est dirigée par Pierre Monbeig et la thèse d’État par Jean Dresch, qui lui a suggéré « l’idée d’une thèse sur les Peul » en 1964 (Ba, 1982). Pélissier n’a pas dirigé une thèse de troisième cycle d’un géographe de nationalité sénégalaise. [12] Pélissier et Ba n’ont pas eu l’occasion de se retrouver dans un jury de thèse.

Cheikh Ba a eu des géographes africanistes comme collègues à l’Université de Dakar. Cette cohabitation a-t-elle rapproché la géographie africaniste et celle africaine ? Volonté des uns de perpétuer les rapports coloniaux de domination et volonté d’africanisation de l’Université des autres se sont traduites par un rétrécissement de l’espace de rencontre propice à la circulation des savoirs entre africanistes et Africains à Dakar. [13] Cette cohabitation y a plutôt favorisé une rupture entre la géographie africaniste et la géographie africaine qu’une transition en douceur de l’une vers l’autre. Pélissier est-il rangé dans le tiroir des « maîtres d’hier » de Ba qui est devenu maître d’École à l’Université de Dakar, où il a fondé le laboratoire de Géographie humaine ? D’ailleurs, Ba n’a pas contribué au Florilège offert à Paul Pélissier et Gilles Sautter (Pinto, 1989). Il y a eu davantage de complicités entre Paul Pélissier et Assane Seck, géographe de l’urbain, qu’entre Pélissier et Ba, les deux ruralistes. [14] Le séminaire de Saint-Louis du Sénégal de l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD), auquel les deux géographes ont participé en 2000, marqua symboliquement leur dernière rencontre. Pélissier (2000a) et Ba (2000a) ont chacun signé un article portant sur les relations villes-campagnes dans le bulletin de l’APAD.

Des objets matériels témoins d’une circulation des savoirs

Les objets matériels participent à la circulation des savoirs, perceptible dans les références bibliographiques. Dans la thèse de troisième cycle de Cheikh Ba, aucun géographe africain ne figure dans la thématique géographie humaine de son corpus bibliographique. Il s’agit essentiellement de géographes français, africanistes ou non. [15]

Les principaux supports de diffusion de la production scientifique des géographes africains sont dirigés par des géographes africanistes ou français tout court. Des revues comme Les Cahiers d’Outre-Mer, Tiers-Monde, Afrique contemporaine, Autrepart et Politiques africaines sont communes aux africanistes et Africains. Les éditions Karthala et L’Harmattan sont les principales maisons éditoriales des géographes africains. Les neuf volumes de la collection Maîtrise de l’espace et développement, un des rares moments de retrouvailles entre géographes africains de l’Ouest et du Centre, dirigée par Igué, Fodouop et Aloko-N’Guessan (2010), ont été édités par Karthala.

Pélissier a dirigé la publication de deux éditions de l’Atlas du Sénégal, 1980 et 2000 (Pélissier 1980 ; 2000b). Cela a été un moment d’échanges entre lui et Cheikh Ba. On peut relever, lors de ces échanges, la suggestion de l’un à l’autre d’utiliser le concept de « villes régionales » en lieu et place de « villes secondaires » pour décrire le réseau urbain sénégalais. [16] Est-ce une vérité scientifique qui rend mieux compte de la réalité des villes sénégalaises ou une énième leçon du maître sur l’approche régionale rappelée aux « élèves » de Dakar ? Cette suggestion a modifié le texte de Cheikh Ba et de ses coauteurs de l’édition de 1980 puisque, dans celle de 2000, une typologie des villes a été faite en fonction des régions géographiques (Ba et Sakho, 2000 : 42). [17] Outre les rencontres et les objets matériels, les postures, les méthodes et l’appareil conceptuel dénotent-ils une circulation des savoirs entre les deux géographes ?

Pélissier et Ba entre ruptures et convergences dans une géographie du changement

Dans les années 1980 et 1990, un glissement sémantique s’opère dans les objets de recherche et les discours des deux géographes. Il est de moins en moins question de développement, mais plutôt de mutation, d’une géographie du changement (Dubresson et Raison, 1998). La crise du modèle de l’économie de rente et l’effondrement des États mis sous ajustement structurel sont amplifiés autant par les changements climatiques, surtout au Sahel, que par la rapide croissance démographique. Tous ces facteurs bouleversent les systèmes de production agricole, les mobilités et le peuplement, qui est marqué par une rapide urbanisation des sociétés africaines.

Géographes africanistes et Africains se retrouvent autant sur les grands enjeux socioéconomiques et spatiaux des sociétés africaines que sur les postures, les approches et les glissements thématiques. « La géographie africaine balbutie, encore tout enveloppée par une géographie africaniste omniprésente » (Gu-Konu, 1992). Une part importante des géographes africains, surtout francophones, est formée hors d’Afrique, principalement par des géographes africanistes. Sur le continent, les rencontres entre géographes africains sont rares (Ibid.). Le rapport au politique constitue l’une des voies d’émancipation. Le géographe africain Cheikh Ba a essayé de s’émanciper de la géographie africaniste en investiguant le champ de la géographie politique. Il a par ailleurs attiré l’attention sur les autres formes de territorialité centrées sur la mobilité, une caractéristique des sociétés pastorales. La mobilité est pour celles-ci une ressource, une compétence spatiale décisive. Ceci est une leçon de nomade au monde contemporain où « …la mobilité vient de se charger d’une nouvelle valeur, positive maintenant... » (Retaillé, 2007 : 198).

Conclusion

Cheikh Ba et Paul Pélissier, son maître, ont marqué la géographie rurale sénégalaise. Ils ont respectivement été les principales références des questions pastorales et des problématiques agraires. Finalement, il y a davantage de points communs que de divergences entre ces deux géographes qui ont eu des postures originales par rapport à la géographie générale. Les deux ont traité des objets similaires, comme ceux liés à l’encadrement, aux relations ville-campagnes, au rapport hommes-ressources. Leur action s’inscrivait dans une seule et unique finalité : le développement et un aménagement du territoire plus réfléchi, plus adéquat leur apparaissait la voie incontournable. C’est pourquoi ils sont restés très critiques par rapport à la modernité dont l’État et les techniciens du développement étaient porteurs. La valorisation des modèles locaux était leur cheval de Troie.

Même si Paul Pélissier est rentré en France en 1961, l’identité épistémique, thématique et axiologique montre qu’il n’y a guère eu de déni entre les deux hommes. La réalisation de l’Atlas du Sénégal fut pour eux un moment de dialogue et de partage. Cheikh Ba a toujours revendiqué l’enseignement et l’héritage de Paul Pélissier et confirme bien que la géographie africaine est fille de la géographie africaniste.

La géographie de Cheikh Ba s’est tout de même démarquée d’une géographie oublieuse de la domination de l’État, des grands déterminants socioéconomiques, des rapports de force entre le Nord et le Sud, de l’effet aliénant et déstructurant du système colonial et de l’économie de marché. La géographie politique, la géopolitique et la « pensée complexe », définie par Edgar Morin comme « la connaissance multidimensionnelle […] l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur » (Morin, 2005 : 11-12), ont été les marques du renouveau que Cheikh Ba a portées comme empreinte proprement africaine de la pratique de terrain. Il a opté pour une géographie militante où la frontière entre la science et l’engagement politique reste très tenue. Il reste à savoir si ce nouveau champ de la géographie a eu un écho auprès de ses contemporains africains et des générations actuelles.