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La géographie est toujours à faire et à refaire, parce qu’elle n’est qu’un moment de l’histoire, moment parfois instant. Rien n’est plus déconcertant qu’une collection de cartes révélant les transformations d’usage d’un espace fixe, qui, à la longueur du temps, même du temps court peut changer d’usage et de formes d’occupation.

Il était simple de confier à la géographie physique le soin de mettre en place les limites des espaces vécus. La France du début du siècle était, à cet égard, un laboratoire idéal, et la géographie physique y donnait la clé de la diversité de l’occupation et de l’utilisation de l’espace. La région géographique recouvrait sans violence la diversité et la distribution des provinces. Avec quelques concessions, l’ordonnancement de l’espace, héritage du territoire européen jusqu’à la grande plaine de l’Est se prêtait au même exercice d’analyse. La méthode d’approche, la terminologie répondaient à un besoin de logique des rapports entre les constituants, l’armature géologique et géomorphologique et les formes d’occupation, de répartition des cultures et d’implantation des villes. Certes, les guerres ont ébranlé à plusieurs reprises les constructions géopolitiques surimposées à l’armature géomorphologique. Mais au prix de compromis et d’artifices, l’ordre de cette apparente stabilité était la persistance des mêmes moyens, des mêmes instruments de maîtrise du sol, symbolisés par une même image de l’espace vécu et de ses espérances. Les mêmes outils, le même cheptel, le même calendrier, une appropriation à travers la toponymie ; un espoir, le symbole du clocher. Une seule forme de remise en question de l’ordre géographique et culturel, les invasions, apparemment maîtrisées en Europe à l’époque moderne.

Dès lors, les mêmes méthodes d’analyse et d’inventaire pouvaient être appliquées partout, avec, pour seule exception majeure, la prise en compte des régions industrielles sécrétées par la présence du charbon. L’hétérogénéité était du ressort de la géographie coloniale et de l’exploration des continents étrangers.

À la fin de ce siècle, la géographie apparaît en équilibre instable. L’ordre, qui n’était pas seulement épistémologique, mais surtout, en fait, politique et techno-économique, est ébranlé. Certes, les montagnes sont toujours là…, mais on les traverse, on les perce, on les survole. Certes, les fleuves suivent toujours les mêmes tracés, mais la circulation de l’eau n’y est plus seulement un fait de nature. Et surtout, à tous égards, l’échelle a changé, et en même temps, les moyens et les habitudes de prendre en compte des distances. Par voie de conséquence, des assemblages, des relations, des équilibres qui donnaient l’illusion de la stabilité dans la longue durée sont remis en question, curieusement, en sens opposé, d’une part l’amalgame, le gigantisme d’ensembles conquérants, la communication instantanée de l’information d’un continent à l’autre, d’autre part le morcellement d’espaces dont des collectivités férocement antagonistes se disputent les dépouilles. Double effet du gigantisme et de l’universalité technique et de la remise en cause de l’ordre et du partage politique. Certes, les effets ne sont pas les mêmes partout, mais la géographie, en tant que discipline d’inventaire raisonné d’un ordre établi dans la diversité, est appelée à prendre en compte diverses formes de désordre en quête de nouveaux équilibres encore incertains. Et ce n’est pas la moindre difficulté, puisqu’il s’agit de concilier le message, c’est-à-dire l’ordre hérité des lieux avec leur valorisation actuelle dans le cadre d’une autre organisation des forces productives et de l’ordre économique et politique. Une révolution après tant d’autres, sans doute, mais avec des moyens et à une échelle sans précédent.

Le raccord est d’autant plus difficile que la mutation est brutale. L’espace géographique, les lieux qui sont l’objet même de l’observation et de l’analyse, sont transférés dans un autre ensemble de relations de dimensions d’un ordre nouveau, tout en conservant l’empreinte infiniment morcelée et infiniment variée des temps révolus. Diachronie d’un espace modulé suivant une hiérarchie dimensionnelle nouvelle qui va du local à l’universel. Et les mutations, loin d’être globales et synchrones, débouchent pour une part sur des conflits qui sont tantôt des résurgences, tantôt des effets nouveaux d’incompatibilités d’intérêts ou du jeu des techniques avancées. Les mots différence, retard inégal, développement n’ont déjà plus la même application qu’il y a à peine cinquante ans.

Il reste qu’un des repères fondamentaux de la géographie est l’échelle. L’échelle est démultipliée par étapes, et suivant les systèmes de relations à l’heure des innovations successives en matière de circulation et de relations. Le début du siècle est encore à l’échelle du village, malgré la projection, sur le territoire des pays industriels, du réseau de chemin de fer. L’automobile a seulement commencé à pénétrer les campagnes. Une partie de la circulation banale et quotidienne échappe aux routes empierrées et bitumées par les chemins que parcourent les charrettes et les carrioles. L’accès à la ville, les jours de marché ou de fête, est une exception. La ville trône dans son autorité et son isolement relatif. Elle communique avec les autres souvent plus par la gare que par ses routes royales, devenues nationales en France. Passé encore bien proche : les années de l’entre-deux-guerres, 1920-1940.

Une autre époque commence avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Un reclassement des espaces et des noyaux s’effectue rapidement, et comme par surprise, dans toute l’Europe, l’Europe de l’Est exceptée.

En France, la région regroupe des départements. Les ensembles fonctionnels sont partout à l’échelle des relations de masse qui sont en même temps des relations rapides, par voies ferrées électrifiées, puis exploitées par les techniques des trains à grande vitesse (turbo-trains), par autoroutes. Nouvelle hiérarchie des villes du continent. Des laissées pour compte qui sont des villes historiques hors des grands courants de marchandises et d’affaires, mais que l’on tente de revaloriser par le tourisme. La répartition des fonctions administratives prend acte d’une nouvelle distribution des activités et des valeurs. Ici, dans des États limitrophes qui ont partagé, sur le long terme, la même histoire, il ne s’agit que d’une redistribution des activités et des fonctions majeures qui privilégie la région, portée au niveau d’unité fonctionnelle, par rapport aux pays qui sont des héritages de l’histoire, et qui consacre les fonctions rassemblées de métropoles régionales.

Mais ailleurs, la coïncidence de la mise en oeuvre de nouveaux moyens de relation universelle et le vide politique d’États évanouis font resurgir de vieux démons qu’une gestion politique autoritaire des territoires avait neutralisés. Ce n’est plus la géographie physique, pas plus que la géographie administrative qui s’impose, mais le réveil de l’identité de peuples assoupis ou écrasés qui, comme dans la première moitié du XIXe siècle, reprennent conscience d’être. Tout près de nous, les Balkans, un peu plus loin le Caucase, des pays agités par des cauchemars où l’histoire se mêle à la géographie, à la croyance, à la langue, à l’appétit de vengeance contre ceux qui ont exterminé les ancêtres. Et l’on voit resurgir confusément des tracés de frontières qui ne sont que des signes abstraits de contacts refusés – problèmes posés à la représentation et à la classification géographique. Des échos tout proches, la Corse, le Pays Basque où l’on recherche les symboles de l’identité, dans un monde où tout appelle à l’universalité. Fatalité ? Certes pas, si l’on se fie à l’exemple de la Suisse et de l’Italie du Nord où voisinent et coopèrent de menues collectivités qui cultivent assidûment leur spécificité, à la fois dans leur cadre de vie et dans leur héritage culturel. Mais elles sont toutes proches des zones sensibles, en fait déchirées par des conflits internes qui trouvent parfois leur appui sur des fractures culturelles et idéologiques qui leur sont géographiquement étrangères. Tout effondrement d’un empire réveille des identités de tous ordres, se référant à la croyance, à la langue, à l’insertion dans un espace considéré comme patrimonial. Et toute référence à une identité implique le refus de l’autre, donc à terme, un conflit que le jeu d’intérêts extérieurs, ou d’interventions mal éclairées, risque de transformer en crise permanente.

Les zones sensibles en Europe ? Dans l’ensemble, toute l’Europe centrale et orientale que les empires de Vienne et de Saint-Pétersbourg n’avaient pas eu le temps de souder après des siècles de rivalités sanglantes et d’invasions aux confins de l’Asie. Et un nom surgit, celui du Caucase, dont on avait parlé, pour la première fois, dans le discours quotidien de l’Europe occidentale, lors des massacres d’Arménie et de la fuite des survivants vers des pays d’accueil, l’arrière-pays de Marseille… Et malgré tous les refus de confusion des drames du temps, le souvenir des invasions se projette dans le subconscient sur la modernité de l’immigration. Mais, pour en revenir à un diagnostic géographique de l’Europe, l’attention et l’appel à l’analyse se portent aujourd’hui sur l’ex-Yougoslavie et sur l’empire russe défait sous les emblèmes de l’URSS.

À la fois, les malheurs des conflits entre États européens, les malaises économiques et sociaux, la débâcle démographique appellent une cohésion et une entraide qui n’ont jamais existé et qui paraissent démenties par des particularismes qui resurgissent périodiquement, après des périodes plus ou moins longues d’assoupissement et d’apparente intégration. C’est aux diplomates et aux gérants de l’économie qu’il appartient de trouver des solutions et de les faire accepter par les États porte-parole des populations concernées. La géographie prend acte des résultats. La carte d’abord, le document juridique qui, par-dessus le dessin des constituants naturels, répartit les droits de propriété et d’usage des États ou des minorités rassemblées dans les États et investies du droit d’occupation. Mais on passe facilement de la carte des frontières à celle des fronts. Et on demande à la géographie d’expliquer les différences génératrices d’antagonismes. Toujours, le chevauchement entre la géographie qui a pour mission d’identifier des composants dans le cadre matériel occupé, et l’histoire qui enregistre les débats et les combats pour en modifier les rapports et les limites par le biais de la politique. Illusion de la paix qui efface pour un temps les antagonismes, soit par l’effet d’autorité d’un pouvoir endogène ou exogène, soit par un essai de convivialité.

L’histoire des Balkans et de l’Europe centrale est faite d’alternance de coexistence pacifique plus ou moins bien supportée et de drames : problème allemand en Tchécoslovaquie, déchirement de la Bosnie où s’affrontent à la fois des confessions religieuses et des rivalités entre peuples culturellement séparés, politiquement opposés dans le cours de leur histoire, en quête d’une union jusqu’à présent impossible hors des contraintes d’un pouvoir centralisateur. Les cartes politiques changent, la géographie cherche à y domicilier des identités dans un cadre matériel cartographié.

Dès 1920, le géographe serbe Jovan Cvijic décourageait le positivisme déterministe en décrivant les Balkans comme un milieu de migrations et d’affrontements intrinsèques que la domination turque n’avait jamais pu dompter et qui a laissé derrière elle les différenciations linguistiques et culturelles, les clivages entre musulmans, orthodoxes et catholiques romains ou protestants.

Une malédiction régionale que l’illusion de la paix yougoslave avait fait oublier, mais qui n’est pas sans échos de diverse nature sur le terrain de la construction de l’Europe. La disparition des rapports de force établis entre le domaine soviétique et l’Europe libérale protégée par les États-Unis, laisse derrière elle un ensemble de chantiers politiques dont les profils demeurent imprécis. Géographie politique peut-être, plutôt géographie tout court, une fois réalisés les choix politiques et dans la mesure de leur durée.

En se gardant d’un esprit de système et de simplification outrancière, on ne peut pas ne pas prendre en considération une autre remise en cause de la carte politique, celle des empires coloniaux, déchirée au cours des décennies 1950-1960, au seuil de l’histoire du temps présent. Et dans un délai extrêmement court, la projection sur une carte mondiale sillonnée par des flux de relations intercontinentales, d’une nouvelle problématique, celle de la diachronie entre ce que l’on a appelé, lors des années triomphantes de la décennie 1950, le développement et l’étalement des zones de misère à l’ombre d’une poussée démographique sans précédent.

Quand s’achève la grande époque historique des conflits pour dominer l’Europe et des empires coloniaux, l’Europe a 400 millions d’habitants (Russie non comprise) sur les 2,5 milliards d’hommes que compte l’ensemble de la terre. À la fin du siècle (1995-2000), dans les mêmes limites, elle en compte à peine 500 millions… sur six milliards. Et les having not se présentent à ses frontières. La démographie devient un des chapitres essentiels de l’inventaire géographique de la planète : un nouveau jeu de forces qui se superpose aux carrousels politiques et aux jalousies internes des anciens propriétaires, jeu de forces qui s’amorce par des mouvements migratoires initialement discrets de plus en plus chargés de demande de participation au revenu des héritiers des grandes puissances et des métropoles d’hier. La démographie force la porte de la géographie. Comptable des effectifs et des rythmes de croissance, de la composition de la population de chaque pays, sous l’effet des mouvements migratoires et des rythmes de reproduction des générations, elle contribue à l’élaboration de nouvelles cartes quantitatives et qualitatives, sur lesquelles se projette l’image des flux migratoires.

Il fut un temps où l’immigration dans les États de l’Europe occidentale répondait à une certaine dynamique de l’économie à rythme périodique ou pour répondre à des besoins durables de force de travail. Migrations saisonnières des gros travaux de la campagne, migrations vers les régions minières et industrielles, dans l’indifférence totale du reste du territoire. Aujourd’hui, en Europe, mais aussi en Amérique du Nord, ce sont les villes devenues agglomérations qui subissent la pression des migrations interrégionales et internationales.

Et pourtant, elle demeure, la province, elle subsiste, la campagne, mais elles appellent sans cesse un examen et un bilan géographique, d’autant plus qu’il faut à la fois diagnostiquer leurs conditions et leurs formes de survie dans des formes nouvelles qui comportent à la fois des signes de léthargie et des crises de fièvre. Campagnes désertées, abandonnées à la friche, vignobles agressant le marché, villes éteintes, métropoles en délire. On est ainsi reconduit à une forme de géographie régionale qui est devenue, pour une part, une chronique de l’actualité plus qu’un inventaire de l’héritage, encore que celui-ci conserve sa place. Les essais se multiplient. Que l’on retienne à titre d’exemple Géographie 89, fondée à l’initiative de Jean-Paul Moreau, avec la collaboration de plus de dix professeurs exerçant dans le département dont ils ont pris le numéro comme symbole. Le trente-deuxième numéro est paru fin 1996, et comme ceux qui le précèdent, est un modèle de chronique scientifique de tout ce qui se passe dans ce département qui, il est vrai, possède la diversité et la vitalité d’une petite région. Sans doute est-ce la meilleure forme de retour à la terre d’une géographie déconcertée par les messages d’Internet, et à qui il faut apprendre à déchiffrer les cadres enregistrés dans les satellites [1].