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Introduction

La loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, de 2003 [1], a ouvert la voie à une nouvelle politique de la ville dans les Zones urbaines sensibles (ZUS) en France. La loi a confié à l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), la mission de sélectionner les projets de rénovation urbaine (on ne parle plus de renouvellement urbain) mis en concurrence de fait. Ce tournant coïncide avec la multiplication de vastes programmes de démolition-reconstruction ; des opérations qui présentent « l’intérêt d’être visibles et largement couvertes par les médias, du fait de leur caractère spectaculaire » (Epstein, 2005).

Par conséquent, un nombre croissant de familles doivent quitter leur logement pour un autre lorsque ledit logement, concerné par un plan de rénovation urbaine (PRU), est voué à la destruction. Ainsi s’est progressivement mise en place une politique de relogement à l’intention de ces populations. Sans entrer dans la complexité des procédures, il convient de savoir que des commissions de relogement proposent et attribuent les logements aux ménages. Elles réunissent les pouvoirs publics locaux (dans une Société d’économie mixte Ville renouvelée (SEM)), l’État (Direction départementale des transports et de la mer – Service Aménagement ville et renouvellement urbain) et les bailleurs sociaux. À Tourcoing, les décisions se prennent sur avis du Groupe Ressource d’accompagnement aux relogements (GRARE), en charge de l’enquête sociale, qui relate à la commission des informations allant dans l’intérêt des ménages. Il peut s’agir autant de considérations socioéconomiques que de considérations de santé collectées par des travailleurs sociaux à l’occasion d’une enquête sociale.

Cloisonnement des politiques publiques

Afin de minimiser l’impact de cette politique de relogement sur les citoyens, un Comité d’évaluation et de suivi de la rénovation urbaine (CES) s’assure du bon déroulement des opérations de renouvellement urbain en France. Le CES produit également des rapports accompagnés de préconisations. En 2009, l’un de ces rapports pointe la prise en compte (jugée trop limitée) des besoins de mobilité des personnes affectées par un projet de rénovation urbaine. Le constat est sans appel : la mobilité quotidienne fait partie de ces dimensions « totalement omises des réflexions [qui] mériteraient pourtant une attention particulière » (CES, 2009). On sait pourtant que l’envers de la tendance à l’homogénéisation sociale croissante des ZUS « est une mobilité quotidienne plus importante vers des lieux de frottement avec d’autres catégories de population, comme les espaces publics du centre de l’agglomération, les multiplexes et autres centres commerciaux », en particulier pour les adolescents (Oppenchaïm, 2012). Mais le CES conclut sur un aveu d’impuissance : « le Règlement Général définit les limites de l’intervention de l’ANRU ; les infrastructures de transports publics, bien que contribuant à l’amélioration de la desserte des sites d’intervention de l’agence, ne font pas l’objet de son aide financière » (CES, 2009). Quelques années plus tard, une enquête de l’Union sociale de l’habitat (USH) [2] s’inquiète à son tour des « effets du relogement contraint » venant notamment perturber les pratiques de déplacement quotidien « des personnes isolées, des familles nombreuses et des familles monoparentales » (Buchot, 2012). N’assiste-t-on pas, au fond, au télescopage de deux politiques publiques qui s’ignorent et, le cas échéant, dans quelle mesure notre recherche peut-elle contribuer à les faire dialoguer ?

En France, nous assistons pour le moins à deux politiques publiques distinctes et cloisonnées, bien que portées par le même ministère : une politique publique de l’habitat, d’une part, une politique publique de mobilité durable, d’autre part. Certes, certaines initiatives sont prises dans lesdites Zones urbaines sensibles (taxi social, apprentissage du vélo, auto-école sociale...) (Le Breton, 2005a), mais elles s’appuient généralement sur un tissu associatif ou sur des entreprises de l’économie sociale et solidaire sans lien direct avec la politique publique.

Quels impacts sociospatiaux de cette mobilité résidentielle sous contrainte ?

Lorsqu’une rénovation urbaine passe par un relogement du ménage préalable à la démolition d’un habitat devenu insalubre, comment tient-on compte – ou pas – de l’évolution induite des mobilités quotidiennes de chacun des membres du ménage ? Quelles en sont les conséquences concrètes pour ces familles ?

Pour traiter ces questions, nous avons réalisé une enquête qualitative à Tourcoing (nord de la France). Nous l’avons conçue dans le but d’analyser les conséquences sociospatiales de cette mobilité résidentielle particulière. Notre propos s’appuie donc sur l’analyse de témoignages.

Après avoir évoqué la méthodologie et le territoire étudié, nous décrirons les évolutions générales des réseaux sociaux mis à l’épreuve de la mobilité résidentielle contrainte ; nous nous centrerons sur les évolutions en termes d’accès aux destinations du quotidien et de recomposition des routines ; enfin, nous nous concentrerons sur l’évolution d’un mode de transport particulier du quotidien, le covoiturage d’entraide.

Tourcoing, terrain d’enquête

Tourcoing est une ville française de 100 000 habitants située à la frontière belge, au nord de la métropole polycentrique lilloise. La ville a connu un immense essor économique lors de la révolution industrielle du XIXe siècle. Les activités textiles y étaient florissantes. Cette industrie ayant été tout particulièrement affectée par la désindustrialisation engagée au cours du XXe siècle et se prolongeant aujourd’hui, la ville souffre d’un taux de chômage élevé. En 2014, la zone Tourcoing – Roubaix (ville voisine au destin similaire) a l’un des taux de chômage les plus élevés de France, avoisinant 16 %.

Depuis Lille, l’accès à Tourcoing est de bonne qualité. Les villes sont reliées par l’autoroute, par le train, par le métro et par le tramway. Tourcoing dispose d’un bon réseau de bus urbain qui comprend notamment une ligne à haut niveau de service.

Nous avons mené une enquête auprès de ménages enjoints à déménager dans le cadre du PRU de Tourcoing. Il s’agissait, par une approche fine, exhaustive et réitérée, de rendre compte des pratiques de déplacement des ménages avant et après relogement. L’étude visait à donner aux travailleurs sociaux accompagnant les familles les outils adéquats pour établir des bilans de mobilité pouvant orienter l’attribution du nouveau logement.

Méthodologie

Nous avons opté pour un protocole d’enquête qualitatif non exhaustif afin d’entrer au coeur de quelques expériences vécues de mobilité. Une quinzaine de ménages (parmi les 600 concernés par l’opération de relogement) ont été choisis pour le caractère complexe ou urgent de ce déménagement. Au total 25 personnes adultes ont été rencontrées. Cet échantillon est diversifié (en âge, sexe, type d’activité). À l’aide d’un guide d’entretien semi-directif, nous avons invité les membres du ménage réunis autour d’une table – tout est mis en oeuvre pour qu’ils soient tous présents le jour de l’enquête – à exprimer des souvenirs sous la forme d’anecdotes relatant leurs déplacements quotidiens [3]. Grâce au format de la discussion à bâtons rompus, les personnes ont pu s’exprimer librement sur :

  • leurs choix modaux ;

  • les contraintes financières, professionnelles et familiales affectant leurs déplacements ;

  • leur appréciation du proche et du lointain ;

  • l’étendue de leurs déplacements ;

  • leur fréquentation du centre-ville de Tourcoing ;

  • leur usage des technologies d’aide à l’orientation spatiale et au choix d’itinéraire ;

  • leur sociabilité et leurs pratiques d’entraide ;

  • leurs représentations relatives aux divers modes de transport utilisés ou non ;

  • d’éventuelles difficultés à se déplacer leur étant propres ;

  • l’appréciation intrinsèque du logement actuel – avant relogement / après relogement – (confort et taille, ascenseur, garage ou place de stationnement...) ;

  • l’appréciation de son emplacement relatif (proximité des réseaux, agrément du cadre, voisinage...).

À une vague d’entretiens pré-relogement réalisée en avril et juin 2010 a succédé une vague d’entretiens post-relogement qui a eu lieu entre septembre 2011 et avril 2012, après que de nouvelles routines de déplacement quotidien, d’itinéraires, se soient installées (nous nous sommes imposés un délai de six mois après le relogement avant de procéder à cette seconde entrevue). L’étude aboutit à une vision diachronique des comportements de déplacement avant / après relogement.

L’impact sociospatial d’un relogement : une mise à distance ?

L’examen des localisations avant et après relogements (figure 1) révèle une dispersion spatiale des ménages dont les logements étaient autrefois beaucoup plus rapprochés les uns des autres. Cette dispersion est cependant relative, dans la mesure où les distances à parcourir pour rejoindre l’ancien logement sont de l’ordre du kilomètre, parfois moins. Dans quelle mesure cette distance perturbe-t-elle la vie quotidienne des familles ?

Les réseaux sociaux à l’épreuve de la mobilité résidentielle contrainte : le poids de la distance ?

Parmi les ménages, certains sont attachés à leur quartier, d’autres le sont moins. Notre premier constat nous amène à distinguer clairement distance objective et distance subjective.

Après son relogement, M. J dit : « C’est drôle tout de même, il y a quoi... 300 mètres, même pas. Mais déjà, on dirait que c’est un autre quartier. Ici, j’ai l’impression d’être un nouveau venu. Là-bas, ne serait-ce qu’en passant dans la rue, toutes les têtes m’étaient connues. Mais maintenant... ».

Mme O, elle aussi, a été relogée à proximité. On aperçoit son ancien immeuble depuis sa nouvelle maison. La distance objective est très courte, environ 100 m. Pourtant, à la suite du déménagement, sa fille a dû changer d’école. Mme O et sa fille n’ont fait que « traverser » le boulevard Papin. Mais Mme O dit ne plus avoir « d’occasion de retourner [dans l’ancien quartier] de Bellencontre ».

Figure 1

Localisation des familles avant et après le relogement

Localisation des familles avant et après le relogement

-> Voir la liste des figures

Ce n’est pas la distance objective entre les deux lieux qui pose problème, mais les conditions d’accès qui inquiètent Mme O. À ses yeux, le boulevard qu’il faut désormais traverser constitue une coupure urbaine relativement infranchissable pour elle-même et a fortiori pour une enfant qui se rend seule à l’école. C’est, par conséquent, l’essentiel du réseau relationnel de sa fille comme du réseau de voisinage qui est à reconstruire de l’autre côté du boulevard à la suite du relogement.

La distance objective ne présume rien de son impact subjectif. Il n’y a pas nécessairement de relation de proportionnalité entre la distance parcourue par un ménage de son ancien à son nouveau logement et la réalité du changement que son réseau de relations sociales subit [4].

Certes, la distance physique produit nécessairement un déséquilibre, au moins passager.

Mme I a habité 15 ans à Bellencontre. Avec ses anciens voisins « c’est moins évident de se voir » dit-elle. « Quand on était proches, c’était facile. C’était instantané [à l’improviste] : "Tiens ? T’es chez toi, je passe te voir avant de rentrer chez moi" Mais là, ça fait un détour. Maintenant, pour se voir, il faut prévoir. C’est vrai que ça change beaucoup de choses pour moi. »

Mais souvent, un nouvel équilibre vient vite remplacer l’ancien. D’autres liens de voisinage se composent à proximité du nouveau logement.

Quelques mois après son relogement, Mme M explique que « maintenant, [elle va] boire le café chez une de [ses] voisines ». Mme O raconte que, pour tondre sa pelouse, sa nouvelle voisine lui a dit : « Si vous voulez je vous prête la tondeuse. »

Lorsqu’on tient à préserver certaines relations de voisinage malgré la mise à distance, la solution consiste à faire de ce lien faible un lien fort. Certaines personnes requalifient alors d’anciennes relations de voisinage en relations d’amitié.

Mme G est partie vivre à Wasquehal de son propre chef (8 km), dans le parc de logement privé. Pourtant, Mme G a conservé des relations d’entraide régulières avec un de ses anciens voisins de Tourcoing relogé à Roncq « mais pas les autres ». Le relogement n’a pas produit une mise à distance, mais a été l’occasion d’une affirmation de la particularité du lien social : « C’est devenu un ami. »

Les liens forts préexistants (amis proches, parents) sont bien plus pérennes et plus incontournables. Ils orientent parfois les souhaits de relogement :

M. et Mme A : « On a voulu être relogés à proximité [de l’ancien logement] parce qu’on connaissait », mais aussi pour rester non loin de la famille. M. A : « Mon père est âgé quand même, 72 ans, il ne peut plus se déplacer comme avant. »

Pourtant, le relogement à très grande proximité, en conformité avec le souhait du ménage, peut malgré tout produire des effets nouveaux et inattendus :

Le relogement de M. et Mme A s’est fait dans l’immeuble situé « juste en face » de celui des parents de M. A. Mais maintenant, « il faut que je temporise », dit M. A, sinon « [ma mère] appelle tous les jours pour lui faire une visite ».

Les conséquences sociales d’une relocalisation spatiale apparaissent parfois assez peu anticipées par plusieurs personnes. Leur évaluation est rendue complexe à l’aune de la relativité des appréciations du proche et du lointain. L’aspiration à demeurer « sur place », largement partagée, recouvre en fait des aspirations très différentes d’une personne à l’autre. Cette aspiration peut alternativement exprimer l’intention de ne pas s’éloigner (parfois du quartier, parfois de la ville), de conserver des liens faibles de voisinage potentiellement menacés par le relogement, de ne pas trop peser sur les liens forts. Si les mises à distance spatiales et sociales entretiennent une étroite relation, l’une ne saurait être proportionnellement explicative de l’autre. Le bouleversement vécu subjectivement n’entretient manifestement aucun rapport linéaire avec la distance spatiale objectivement mesurable entre l’ancien et le nouveau logement. Il convient donc de se départir d’une représentation spontanée selon laquelle les ménages relogés le plus loin de leur ancien logement sont les plus affectés et que ceux qui sont relogés sur site ne le sont pas du tout.

Évolution des accessibilités au regard de cette mobilité résidentielle particulière

L’accessibilité : une préoccupation secondaire

Avant leur relogement, lorsque les personnes rencontrées imaginent ce que pourra être leur futur lieu de vie, elles s’expriment assez volontiers sur les qualités intrinsèques espérées de celui-ci. Mais l’accès aux réseaux (routiers, ferroviaires, de transport en commun...) et la proximité des aménités urbaines passent souvent pour des évidences. Les facteurs d’accessibilité ne sont pas présentés spontanément comme des points prioritaires en mesure d’orienter leurs arbitrages. Le futur logement est finalement assez peu envisagé dans ses dimensions spatiales.

Certes, quelques ménages mentionnent l’importance de conserver la proximité d’un environnement bien connu, la proximité du centre, la proximité d’un membre de la famille ainsi que la proximité d’une école ou d’une autre aménité. Mais nous constatons que l’intérêt accordé à ces soucis d’accessibilité est, le plus souvent, secondaire.

Pour M. et Mme A, le plus important, c’est « d’être dans du neuf pour pas devoir refaire toute la déco ». Après relance, on apprend que « rester à Bellencontre » est aussi important parce qu’« on est à mi-chemin de mon travail et de son travail ».

Pour Mme I, l’important, c’est un quartier « calme où je me sens en sécurité ». Puis, lors des relances, elle précise que résider « à proximité de [sa] famille » (parents, et frères qui résident aussi à proximité de Bellencontre) est aussi important.

Avant son relogement, Mme O souhaite un « appartement ou une maison possédant trois chambres », et c’est seulement après son relogement qu’elle reconnaît que « la proximité des écoles des filles » était importante aussi.

Notre constat rejoint celui de Buchot (2012) dans son travail explorant, lui aussi, l’évolution des mobilités des ménages en situation de relogement : « La qualité première d’un cadre de vie et d’un logement consiste en une ambiance, un environnement calme et reposant, que l’on soit précaire ou non ». Dans leurs doléances, les ménages mettent la priorité, selon le cas, « sur le maintien du nombre de pièces », « le niveau des dépenses de logement » ou le « secteur de relogement » (Lelévrier, 2009). Mais ce dernier est moins à entendre en termes d’accessibilité que d’imaginaire. Les individus tentent principalement d’éviter les autres quartiers de relégation de la ville, ces « quartiers dont on parle » (Querrien, 1997).

Mme B exclut « la ZUP de Pont Rompu » parce que « ça craint vraiment, ça squatte beaucoup dans les halls ».

Mme G dit : « Ce que je ne veux pas, c’est le Pont Rompu, la Bourgogne... les quartiers qui craignent, quoi... les quartiers sensibles. »

M. E ajoute : « Je n’aimerais pas Pont Rompu. Ça, c’est clair. Et puis bon... Croix Rouge, même si c’est un peu plus calme. »

À Tourcoing, les quartiers quittés sont relativement proches du centre-ville et correctement desservis en transport en commun, notamment par une ligne de métro (figure 1). Cette situation favorable a engendré un effet imprévu : la facilité d’accès (au centre, aux aménités commerciales, aux emplois, au reste de la métropole...) passe pour acquise. Par conséquent, ce point ne serait pas examiné avec autant d’attention qu’il le mériterait. Du point de vue des ménages, la dimension spatiale est alors rarement envisagée comme un point important à contrôler avant d’accepter une proposition de relogement.

Le relogement : un impact spatial pourtant bien réel

Bien que peu envisagé sous cet angle, le relogement comporte pourtant des conséquences parfois importantes sur l’aptitude à se mouvoir dans l’espace urbain. En effet, se forger des points de repère, se resituer par rapport à d’anciens, et par là-même, s’approprier un nouveau territoire peuvent n’être que des formalités pour certaines personnes, mais des défis pour d’autres, moins enclines à sortir de l’échelle spatiale du quartier [5].

Avoir une mobilité autonome « est un acte cognitif qui comporte un mode de raisonnement qui s’apprend » (Buchot, 2012). On a tendance à présumer acquises, maîtrisées et partagées par tous les compétences qu’une aisance spatiale requiert conformément à « l’injonction » [6] contemporaine d’être mobile. Pourtant, être mobile ne nécessite pas seulement « d’être motivé, d’avoir un accès gratuit à des moyens de transport (…) ou à l’information concernant les horaires et la localisation de l’offre résidentielle et professionnelle » (Buchot, 2012). Être mobile suppose des capacités de projection, de représentation, d’analyse et de résolution de problème. Concrètement, il faut « maîtriser l’espace par la pensée, [puis avoir] la capacité à traduire un emploi du temps en séquences de déplacements et trajets, par la mobilisation du corps » (Le Breton, 2005b). C’est en cela que la mobilité n’est pas qu’un acte moteur. Elle est aussi « une opération intellectuelle » (Buchot, 2012).

Six mois après le relogement, Mme E dit : « Maintenant, ça va, j’arrive à nouveau à me débrouiller toute seule pour me déplacer. » Mais au début, ce n’était pas le cas : « Le plus embêtant dans le quartier, c’est tous les sens interdits. Au début, on ne s’y retrouve pas. » Son conjoint lui a donc montré les itinéraires à prendre dans les premiers temps qui ont suivi le déménagement.

Mme N, avant le relogement, vivait seule avec ses quatre enfants. Elle était nouvellement arrivée à Tourcoing et connaissait mal la ville. Elle dit : « Pour notre premier rendez-vous à l’Institut Médico-Éducatif, on ne savait pas comment faire pour y aller. C’est mon garçon (13 ans), il va sur Internet. Lui, il sait se débrouiller avec. C’est lui qui a trouvé sur Mappy. Une fois qu’on avait trouvé la rue, on a su à quel métro descendre. » Quand sa société d’Intérim l’envoie sur une nouvelle mission, Mme N a besoin de s’y rendre « toujours trois ou quatre jours avant pour repérer ». Et si Mme N a mis du temps avant d’inscrire ses fils à un club de football, c’est que, dit-elle, « on ne savait pas y aller. On ne connaissait pas les rues, quoi. On ne savait pas quel bus prendre et où s’arrêter... alors je ne les avais pas inscrits ».

Un relogement sur site semblait indispensable. Mais ce n’est pas ce qui a été proposé à Mme N et à son nouveau conjoint l’ayant rejoint au moment du relogement.

M. N : « On est venu repérer ce qu’il y avait autour avant d’emménager, pour ne pas être complètement paumés en arrivant ici. Voir où étaient les magasins, les arrêts de bus... ». Mme N a gardé l’habitude de faire ses achats au supermarché Auchan à Roncq. Pour s’y rendre, « je me suis débrouillée toute seule, dit-elle. J’ai fait le tour du quartier, j’ai vu l’arrêt [de bus] et j’ai demandé au chauffeur s’il allait bien vers le supermarché ». Mais elle ajoute : « C’est plus difficile de se déplacer maintenant. » Le nouveau logement est objectivement plus éloigné du centre-ville même si « j’y vais quasiment toujours à pied, je préfère, ce n’est pas si loin ». L’accès au métro prend 15 minutes à pied, alors que son précédent logement n’était qu’à 5 minutes (d’une autre station). Si le déménagement n’a pas eu beaucoup d’incidence pour ses deux fils aînés, ses deux filles en revanche font quotidiennement le trajet jusqu’à leur ancienne école à pied : « Une demi-heure de marche matin et soir. » Six mois après le relogement, Mme N ne les a pas encore changées d’école, car elle ne sait pas où sont les écoles publiques et quelles sont les « bonnes écoles » dans son nouveau quartier.

Le relogement comporte donc des conséquences spatiales potentiellement importantes et partiellement sous-estimées dans les enquêtes sociales en amont. S’il s’avère que les ménages en minimisent l’ampleur, il est d’autant plus urgent et nécessaire que les acteurs publics à l’origine de cette politique contraignante accompagnent les ménages concernés pour mieux anticiper les conséquences d’un relogement. L’attention doit être portée sur les personnes les plus vulnérables sur le plan des compétences requises pour une mobilité autonome. On sait l’importance pratique de savoir / pouvoir conduire un véhicule, mais on oublie souvent les compétences cognitives associées au transport, tout aussi primordiales. Le relogement place certaines personnes en situation de handicap.

Un bouleversement des routines de mobilité

Mme I regrette d’avoir été éloignée de chez ses parents : « J’avais l’habitude d’y aller à pied, c’était cinq minutes. Là, je suis obligée de prendre la voiture. Je ne peux pas y aller tous les jours non plus, alors qu’avant, j’y allais régulièrement, plusieurs fois par jour parfois. » Sa nouvelle localisation résidentielle l’amène à faire des arbitrages qui la satisfont peu. Pour elle, maintenant, retourner à Bellencontre, « ça me fait faire un détour [en voiture]. Non, vraiment, avant, pour ces petites choses très pratiques, je n’avais pas besoin de prendre la voiture. Mais là... c’est vrai que ça m’a isolé de pas mal de choses. Je ne peux pas m’amuser à faire ça tout le temps ; [pour des raisons financières] l’essence, c’est pas donné ».

À la suite du relogement, les budgets consacrés au carburant peuvent augmenter. Ce point délicat doit d’autant plus nous alerter que six mois après le relogement, un attachement à certaines aménités dans l’environnement immédiat de l’ancien logement perdure, traduisant une forme de résistance spatiale, au risque de détours [7].

Mme I : « Mes habitudes ? Je ne les ai pas perdues. Même s’il y a le nouveau Auchan qui est là [dans le centre-ville], moi je vais toujours à Roncq. Donc vous voyez... on m’a dit "vous serez plus près du centre, pas loin de la mairie". Mais en fait, moi, ça ne m’intéressait pas, je n’y vais pas tous les jours, au centre-ville. Au contraire, être proche de mes parents, c’était plus important. C’est pour ça que j’aurais bien aimé habiter à proximité de là où j’étais. » Concrètement, Mme I a « conservé le même médecin » et n’a pas changé d’agence bancaire sauf que « avant, j’y allais à pied ; maintenant, en voiture ».

M. C : « La boulangerie d’ici, on ne l’a jamais essayée. Pourtant, il y en a une juste au coin. Mais on est habitué à notre [ancienne] boulangerie artisanale, rue de la Latte ». En voiture, ça fait « cinq minutes de différence, même pas ».

Mme O : « Je continue à faire mes courses à Aldi, rue Brun Pain [même si] ça me fait un peu plus loin. »

D’ordinaire, à la suite d’un déménagement, la mobilité quotidienne se recompose : de nouvelles routines se créent, de nouveaux repères se trouvent, de nouveaux itinéraires s’imaginent (Desjeux et al., 1998). La période de l’emménagement est propice à la recomposition des choix des modes de transport du ménage (Vincent, 2010). Si un phénomène similaire s’observe en situation de relogement, il est possible qu’il soit plus lent, faisant apparaître une période de « sur-mobilité » (Gibout et Toupin, 2000). Et il est possible que les résistances observées soient à relier avec la particularité d’un processus de relogement imposé de l’extérieur, par la politique publique.

Ce travail de recomposition des routines, eu égard aux potentiels d’accès disponibles, est d’autant moins simple qu’en ZUS, l’image des modes de transport en commun est généralement peu valorisée, au contraire de la voiture qui constitue un moyen « d’échapper au stigmate du pauvre » (Lacascade, 2008). Le transport en commun constitue souvent un non-choix captif (et non un choix volontaire actif) dans les quartiers d’habitat social [8].

Pour Mme L, prendre à nouveau le transport en commun serait inimaginable : « Non... c’est impossible... je l’ai fait assez de fois avant d’avoir le permis. Ce serait horrible ! »

La politique publique d’habitat « durable » et celle de promotion d’une mobilité « durable » ne se rencontrent guère. En l’état, la politique menée par la commission de relogement est un blanc-seing accordé aux modes de vie construits sur une accessibilité principalement automobile : on laisse, d’une part, les ménages motorisés compenser l’évolution des accessibilités à leur guise, sans accompagner ni l’évolution du poste carburant dans leur budget, ni leur propension à la dépendance à la voiture. Quant aux ménages non motorisés, la politique publique actuelle se limite à compter sur un heureux hasard de relocalisation. Une politique de relogement qui fait fi de la re-localisation spatiale qu’elle implique fait le jeu d’un mode de vie reposant sur le tout-automobile. Une coordination de la politique publique de rénovation urbaine avec celle de mobilité durable paraît souhaitable et urgente pour qu’un habitat, désormais salubre, soit attribué à des ménages dont les mobilités quotidiennes soient supportables [9].

Gros plan sur une pratique particulière : le covoiturage d’entraide

M. A amène sa mère faire les courses en voiture quasiment tous les samedis. Lorsqu’elle part faire les courses, Mme O propose systématiquement à sa soeur de partir avec elle parce qu’elle habite également Tourcoing, mais n’a pas de véhicule.

La relative pérennité de pratiques de covoiturage dans les milieux sociaux précaires est évoquée par Urry (2007) comme un exemple d’accroissement d’une mobilité individuelle du fait de l’intensité d’un réseau social [10]. Cette sollicitation du réseau peut n’être qu’une « possibilité supplémentaire » dans un éventail de choix modaux. Mais il s’agit parfois d’une solution sans alternative quand les ménages pauvres résident dans le lointain périurbain (Motte-Baumvol, 2007 ; Fol, 2009) et ne sont pas multimotorisés. Certes, les ZUS sont de mieux en mieux desservies par le transport en commun (c’est le cas à Tourcoing avec une assez bonne desserte, notamment par le métro). Mais pour l’heure, l’emploi a tendance à se disperser en périphérie (Hubert et Delisle, 2010), souvent hors du Périmètre des transports urbains (PTU), tout particulièrement celui des ouvriers et employés, contrairement à celui des cadres (Fol, 2009). Le covoiturage est donc aussi une nécessité pour la main-d’oeuvre peu qualifiée, qui n’a d’autre possibilité de déplacement pour atteindre lesdits emplois. Vincent (2010) constate qu’il s’agit là de « la forme la plus durable [de covoiturage] ». Informelle, entre pairs, elle se traduit souvent par « une alternance périodique des véhicules utilisés sur le trajet ».

Le covoiturage dont il est question est loin de l’appariement par Internet de deux inconnus ayant ponctuellement une même destination lointaine. Il s’agit davantage d’un covoiturage non médiatisé (ou faisant appel à une technologie simple à mettre en oeuvre : le téléphone, le texto... mais pas Internet), occasionnel ou régulier (rarement ponctuel et sans occasion de renouveler l’expérience), entre proches, voisins ou collègues (ayant des références sociales et repères spatiaux communs). Cette forme de covoiturage solidaire se distingue par son caractère fonctionnel. Il s’agit davantage de se rendre sur un lieu de travail ou sur un lieu d’achat, éventuellement de rendre visite à des proches, que de se rendre sur un lieu de villégiature lointain. Comment cette pratique singulière de déplacement est-elle affectée par le relogement ?

Un moyen de différer l’achat d’un second véhicule

Dans plusieurs cas de ménages bi-actifs mono-motorisés, le covoiturage apparaît comme une solution de déplacement complémentaire, comme le moyen d’éviter ou de différer l’investissement dans un second véhicule.

Dans cette attente, M. et Mme E placent leur unique voiture au coeur de la gestion du quotidien, réclamant une excellente coordination entre eux. Mme E explique qu’elle a besoin de la voiture pour accompagner les enfants le matin. Mais, le soir, elle quitte le travail bien trop tard pour aller les rechercher. M. E, lui, va au travail en covoiturage avec un collègue et lorsqu’il en revient, se fait déposer au centre-ville. Là, il récupère la voiture qui y est garée sur un parking convenu à l’avance et l’utilise pour aller rechercher les enfants.

Dans ce contexte, un relogement dans un rayon de quelques kilomètres n’a guère d’impact. D’ailleurs, un an après, M. et Mme E n’ont toujours pas de seconde voiture et M. E pratique toujours le covoiturage domicile-travail avec des collègues vers son lieu de travail du moment, situé à 20 km de son domicile.

Une réponse à une anticipation difficile

Le covoiturage peut s’inscrire dans des tactiques d’ajustement à des contraintes relativement peu prévisibles qui surviennent en temps réel : panne de véhicule, mission d’intérim à prendre au pied levé ou simplement, départ d’une voisine pour une destination routinière (aller faire ses commissions...). C’est une réponse appropriée à une situation difficile à anticiper.

Mme G dit : « La dernière fois qu’on m’a rendu service, c’était un voisin. Je devais laisser ma voiture au garage. Et moi, c’est ce matin. J’ai dépanné une collègue. Pareil, sa voiture était au garage. »

Chaque semaine, quand elle la voit partir en courses, la voisine de Mme B, profite de sa voiture. Mais il n’y a pas eu de rendez-vous pris à l’avance... Mme F dit aussi qu’elle « profite » régulièrement de l’aide d’amis pour porter et transporter les commissions au retour de l’hypermarché.

La pratique du covoiturage est ici associée à l’imprévu, au hasard, à l’occasion qui n’est pas particulièrement provoquée. Cette forme opportuniste de covoiturage trouve sa justification dans la survenance d’un événement impromptu qu’il était relativement difficile d’anticiper. En ce sens, le relogement est contraignant. Le temps est indispensable avant que les liens de voisinage ne donnent toute la mesure de leur force (Granovetter, 1973), le temps de renouer des relations de confiance avec les nouveaux voisins.

Comme Mme G n’a pas encore réussi à nouer contact avec ses nouveaux voisins, elle profite d’en avoir conservé un excellent avec ses anciens. Après son déménagement, c’est un de ses anciens voisins qui vient lui montrer un raccourci pour son nouvel itinéraire domicile-travail.

Une réponse à des difficultés d’orientation dans l’espace

À Tourcoing, le covoiturage s’est révélé être une réponse adéquate quand la difficulté éprouvée résidait dans l’accès lui-même. Parmi les personnes rencontrées, certaines éprouvent d’énormes difficultés à s’orienter dans l’espace, à tirer une information pertinente d’une carte ou d’un site Internet de géolocalisation. Pour elles, le covoiturage devient un excellent moyen de se faire accompagner sans risquer de se perdre. Mme N travaillait en intérim à Neuville-en-Ferrain au moment de notre première entrevue. Elle était nouvellement arrivée à Tourcoing et éprouvait de grandes difficultés d’orientation. Lorsqu’on lui donnait une nouvelle mission d’intérim, elle y allait toujours trois ou quatre jours avant... « pour repérer ». Comme nous l’avons vu plus tôt, Mme N ne sait pas lire une carte ni s’orienter dans la ville. C’est son fils de 13 ans qui l’aide parce que, dit-elle, « à l’école, ils apprennent un peu à se débrouiller avec une carte ».

Pour aller travailler à Neuville, elle faisait du covoiturage quotidien avec un collègue. Comme elle n’avait pas de permis de conduire et qu’elle ne se sentait pas à l’aise dans l’espace urbain, elle en venait à qualifier cette personne qui l’assistait de « véritable bouée ». Si le covoiturage peut pallier la possession d’un véhicule, il peut aussi être une réponse à des difficultés de repérage. Dans ce contexte assez particulier, le relogement produit une perturbation importante des repères. Lorsque nous retrouvons Mme N, un an après, elle nous explique qu’à la suite du relogement, elle s’est rendue à Neuville-en-Ferain seule, à pied, en une heure, faute de covoiturage. Ce déplacement laborieux s’est terminé depuis qu’elle est en congé de maternité. Son cinquième enfant est né de sa rencontre avec son nouveau conjoint, qui éprouve les mêmes difficultés d’orientation qu’elle. Ensemble, ils essayent de se déplacer comme ils peuvent, malgré l’éloignement du métro depuis le nouveau logement.

On constate ici combien le relogement vient créer une perturbation significative dans les mobilités quotidiennes, perturbation que le couple ressent toujours six mois après le déménagement. M. et Mme N n’ont pas réussi à retrouver une personne suffisamment solidaire pour leur proposer de nouveau des covoiturages occasionnels.

Un moyen de partager les coûts engendrés par la voiture

Vincent (2009) rappelle que des considérations économiques sont historiquement à l’origine des premières pratiques de covoiturage [11]. De fait, pour plusieurs personnes interrogées, la variable financière est essentielle et justifie une forme plus ou moins ponctuelle de covoiturage. En effet, le passage à la pompe ou chez le garagiste, lorsqu’il faut entretenir le véhicule, constitue parfois une épreuve terrifiante. La réparation de la voiture de M. M, c’est 900 euros la pièce « et sans la main-d’oeuvre encore »... L’injonction à la mobilité (Mincke et Montulet, 2010), lorsqu’on entre dans une forme de dépendance à l’automobile, peut rapidement devenir tragique. Dans ces circonstances, tous les moyens de restreindre les coûts sans se priver du véhicule sont bons, car savoir et pouvoir se déplacer sont devenus les conditions quasi incontournables de l’insertion sociale (Jouffe, 2007). Le covoiturage régulier entre collègues ou voisins participant aux frais de carburant relève de cette tactique.

M. E explique que le collègue avec qui il fait du covoiturage quotidien entre Tourcoing et Lesquin fait ce choix par souci économique : « C’est que les 16 soupapes, ça boit vite ! » explique-t-il. Même divisés par deux, M. E trouve les coûts de carburant trop élevés. La semaine où nous l’avons rencontré, il avait laissé 40 euros à son collègue... M. E se résigne : « C’est cher, mais c’est ça ou je perds mon emploi. Alors je paye. De toute façon, même avec cette consommation, j’ai calculé, je suis encore dans la moyenne du prix du covoiturage : 35 centimes / km ». Le covoiturage prend ici la forme d’une occasion d’assumer une charge financière risquant d’étrangler un budget ou permettant d’envisager une fin de mois avec plus de sérénité.

M. C, par exemple, travaille à Menin (en Belgique) et se félicite de n’avoir à prendre sa voiture « qu’une semaine sur trois » car il fait du covoiturage avec deux collègues, « ça fait des économies ». Son relogement n’a pas entraîné la fin de cette pratique quand bien même, entre-temps, son contrat d’intérimaire s’est « transformé en contrat à durée indéterminée ». Mais cette pratique a évolué, car Mme C lui rappelle qu’avant, « tu le faisais avec un autre collègue » et si maintenant M. C fait du covoiturage « avec son chef » c’est aussi parce que celui-ci « habite dans la rue juste derrière ».

Ainsi, lorsque la distance à parcourir est relativement importante, l’économie réalisée garantit la pérennité des pratiques de covoiturage domicile-travail. Mais si l’intérêt financier est à l’origine des formes les plus régulières et les plus durables de covoiturage, le relogement n’est pas un événement anodin. Il vient créer une rupture et nécessite d’évidents ajustements.

Un moyen d’entretenir des réseaux de solidarité de pairs

Les points qui précèdent ont mis en évidence l’éventail des « bénéfices » retirés de cette coopération et les formes de « rentabilisation » possibles de la voiture pour qui en possède une et habite en ZUS. Même si l’intérêt est souvent financier (notamment lorsque le covoiturage est régulier), le covoiturage peut aussi donner lieu à des formes de compensation immatérielles ou symboliques, conformément à la règle de l’échange par le don suscitant un contre-don (Mauss, 1924). Le don « oblige » et fait entrer dans une relation d’échange en perpétuel déséquilibre qui s’autojustifie et invite à être renouvelée.

Mme A fait parfois du covoiturage avec une de ses collègues pour se rendre sur son lieu de formation. Pour elle, le covoiturage « c’est occasionnel ». Il s’inscrit dans un échange de services relevant du don et du contre-don. Si « une fois » Mme G a rendu service à une collègue de travail, celle-ci lui a récemment rendu le même service en retour.

Comme l’a fort justement montré Godbout (2007), réfutant l’idée que le don puisse n’être qu’une transaction économiquement rationnelle, mais déguisée, on ne peut solliciter la seule analyse stratégique – et la notion d’intérêt – pour expliquer et comprendre le don. « Donner, c’est prendre et assumer le risque de la relation ». Le covoiturage spontané et non institutionnalisé suppose une éthique de l’entraide.

Au même titre que les témoignages que nous avons recueillis, l’enquête journalistique réalisée incognito par Aubenas (2010) dans le monde des « travailleuses pauvres » témoigne bien des tactiques solidaires qui doivent être imaginées pour parvenir, simplement, à atteindre un lieu de travail excentré, pas ou mal desservi par le transport en commun à des heures souvent atypiques. Une force est incontestablement retirée de ces pratiques solidaires [12]. Outre l’échange d’un service contre un bien ou contre un autre service, le covoiturage produit bien une autre richesse, qui n’est pas marchande, d’une part, et ne démunit personne, d’autre part : l’actualisation des liens sociaux faibles.

Or, ces relations sociales de voisinage sont dites faibles parce que vulnérables. C’est la très grande proximité spatiale (on habite le même immeuble ou sur le même palier) qui les fondent. Quelle que soit la distance à laquelle se situe le nouveau logement de l’ancien, elles s’étiolent et doivent alors se recomposer après le relogement.

S’il est entendu que des contraintes de mobilité pèsent sur chacun d’entre nous, les réponses qu’on y apporte sont variables d’un individu à l’autre, car les possibilités et aptitudes à se déplacer ne sont pas équivalentes. Comme l’ont bien montré les recherches de Kaufmann (2004), la motilité [13] peut s’envisager comme une nouvelle forme de capital. La potentialité d’être mobile est inégalement répartie dans l’espace social. Et avec Bourdin (cité par Fol, 2009), nous soutenons que, lorsque les individus les plus précaires mobilisent leur enracinement et leurs réseaux locaux comme des ressources pour improviser un covoiturage, c’est qu’ils n’ont d’autre choix. Il est inutile de « béer d’admiration » face à ces stratégies. Il serait plus utile de réfléchir « aux manques, faiblesses et souffrances » dont elles sont l’expression et à la manière d’aider les individus concernés à affronter la mobilité généralisée. Au terme de notre recherche, nous pensons pouvoir dire qu’une bonne politique de relogement doit particulièrement s’inquiéter du devenir de ces pratiques de déplacement fondées sur l’entraide, qui ne sont ni anecdotiques ni folkloriques.

Conclusion

Au même titre que n’importe quel déménagement, le relogement est l’occasion pour les ménages de recomposer des itinéraires, de se resituer dans l’espace urbain, d’identifier l’éventail des solutions d’accès depuis et vers leurs domiciles et, parfois, d’arbitrer pour de nouvelles routines du quotidien. Mais en l’état actuel du cloisonnement des politiques publiques de l’habitat et de mobilités dites durables, nous identifions principalement deux problèmes :

  • le bouleversement vécu subjectivement n’entretient aucun rapport linéaire avec la distance spatiale objectivement mesurable entre l’ancien et le nouveau logement. Chaque ménage relogé doit donc faire l’objet d’un accompagnement plus ou moins individualisée ;

  • en l’état, la relocalisation spatiale créée par les relogements des familles n’accompagne pas assez la recomposition des routines. En conséquence, cette politique fait le jeu d’un mode de vie reposant sur le tout-automobile et, au passage, pèse sur les budgets de ces familles déjà précaires.

Nous en appelons à une plus grande convergence de ces politiques publiques. Une attention toute particulière est à porter sur les questions de mobilité quotidienne lorsque le ménage n’est pas motorisé et lorsqu’il fait état d’un attachement important au quartier avant le relogement, afin d’établir des propositions de relogement adéquates. Comme le propose Buchot (2012), l’idéal est d’organiser au préalable « des promenades urbaines » afin que le ménage soit « non seulement l’acteur, mais aussi l’auteur de son histoire résidentielle ». De telles visites constituent l’occasion de réaliser l’étendue de l’offre de transport disponible dans tel ou tel quartier. « Un relogement contraint est d’autant mieux vécu (…) qu’il s’accompagne d’un apprentissage à la mobilité dans la ville » (Buchot, 2012).

À Tourcoing, le constat de nombreuses occasions de covoiturage d’entraide nous est apparu comme un point remarquable en ZUS. Nous nous sommes demandés dans quelle mesure ces pratiques étaient affectées par le relogement, car elles contribuent significativement à la motilité de certaines familles pas, peu ou mal motorisées (Orfeuil, 2004). Nous en concluons que le relogement n’oblitère pas nécessairement toutes les pratiques de covoiturage solidaire, mais il enjoint chacun à prendre position sur la teneur des liens sociaux d’antan. Il est des liens faibles que la seule proximité spatiale justifiait et qui sont peu à peu abandonnés ; il est des liens forts que la distance ne saurait rompre, dont le maintien malgré le déménagement est impératif, parfois au prix de détours.

Les besoins de déplacement des personnes résidantes en ZUS, moins motorisées et moins riches, sont pourtant bien réels. Ces personnes sont enjointes d’adopter des pratiques de mobilité souvent variables (intérim, recherche d’emploi...) et de moins en moins routinières (Mignot et al., 2001). Une convergence des politiques publiques de logement et de mobilité « durables » passe par une plus grande attention portée aux pratiques des personnes relogées en veillant à accompagner la découverte spatiale (aménités disponibles dans le quartier), à engager le processus d’appropriation du nouveau territoire et à préserver un éventail ouvert de choix modaux. Forger des politiques publiques de mobilité et d’habitat « durables » compatibles suppose non seulement une volonté de mise en oeuvre forte, mais aussi une coordination entre ces politiques.