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À quoi bon la littérature pour la géographie en l’absence de descriptions ?

En décrivant ce qui est, le poète se dégrade en professeur.

Baudelaire, cité par Adam, La description.

Pour servir d’entrée en matière à la réflexion qui suit, je me permets de citer un passage de L’actualité, entre toutes sources possibles, car il illustre très bien le problème dont je veux traiter ici. Il s’agit presque d’un poncif tant il semble relever du sens commun, mais il interpelle le géographe préoccupé par les manifestations de l’espace dans les textes littéraires. Dans le cadre d’une interview accordée à L’actualité, le romancier Stéphane Bourguignon répondait ainsi à la question suivante :

- Est-ce que la géographie a une influence sur votre façon d’écrire ?
- Je ne suis pas un gars de descriptions. J’en mets un minimum pour donner aux gens une petite idée, puis j’espère qu’ils se font leur propre décor.

Doucet, 2007 : 72

Je voudrais poursuivre avec une autre anecdote révélatrice. Dans le cadre d’un des rares séminaires de géographie humaine que j’ai animés sur les rapports entre géographie et littérature, plusieurs remarques pointaient dans la même direction : « Vous savez, il n’y a pas beaucoup de descriptions, c’est difficile de faire une lecture géographique de ce texte ». Ou, plus positivement, « Ce roman est plein de bonnes descriptions : il y a de la matière en masse pour en faire l’analyse… ». Cela veut-il dire que, hors de la description, point de géographie, ou que la description est bel et bien la seule porte d’entrée pour l’analyse géographique de textes littéraires ?

On en revient ainsi à des idées déjà anciennes, en bonne partie confortées par l’examen de l’histoire de la littérature, idées selon lesquelles l’espace appartient à la description et le temps (ou l’histoire) au récit. Pas besoin de revenir sur le partage romantique des arts, bien installé depuis le Laocoon (1766) de Lessing en arts de l’espace (architecture, peinture et sculpture) et arts du temps (littérature et musique) (Tison-Braun, 1980). Or, en littérature, on s’entend souvent pour dire que l’espace, illusion secondaire générée par un processus de lecture qui nécessite lui-même du temps, est à trouver de façon privilégiée dans les passages descriptifs (Brosseau, 1996). À l’examen, cette propension semble en tout cas particulièrement patente chez les géographes.

Réfléchir à cette propension quasi naturelle tant elle paraît aller de soi nécessite néanmoins de s’interroger sur les raisons plus profondes, sinon occultées, de ce rapport privilégié à la description et chemin faisant, sur les particularités de l’espace ainsi convoité. Existe-t-il un rapport entre les segments du texte littéraire ou les types de textes littéraires où l’on cherche l’espace et le type de spatialité que la géographie littéraire tend à privilégier sans trop y avoir réfléchi ? Dans le but de fournir des éléments de réponses à ces questions, je commencerai par examiner ce rapport de prédilection que les géographes – quelle que soit l’approche préconisée – entretiennent avec la description. Je discuterai ensuite des efforts mobilisés pour débanaliser la description. J’exposerai enfin quelques-uns des défis que m’a posés l’oeuvre de Bukowski qui, en raison de sa relative pauvreté descriptive, se prête mal aux types de lectures de textes littéraires pratiqués par les géographes.

La prédilection des géographes pour la description

Il n’est sans doute pas inopportun de passer rapidement en revue les différentes traditions de la géographie littéraire si tant est qu’elle existe – car il existe bel et bien une tradition de recherche géographique sur la littérature, mais il paraît moins certain que la géographie littéraire soit une sous-discipline aussi patentée que les géographies sociale, économique ou culturelle [1]. De façon presque systématique et bien sûr pour des motivations épistémologiques chaque fois différentes, les géographes ont eu tendance à concentrer leurs efforts sur les passages descriptifs des oeuvres littéraires étudiées. Du coup, ils ont privilégié, peut-être sans trop s’en apercevoir, une conception particulière de l’espace et des lieux au détriment d’autres façons de les concevoir, une conception qui met davantage l’accent sur le topos que sur la chôra, idée dont il sera question plus loin.

Dans les trois premières traditions de la géographie littéraire qui résument, pour l’essentiel, les façons d’aborder le texte littéraire entre les années 1960 et le tournant des années 1990, l’attention portée sur la description s’avère facile à comprendre et à expliquer. La première tradition considérait le texte littéraire comme un complément à la géographie régionale (en France et en Angleterre) ou à la géographie culturelle des paysages (aux États-Unis). Procédant à ce qui a été convenu d’appeler une « lecture littérale des paysages et des lieux » (Salter et Lloyd, 1977), les géographes abordaient le texte littéraire comme un reflet de la réalité géographique (Watson, 1965 ; Gilbert, 1972). En un sens, leur travail consiste à mesurer la valeur documentaire du texte littéraire et dans ce dessein, il convenait de séparer les faits de la fiction. Cette évaluation de la mimèsis littéraire (exactitude de la description des lieux, respect des formes et des particularités du paysage et des traces de la présence humaine qu’ils contiennent par exemple) s’effectuait essentiellement dans les passages descriptifs. Le reste – la narration, l’intrigue, les personnages, la composition, etc. – ne recèle que fiction pure et n’offre qu’un intérêt secondaire pour une lecture sérieuse des faits. Il n’en demeure pas moins que ce type d’investigation a ouvert la voie aux études géographiques de la littérature (Chevalier, 1993).

Moins préoccupée par les faits géographiques en tant que tels, mais bien par l’expérience subjective des lieux, la géographie humaniste a tout de même elle aussi privilégié la description (Tuan, 1978, Pocock, 1984). Pour elle, la littérature constitue une forme de transcription de l’expérience des lieux ou une interprétation in extenso du sens des lieux (sense of place). La mimèsis y est donc un peu plus indirecte : plus tant le reflet de la réalité, mais bien le reflet d’une âme – parfois un corps – faisant l’expérience de la réalité géographique. Ce retentissement intérieur du rapport aux lieux est à chercher, on l’aura compris, dans les passages descriptifs. En fait, la géographie humaniste a à ce point misé sur les passages descriptifs que certains ont qualifié leurs travaux, sans doute de façon un peu lapidaire, de simple stamp collecting (Thrift, 1978) ou de casual ransacking (Gregory, 1981). Dans de nombreux cas, il est vrai, l’effort d’analyse se limitait à isoler un ensemble de descriptions de lieux, d’en faire le collage et de les décrire à nouveau avec un langage plus près de celui de la géographie universitaire.

Dans les rares travaux des géographes radicaux portant sur elle, la littérature est conçue comme un discours idéologique reflétant les conditions sociales de production (Olwig, 1981 ; Silk et Silk 1985). À ce titre, elle peut constituer une critique de la réalité et de l’idéologie dominante ou, au contraire, un discours réactionnaire faisant la promotion du statu quo. Bien que l’approche soit très différente et qu’elle tende à réserver une part plus importante de l’analyse au hors-texte (conditions de production et réseau de diffusion, appartenance de classe de l’auteur, etc.), lorsque le regard se pose sur le texte, c’est encore une fois, du moins pour l’essentiel, les mêmes parties du texte qui retiennent l’attention.

Du coup, on comprendra pourquoi le roman réaliste, en particulier celui du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, reçoit une attention particulière. Sa prédilection pour les descriptions fleuves, son intention mimétique plus ou moins affirmée ou sa forme discursive qui laisse voir le référent, le désignaient tout particulièrement pour ce type de lecture. Même dans ses prolongements plus contemporains qui la poussent à examiner d’autres thématiques comme l’expérience de l’exil (King et al., 1995) ou les imaginaires urbains (Preston et Simpson-Housley, 1994 ; Bureau, 1997), la géographie humaniste continue de cibler les passages descriptifs.

Bien que ce penchant naturel pour la description soit moins manifeste dans les approches géographiques plus contemporaines, les questions posées étant de nature un peu différente, il semble que ce soit encore une fois dans les passages descriptifs que l’on trouve des illustrations pour les développements plus complexes que nous suggère notre lecture de la littérature. Un premier courant de la géographie littéraire actuelle considère que la littérature, le roman en particulier, génère des géographies fictives qui sont autant de modes d’appréhension alternatifs de la réalité ou des nouvelles façons de penser et d’écrire la ville par exemple (Brosseau, 1996 ; Howell, 1998 ; Kitchin et Kneale, 2001 ; Stainer, 2005 ; Brosseau et Le Bel, 2007 ; Savary, 2007). Un second courant l’envisage plutôt comme une pratique signifiante qui, au sein d’un environnement culturel donné, s’inscrit dans les enjeux politiques de la représentation des identités spatiales et des différences socioculturelles (Phillips, 1997 ; Hughes, 1999 ; Hancock, 2002 ; Jazeel, 2005, Brosseau et Ayari, 2005). Bien que ces deux courants s’ouvrent à des littératures différentes – romans plus contemporains, romans « étrangers », romans policiers, fantasy, littérature féminine, science-fiction notamment – et qu’ils se montrent parfois plus enclins à faire leur miel d’autres dimensions du texte (stratégies narratives, composition, intrigue, polyphonie, style), la tendance se maintient.

Débanaliser la description

Il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action.

Flaubert cité par Hamon, La description littéraire.

Le renouvellement de l’analyse géographique des textes littéraires au cours des quinze dernières années, renouvellement qui coïncide d’ailleurs avec l’émergence d’une plus grande sensibilité à l’égard des diverses formes de discours et de textualité en géographie humaine en général, a conduit plusieurs géographes à prendre le langage littéraire au sérieux (en se penchant sur divers aspects de la forme par exemple) et avec lui, même les aspects les plus fictifs des mondes générés par la littérature. J’ai tenté de lancer cette idée avec la notion de roman-géographe (Brosseau, 1996). L’idée étant que le roman, grâce à sa grande capacité d’intégrer différents genres de discours et de formes de savoir, mobilise « tous les moyens intellectuels et toutes les formes poétiques pour éclairer “ce que seul le roman peut découvrir” » (Kundera, 1986 : 86). Cette idée s’inscrit en faux par rapport à celle de romans géographiques que l’on pouvait du reste considérer comme tels parce qu’ils regorgeaient de descriptions topologiques. Au contraire, les romans-géographes, au lieu de reproduire le type de représentations géographiques auquel les géographes sont habitués, génèrent plutôt des géographies alternatives dont la nouveauté réside en partie dans l’utilisation particulière qu’ils font du langage et des formes. Pour installer ce trait d’union un peu forcé, bien sûr, entre géographie et roman, le secours de la théorie littéraire était essentiel pour montrer en quoi la spécificité de la géographie romanesque était liée à la forme.

En ce qui a trait à la description et à sa place dans le récit, j’ai tenté de prendre acte des enseignements des théoriciens de la description tels Hamon (1981 et 1991) ou Adam (1993) et de la narratologie comme Genette (1966). Ils nous ont appris que les frontières du récit et de la description n’étaient pas aussi étanches que l’on pouvait le croire à première vue. La description est bien plus qu’un simple moment d’arrêt dans la course du récit, ou un procédé commode servant à produire un « effet de réel » (Barthes, 1968). Elle constitue aussi un moment où le texte stocke une partie de son information vive. Bref, c’est dans ses multiples rapports d’échange et de tension avec les autres instances du récit que la description tire sa puissance sémantique et cognitive, son pouvoir organisateur, et par conséquent, il ne faut pas l’isoler de son environnement narratif pour en faire l’interprétation (reproche, par exemple, que les géographes radicaux adressaient aux géographes humanistes en les accusant de faire du stamp collecting). On peut aussi trouver des arguments militant pour cette revalorisation de la description dans les travaux ethnographiques de Geertz (1983), avec la notion de thick description, lesquels ont d’ailleurs inspiré bon nombre de géographes de ladite nouvelle géographie culturelle anglo-saxonne (Duncan et Ley, 1993). Dans un contexte interprétatif, la description « étoffée » ou « étayée » a pour fonction à la fois de servir de « guide à la résolution d’un problème d’explication » et de gérer « un problème de communication » (Borel, 1989 : 131). Même dans sa fonction la plus mimétique, celle qui sert à fournir les bases empiriques d’un problème à résoudre, elle contient déjà les germes d’une élaboration théorique. La description littéraire ou ethnographique, aussi banale qu’on a bien voulu la croire, constitue tout de même une forme d’interprétation.

Pour parler en géographe, c’est comme si le fleuve de la narration déposait, en prenant un certain repos, ses sédiments les plus riches dans les passages descriptifs. Et que la description, en retour, les organisait en strates sémantiques plus stables, qui rendent l’interprétation des dimensions spatiales du roman plus aisée. De là, son côté commode pour fournir des illustrations bien ramassées. Or, pour bien en tirer la substance, il faut non pas isoler les passages descriptifs de l’ensemble de la narration (avec toutes ses caractéristiques) mais bien chercher à montrer comment le sens de la description et donc de l’espace qu’elle produit est à mettre en relation dynamique avec les autres instances du récit. On doit évidemment éviter d’être pris au piège d’une telle métaphore fluviale pour caractériser la narration, car elle conçoit le temps de façon linéaire seulement alors que la littérature déploie aussi des temporalités multiples, fragmentées, télescopées, arc-boutées et pleines de plis, bref, tout sauf linéaires (Westphal, 2007). Quoi qu’il en soit, il est impossible, par exemple, de comprendre la spécificité de la représentation de l’espace dans Le Rivage des Syrtes de Gracq (1951), sans tenir compte de son style qui rend la description narrative et transforme les paysages en présages ; de saisir le New York de Dos Passos (1925) sans se pencher sur son art de la composition et du montage dans Manhattan Transfer ; de déchiffrer les dimensions contingentes des lieux dans Les Météores de Tournier (1975) sans s’arrêter à la structure mythique du récit, l’intrigue et le dialogisme des voix, ou enfin de reconstituer la géographie olfactive du Parfum de Süskind (1986) sans faire intervenir la rhétorique de la narration, la création d’un personnage fictif campé dans un univers romanesque parfaitement vraisemblable et un art de la description particulièrement achevé (Brosseau, 1996).

Il n’en demeure pas moins que, dans cet effort pour mettre en lumière les jeux réciproques des divers ressorts de la narration et du discours romanesques, je restais moi aussi un peu prisonnier de cette idée selon laquelle la description constitue le lieu de prédilection d’émergence de l’espace dans le texte. C’est sans doute vrai, mais est-il le seul ? Qu’en est-il des oeuvres dont l’économie narrative fait l’économie, justement, de longs passages descriptifs ? Les géographes sont-ils contraints à baisser les bras devant les textes littéraires au sein desquels la description n’occupe, pour ainsi dire, qu’un espace restreint ? C’est le défi que m’a lancé l’oeuvre de Bukowski, ses romans, mais aussi ses nouvelles en particulier, et peut-être de nombreuses autres oeuvres laissées de côté, car, sans que je n’y prête attention, elles offraient trop peu de flancs descriptifs à l’analyse géographique.

Du topos à la chôra ou comment lire Bukowski en géographe

Retenons la différence entre lieu cartographiable (topos) et lieu existentiel (chôra). Dans la réalité de l’écoumène (…) tout lieu tient des deux à la fois ; mais la modernité ne fut que cartographe.

Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux.

L’invitation que l’on m’a faite de participer à ce numéro spécial des Cahiers sur le thème topos et chôra m’a donné à réfléchir aux défis que me posait l’oeuvre de Bukowski (1920-1994), célèbre écrivain californien, auteur de six romans, près de deux cents nouvelles et d’innombrables recueils de poésie [2]. Peut-être pourrais-je dire que les géographes férus de littérature ont surtout porté leur attention sur le lieu en tant que topos (le lieu observable, décrit, représenté, senti et perçu qui renvoie à un point précis d’un territoire donné). Cette attention s’accompagne toujours (ou presque) d’un certain désir de mimèsis, d’une soif de référent concret : des lieux textuels qui renvoient à des espaces reconnaissables hors-texte, sur la carte. Selon une logique de l’identité, et pour reprendre les formulations de Berque (1998 et 2003), la géographie se penche sur le texte littéraire pour ce qu’il nous apprend ou ce qu’il évoque au sujet d’espaces précis (Montréal, Tokyo, Paris, les Vosges ou la Mauricie). Connaître un topos, c’est toujours, un peu, le reconnaître. Dans cet effort, les descriptions des lieux, aussi appelées ekphrasis des lieux ou topographies (Adam, 1993), sont en effet des moments du texte tout désignés pour mener à bien ce travail. Bien que les géographes littéraires cherchent à rendre compte des multiples significations et valeurs dont les lieux sont investis (parfois par la littérature elle-même) de même que des rapports d’échanges complexes qui s’installent entre lieux et personnages, autant de questions qui relèvent davantage d’une logique du prédicat associée à la chôra, le désir de topos domine. Il s’agit en tout cas d’une chôra dont les assises topologiques sont facilement identifiables et souvent recherchées. Comme le rappelle Berque, la chôra se distingue du topos dans la mesure où elle possède un « caractère attributif » : ce qui « implique souvent la pertinence, l’appropriété du lieu à un certain être » (Berque, 2000 : 20). Chose plus importante pour mon propos, « il faut s’attacher à ce en quoi la chôra peut être un lieu géniteur », ou encore un « lieu qui participe de ce qui s’y trouve (…) un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent » (Ibid. : 24-25). Aussi les deux sections suivantes illustreront-elles, d’une part, les difficultés que pose la quête d’un topos spécifique dans une oeuvre aussi pauvre en descriptions que celle de Bukowski et d’autre part, l’intérêt qu’il y a à penser le lieu en termes de chôra lorsqu’il s’agit d’interpréter géographiquement ses nouvelles, genre, s’il en est un, qui se montre particulièrement avare en la matière [3].

Du topos : Los Angeles dans l’oeuvre de Bukowski

Now, I think, I could stay in San Francisco… but I know better ; it’s back to L.A. for me with that machinegun mounted in the front court window.

Bukowski, South of No North [4].

J’ai ailleurs tenté de tracer le portrait de Los Angeles tel que représenté dans l’oeuvre de Bukowski (Brosseau, 2006). Cette thématique s’inscrivait d’emblée dans une logique du topos (la ville de Los Angeles), mais aussi de la chôra, car je m’interrogeais sur les significations multiples qu’elle pouvait revêtir dans l’oeuvre de Bukowski. Mon désir de topos a été bien peu comblé par une recherche de descriptions étoffées. En raison de la rareté des passages descriptifs dans ses romans et nouvelles, il m’a fallu changer d’échelle : passer du roman ou des nouvelles à l’oeuvre dans son ensemble. Il m’a aussi fallu – et c’est là le défi le plus grand – me rendre sensible à d’autres formes ou manifestations de la spatialité de l’oeuvre.

Dans les premiers écrits en prose de Bukowski (chroniques, nouvelles puis romans) de même que dans ses poèmes (dont il sera moins question ici), la représentation de l’espace se caractérise par une myopie relative, pas tant parce qu’il insiste sur les détails de proximité, mais surtout parce que le regard se pose rarement sur des horizons lointains ou des impressions panoramiques. En termes photographiques, on pourrait dire qu’il y a peu de perspective ou de profondeur de champ. La ville n’y est pas appréhendée comme un tout, sinon de façon lapidaire : « The bottle sat between in a cheap hotel in downtown L.A. It was Saturday night in one of the cruellest towns in the world » (Bukowski, 1983a : 195). Nous sommes dans un univers fermé, composé d’une série limitée de lieux intérieurs (chambres miteuses et bars), ou semi-ouverts (cages d’escalier et ruelles), des milieux de travail aussi divers qu’abrutissants de même que de l’hippodrome, espace public rare, mais très récurrent. Ces lieux acquièrent leur saveur non pas à coup d’adjectifs et de descriptions topologiques détaillées, mais bien grâce aux personnages qui les occupent et aux gestes que ceux-ci posent.

They came down the stairway from the top loft. All around were cheap, roach-filled rooms, but nobody seemed to be starving: they always seemed to be cooking things in large pots and sitting around, smoking, cleaning their fingernails, drinking cans of beer or sharing a tall blue bottle of white wine screaming at each other or laughing, or farting, belching, scratching or asleep in front of the tv. Not many people in the world had very much money but the less money they had the better they seemed to live. Sleep, clean sheets, food, drink and hemorrhoid ointment were their only needs. And they always left their doors a bit open.

Bukowski, 1983c : 12

L’espace de la rue est perçu à hauteur d’homme ou à travers la vitre sale d’une chambre de pension. Il y a bien une rue ici, un édifice là, mais pas de descriptions de paysages. L’espace et le temps semblent y être définis de manière absolue, sans durée ni perspective : peu de passé, peu de futur sinon immédiat : hic et nunc. Les lieux s’inscrivent dans une poétique épurée des bas-fonds. Nous sommes bien à Los Angeles, le nom des rues conjure le renvoi référentiel à de vrais topos (Alvarado, Alameda, Coronado, De Longpre, Figueroa, Irolo, Mariposa, Normandie, Pico, Temple, Union, etc.). Cet ensemble de lieux pourtant précisément nommés forme une géographie malgré tout imprécise, car il n’est relié au reste de la ville que par de rares allusions génériques : « it was a long drive from skid row to L’s place. and L. had a place » (Bukowski, 1973a : 80). Une telle économie descriptive semble bien s’adresser à un lecteur idéal qui se trouve déjà en territoire familier, un lecteur pour lequel tout détail (et donc d’une certaine manière, toute description destinée à créer un effet de réel) serait en quelque sorte superflu.

Lorsqu’il y a description chez Bukowski, ce sont des personnages qu’il décrit (dans le cadre de portraits plus physiques que moraux d’ailleurs), rarement des lieux. Associée à son économie narrative centrée sur l’action et les dialogues, cette pauvreté descriptive donne peu d’emprise à une lecture topocentrée. On trouvera tout de même ça et là, rares et dispersées, quelques descriptions très suggestives des espaces marginaux de la ville :

The bums lived down there by the hundreds, in little cement alcoves under the bridges and overpasses. Some of them even had potted plants in front of their places. All they needed to live like kings was canned heat (Sterno) and what they picked out of the nearby garbage dump. They were tan and relaxed and most of them looked a hell of a lot healthier than the average Los Angeles business man. Those guys down there had no problems with women, income tax, landlords, burial expenses, dentists, time payments, car repairs, or with climbing into a voting booth and pulling the curtain closed.

Bukowski, 1975 : 64

Cette géographie des bas-fonds sera mise en récit et en intrigue et donc progressivement dynamisée. La syntaxe des lieux se décline souvent comme suit  : on passe de la chambre à la rue au bar ou de la chambre au magasin d’alcool pour revenir à la case départ. Ainsi, des segments de villes ou de quartiers sont-ils suggérés à la microéchelle. À la méso-échelle, les déplacements des personnages d’un quartier à l’autre de la ville feront apparaître des contrastes socioéconomiques criants entre un skid row anonyme près du centre et les banlieues cossues ou plus explicitement, entre East Hollywood et Malibu, autant de topos reconnaissables qui nous ramènent à Los Angeles. Le passage suivant, d’ailleurs relativement atypique de l’oeuvre, évoque Los Angeles à l’époque des émeutes raciales :

I had no reason to drive throughout town June 6th and 7th and in the Negro districts nine out of ten cars had their headlights burning in tribute to Kennedy; driving North the ratio lessened until along Hollywood Blvd and along Sunset between La Brea and Normandie it became one in ten.

Bukowski, 1973a : 47

Chemin faisant, l’étalement extrême de la ville, qui procure un sentiment de vertige horizontal, sera suggéré à la faveur de parcours du protagoniste sur les nombreux freeways de la mégalopole. Or, pour ressentir ce vertige, il faut presque déjà connaître la ville. Connaître le topos, c’est souvent le reconnaître.

Avec ses romans plus tardifs, plus particulièrement Ham on Rye (1982), roman de formation évoquant la jeunesse du narrateur dans les années 1920 et 1930, et Hollywood (1989) relatant l’expérience de la préparation et des déboires de la production du film Barfly, l’espace et le temps perdent leur caractère absolu. Avec le recul (Post Office et Women ayant été écrits pour ainsi dire beaucoup plus à chaud) et l’importante dimension rétrospective qui les caractérise, ces deux romans produisent une représentation de la ville plus texturée, sensible aux transformations et aux contingences de l’histoire. Dans Ham on Rye par exemple, Bukowski se montre particulièrement critique des conflits de classe, mais les tensions qu’ils génèrent trouvent peu d’expression dans le paysage. Appelé à juxtaposer les images de son expérience de jeune pilier de bar et d’écrivain débutant à Los Angeles quelque trente ans plus tôt (le sujet du film) avec celles de la ville actuelle dans laquelle on tourne le film (le sujet du roman), Bukowski retrace sa propre trajectoire résidentielle dans une ville dont la dynamique se nourrit de processus sociopolitiques divers :

The neighborhood around Carlton Way near Western Avenue was changing too. It had been almost all lower-class white, but political troubles in Central America and other parts of the world had brought a new type of individual in the neighborhood. The male usually was small, a dark or light brown, usually young. There were wives, children, brothers, cousins, friends. They lived many to an apartment and I was one of the few whites left in the court complex. […] Well, no matter. My tax consultant had suggested I purchase a house, and so for me it wasn’t really a matter of “white flight”. Although who knows? I had noticed that each time I had moved in Los Angeles over the years, each move had always been to the North and to the West.

Bukowski, 1989 : 61-63

Ces rares traces sont cependant beaucoup plus indicatives de l’évolution du rapport que Bukowski/Chinaski entretient avec la ville que des transformations de la ville elle-même. Elles révèlent surtout la grande myopie qui caractérisait la représentation de la ville dans ses premiers écrits.

Afin de reconstituer – le mot est sans doute fort – la géographie imaginaire de Bukowski, il faut travailler par accumulation progressive de traces fugitives, par recoupement des oeuvres et des genres, puis passer des romans aux nouvelles, combler les trous ou se résigner à leur existence. C’est ainsi en rapport avec l’ensemble que l’on peut comprendre le sens des parties. Mais l’ensemble n’est plus le roman en tant qu’enceinte fermée, comme je l’ai longtemps conçu à l’invitation de Gracq (1990 : 128), mais bien l’oeuvre comme ensemble ouvert. Bien que cela soit plus vrai de l’oeuvre romanesque que des nouvelles, le caractère autobiographique des écrits de Bukowski (un même auteur et souvent un même narrateur) contribue à conférer à l’ensemble un caractère unitaire, du moins cohérent, qui facilite ce passage du roman à l’oeuvre. Ce n’est pas que le topos soit absent du texte, il reste presque toujours là, mais un peu tenu pour acquis. Il apparaît en miettes (des noms de lieux ou de rues dispersés par exemple), et rarement en amas concentrés (là où le cherche habituellement le géographe).

À la chôra : la spatialité des nouvelles de Bukowski

We are all trapped by circumstance and become crippled trying to escape.

Bukowski, Septuagenarian Stew.

Si cela est vrai des écrits en prose de Bukowski de façon générale, ses nouvelles posent le problème de façon particulièrement aiguë. La nouvelle, il est vrai, est un genre dont la brièveté pèse lourd sur les possibilités de représentation de l’espace (Evrard, 1997 ; Grojnowski, 2000 ; Abrams, 2005). Lahaie (2003) insiste en effet sur la difficile mimèsis de l’espace dans la nouvelle, le genre misant finalement peu sur la description pour recréer les lieux. Elle évoque ailleurs la (non) représentation du lieu dans la nouvelle (Lahaie, 2001). La géographie préfère les genres qui sont à la fois de grands producteurs et consommateurs d’espace, ce qui se traduit par une nette préférence pour le roman et ses nombreux sous-genres. En fait, la nouvelle a été pour l’essentiel boudée par les géographes (Brosseau, 2008). Dans une certaine mesure, elle l’a aussi été par la critique et les éditeurs (May, 2004). Indépendamment des approches préconisées, la nouvelle procurerait peu de substance pour l’examen des thèmes désormais traditionnels de la géographie littéraire dont il a été question plus tôt. Il en va sans doute de même pour la géographie littéraire contemporaine qui conçoit la littérature soit comme une source d’épistémologies discursives alternatives, soit comme une pratique signifiante prenant part aux enjeux politiques de la représentation. Dans le premier cas, le roman est considéré comme un bien meilleur pourvoyeur de géographies fictives complexes (multiples lieux, personnages, points de vue, lignes narratives, temporalités, etc.). Dans l’autre, le roman permet de suivre le déploiement des rapports fluides entre lieux et personnages, lesquels se développent dans la durée. Dans un cas comme dans l’autre, les analyses s’abreuvent à la source de processus qui nécessitent du temps (le temps de la diégèse comme celui de la lecture), dont la nouvelle dispose en quantité réduite.

Les nouvelles de Bukowski illustrent bien ce cas de figure. Les chambres de pensions miteuses, les bars, les divers lieux de travail, les ruelles et espaces anonymes de la ville sont la plupart du temps nommés sans être décrits. Quelques mots les désignent : « It was just another neighborhood bar. They all knew each other. They told dirty jokes and watched tv » (Bukowski, 1983c : 175). « Most of my young and middle-aged life was spent in tiny rooms, huddled there, staring at the walls, the torn shades, the knobs on dresser drawers » (Bukowski, 1996 : 334). Ce sont des lieux sans qualités, terriblement génériques. Comment alors en faire une analyse géographique ? Comment étudier les lieux en l’absence de références topologiques concrètes renvoyant à un hors-texte ou permettant d’en dresser un portrait un tant soit peu étoffé ?

Sans doute faut-il renoncer en partie à notre irrésistible désir de topos et accepter de passer à une lecture du lieu davantage axée sur la chôra. Accepter, en d’autres mots, de s’intéresser au lieu non plus en tant que référence (un lieu identifiable sur la carte, un lieu plein, souverain, avec son sense of place particulier, sa contingence, son historicité, etc.), mais bien en tant que matrice qui informe, anime, canalise, voire modèle les divers processus qui agissent à travers eux sur les individus, bref le lieu dans sa conception relationnelle. Le lieu tel qu’on l’habite et tel qu’il nous habite. La géographie nous a habitués à considérer le lieu comme le résultat historiquement contingent de l’action de divers processus agissant à différentes échelles (par exemple, Agnew, 1993). Cette conception du lieu renvoie nécessairement à un topos. Une conception plus relationnelle du lieu relevant davantage de la chôra permet en effet d’insister sur les propriétés actives du lieu, même en l’absence de topos précis.

Les nouvelles de Bukowski mettent notamment en scène trois types de lieu différents qui de façon récurrente en illustrent les propriétés actives ou médiatrices. Parce qu’ils sont rares et que l’ensemble de l’action s’y rapporte, les lieux de la nouvelle font souvent office de « condensé symbolique », selon l’expression de Lahaie (2003). Évoqués en peu de mots, ils concentrent en eux toute une série de connotations diverses. Dans les nouvelles de Bukowski, je serais tenté de dire qu’ils constituent une forme de condensé épistémologique en ce qu’ils canalisent un ensemble de déterminations ou de médiations sociales qui informe la vie des personnages et limite, la plupart du temps, leur liberté d’action. En effet, la maison, le lieu de travail ainsi que l’espace de la rue agissent comme autant de pièges existentiels pour et à travers les personnages [5].

Trapped, cornered, between a rock and a hard place, nowhere to go : coincé, cuit, pogné, baisé. Les personnages de Bukowski sont souvent aux prises avec des forces qui les paralysent dans des situations sans issue, morbidement répétitives ou aliénantes, bref, sans espoir. Ce sont des êtres piégés. J’ai longtemps cherché à déterminer la meilleure façon de rendre compte de ses nombreuses nouvelles et de leur spatialité silencieuse. J’ai tenté d’isoler les différents processus sociaux qui tendent à emprisonner ses personnages dans des circonstances difficiles : maintenus au bas de l’échelle sociale par un système de classe d’autant plus efficace qu’il est renié par le rêve américain lui-même, dominés par les mécanismes subtils ou ouvertement violents du patriarcat, coincés par les discours et les pratiques qui assignent significations arbitraires et positions sociales aux différentes couleurs de peau. Et tant et aussi longtemps que je suis demeuré moi-même prisonnier d’une lecture spatiale principalement axée sur le topos, les lieux de Bukowski ne servaient que de décor un peu banal et inerte, bien que récurrent, à l’action de processus essentiellement sociaux (classe, genre, race ou ethnicité). En procédant à toutes sortes de permutations, j’ai découvert que si je cessais de considérer les lieux en ce qu’ils ont d’unique, notamment en cherchant à les référer à un topos précis, et que je les analysais plutôt dans leurs rapports d’échanges avec les personnages, tout tombait pour ainsi dire en place.

Ainsi, les nouvelles de Bukowski ne représentent-elles pas tant des ruelles, des rues et des bars paumés qui documenteraient de façon aussi indirecte que glissante le skid row ou les espaces des laissés-pour-compte de Los Angeles à une époque donnée, mais bien la rue en tant qu’espace où toutes sortes de facteurs se concertent pour maintenir les individus en situation précaire. Pas tant une chambre de pension miteuse du centre-ville près de Bunker Hill, un appartement bon marché de East Hollywood, un bungalow de banlieue à San Pedro par exemple, mais bien des espaces domestiques (home) qui coordonnent des rapports de forces inégales limitant la liberté des personnages de sexe ou d’âge différents. Pas tant le centre de tri postal du Terminal Annex building du centre-ville de Los Angeles par exemple, un abattoir, une usine de biscuit ou l’entrepôt d’un magasin précis, mais bien des lieux de travail, souvent abrutissants, où les stratifications sociale et raciale de même que l’inégale distribution des privilèges qu’elles génèrent s’expriment de façon concrète au quotidien.

Car c’est bel et bien au sein de ces lieux génériques que les personnages de Bukowski se retrouvent coincés. Ils s’apparentent à ce que Bal (1985) qualifie d’espace thématique : « L’espace devient thématique lorsqu’il est plus qu’un simple site où l’action se déroule, un lieu (place) qui agit plutôt qu’un lieu pour l’action » (Hawthorn, 1994 : 300, traduction libre). Les « trappes » existentielles dont parle Bukowski sont en fait des lieux. Le prédicat commun à tous ces lieux réside dans leurs propriétés actives intrinsèques : ils fonctionnent comme des pièges. J’évoque ici quelques exemples tirés d’une longue liste à laquelle je ne peux vraiment rendre justice faute d’espace.

Nombreuses sont les nouvelles qui mettent en scène des personnages coincés dans la rue. Dans The Killers, tiré du recueil South of no North (Bukowski, 1973b), deux clochards tentent d’échapper aux humiliations quotidiennes de la vie de bum en perpétrant un vol par effraction dans une maison de banlieue, lequel se solde par un viol, un double meurtre et un oubli ironique (le portefeuille de la victime est demeuré sur les lieux du crime). Retour à la case départ.

He had nothing, and he found out that having nothing was difficult too. It was another type of burden. If only there were some gentler road in between. It seemed a man only had two choices – get on the hustle or be a bum.

Bukowski, 1973b : 54

Dans A Couple of Winos, du même recueil, deux hommes laissent tomber leur emploi de fortune qui consistait à empiler des traverses de chemins de fer, dilapident leur piètre pitance dans un bar qui fait aussi office de bordel, pour se retrouver de nouveau sur la route, sans argent, sans emploi, ni espoir. Life of a Bum, tiré du recueil Septuagenarian Stew (Bukowski, 1990), examine les luttes quotidiennes de Harry, dans sa quête de nourriture, d’alcool et de cigarettes dans les rues du centre-ville. Ce n’est pas pour leur valeur documentaire ni en raison de leur capacité de saisir le sense of place des rues de Los Angeles que ces nouvelles sont d’un intérêt géographique. C’est parce qu’elles thématisent les mécanismes par lesquels la rue ramène toujours à elle ceux et celles qui s’y retrouvent.

Nombreuses aussi sont les nouvelles où les personnages sont coincés à la maison. Dans A .45 to Pay the Rent du recueil Tales of Ordinary Madness (Bukowski, 1983b)[6], Mag est prisonnière de l’espace domestique, prise entre un ancien taulard à la fois contraint de gagner son pain avec son .45 (car les employeurs ne lui donnent pas la chance de se faire valoir) et trop fier pour la laisser se trouver un boulot, et sa jeune fille qui nécessite soin et attention. Dans Loneliness (Bukowski, 1973b), Edna, une femme d’âge moyen et de classe moyenne, se voit prise au piège entre la solitude de son espace domestique et celui des hommes qu’elle rencontre et qui ne veulent que des rapports sexuels expéditifs et sans lendemain. Dans Turkeyneck morning, une nouvelle particulièrement intense par sa violence, Shirley est terrorisée dans l’espace domestique par un mari jaloux qui lui impose des rapports sexuels non-souhaités, la frappe et la menace de façon lapidaire : « if it’s another man, I’m going to kill you. Got it? » (Bukowski, 1983c : 123). Dans Son of Satan, un jeune garçon trouve refuge sous le lit de sa chambre, cherchant à éviter la raclée que son père entend lui servir (Bukowski, 1990). Enfin, dans A Man, Constance est prise entre deux espaces domestiques (une roulotte et une maison de banlieue) qui l’assujettissent à des rapports humains insupportables, sur le plan physique ou symbolique.

Bukowski s’avère un des rares auteurs américains à avoir autant écrit sur le travail et les relations qui le caractérisent (Harrison, 1994). S’il l’a surtout fait au sujet d’emplois au bas de l’échelle socioéconomique (classe ouvrière et même sous-prolétariat) dans ses premiers romans (Post Office et Factotum) et recueils de nouvelles, ses nouvelles plus tardives ont aussi exploré des espaces de travail dans divers segments du marché de l’emploi (milieu des sports, du cinéma par exemple). Broken Merchandise, tiré de Hot Water Music (Bukowski, 1983c) ou A Day tirée de Septuagenarian Stew (Bukowski, 1990), met en scène deux hommes aux prises avec des conditions de travail aliénantes à la shop (un entrepôt où ils sont affectés à l’emballage) et avec un assistant-gérant répétant les occasions d’abuser du petit pouvoir dont il dispose pour leur rappeler le statut précaire de leur emploi. Dans The Jockey, Larry est contraint par un administrateur de course intransigeant de monter un cheval clairement mal en point ; il est rapidement désarçonné puis blessé (Bukowski, 1990). Dans There’s No Business, le gérant du Sunset Hotel remplace un comédien vieillissant par un jeune talent : « We got a revolving door here Manny. It spins you in and if you don’t cut the mustard it spins you right out again on the avenue » (Bukowski, 1984 : 8). La liste des exemples pourrait être longue.

Au sein de ce triangle infernal (la rue, l’espace domestique et l’espace de travail), les détails topologiques n’ont, somme toute, que très peu d’impact. Peu importe de quelle rue (ou de quelle ville) il s’agit, l’espace de la rue tend à ramener inlassablement les personnages à la rue. Peu importe le type d’espace domestique, les individus, souvent féminins, y restent piégés. Peu importe le milieu de travail précis (l’usine, le centre de tri postal, l’abattoir, le terrain de baseball, l’hippodrome ou le lounge d’un hôtel), les individus y sont emprisonnés. Plus encore, ces espaces thématiques ne constituent pas de simples cadres pour l’action des divers processus qui coincent les personnages : ils sont, à travers les personnages qu’ils réunissent, des modulateurs de processus. Dans la nouvelle A Man évoquée plus tôt, on pourrait être tenté de croire que Constance est prise entre deux hommes (George et Walter), entre deux classes sociales (le prolétariat de George et la classe moyenne de Walter), entre deux cultures et deux langages, et donc que les lieux (le trailer de l’un et la maison de banlieue de l’autre) ne sont que des décors commodes. Je pense au contraire que cette femme est coincée entre deux espaces domestiques distincts. Car, dans le trailer de George et la maison de Walter, ce ne sont pas exactement les mêmes processus qui interviennent. Ils n’y agissent pas de la même façon et n’y ont pas les mêmes significations : elle est physiquement violentée dans un et socialement aliénée dans l’autre. Bref, ces espaces ne la contraignent pas de la même façon. Par conséquent, du point de vue de l’interprète, le lieu est le meilleur organisateur de la matière vive des nouvelles d’un Bukowski dépeignant des êtres piégés. Pour ce faire, il faut mettre en suspens notre désir de topos pour passer à la chôra ou pour le dire autrement, passer d’une lecture axée sur la représentation des lieux à une lecture axée sur les diverses formes de spatialités qui animent les caractères changeants de la vie sociale.

Conclusion

Places make us – let’s not imagine that once we’re here anything else does. First genes, then places – after that it’s every man for himself, and God help us, good luck to one and all. (…) Yes all well and good perhaps you are saying, but doesn’t that mean that people make us? Of course, but people are places.

Saroyan, Places Where I’ve Done Time.

Le rapport privilégié de la géographie littéraire à la description est là pour rester. Quelles que soient les approches adoptées, la description continuera de fournir une part importante de la matière littéraire à citer. Ces quelques jalons produits au contact de l’oeuvre de Bukowski illustrent néanmoins que l’absence, toute relative bien sûr, de descriptions ne constitue pas un obstacle insurmontable à l’analyse géographique des manifestations de l’espace dans les textes littéraires. Ils exposent les raisons de ce recours privilégié – et je ne suis pas dupe de l’avoir fait moi-même ici – mais ouvrent aussi quelques pistes montrant qu’il demeure possible de sonder l’espace par d’autres moyens, de le chercher ailleurs dans le texte. De ce point de vue, Bukowski m’a obligé à changer mes habitudes de lecture, et les organisateurs de ce numéro spécial en proposant de parler du lieu en termes de topos et de chôra, de changer de mots pour le dire et de concepts pour le penser. Il serait évidemment un peu trompeur, sans un examen plus systématique, d’affirmer qu’il existe une forme d’adéquation entre description et topos, d’une part, et narration et chôra, de l’autre. Mais on ne peut nier que la description établit souvent la référence dont est tributaire le topos et que la narration approfondit souvent la relation qu’anime la chôra. J’espère surtout avoir montré que, dans leur nette tendance à chercher l’espace dans les passages descriptifs, les géographes ont privilégié les caractéristiques topologiques du lieu au détriment de l’autre versant (la chôra) du rapport ambivalent que la géographie entretient avec lui. Du coup, ils ont aussi manifesté une nette préférence pour le genre romanesque et ses praticiens qui accordent à la description une place de premier ordre. La relative sobriété descriptive dont Bukowski fait preuve dans ses romans et nouvelles nécessite que l’on appréhende l’oeuvre à une autre échelle si notre quête a pour point de fuite un topos précis (ici Los Angeles). En fait, cette quête de topos nous informe davantage sur son rapport changeant à l’espace de la ville que sur la ville elle-même. J’espère aussi avoir réussi à suggérer que, dans ses nouvelles tout particulièrement, le lieu a une prégnance qui relève plutôt de la chôra, bien qu’elle se cache dans les méandres de la narration. Les lieux y sont incontournables pas tant par ce qu’ils sont, mais parce qu’ils font. C’est dans la porosité labile des échanges qu’elle installe entre personnages et lieux que la chôra prend tout son sens et son efficacité dans tout acte d’interprétation.