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Introduction

Au sein du corpus de travaux portant sur la littérature, le roman occupe une place privilégiée. Du côté des géographes francophones, Tissier (1992) et Brosseau (1996), pour ne citer qu’eux, ont amplement légitimé l’étude de la littérature par le biais de la géographie. Traditionnellement, le roman et le récit de voyage ont été investigués par les géographes de façon indépendante, le second mode d’écriture l’étant surtout par des chercheurs anglo-saxons. Le discours académique qui porte sur ce genre littéraire maintient que le récit de voyage produit et fait circuler des représentations des individus, des lieux et des paysages qui prennent place dans un univers discursif à travers lequel l’imaginaire populaire construit le référent spatial (Duncan et Gregory, 1999 ; Gregory, 1995, 1999 ; Makdisi, 2003 ; McMillin, 1999 ; Sharp, 2000 ; Tavares et Brosseau 2006 ; Wheeler, 1999). En s’appuyant sur les mêmes bases théoriques et de façon parallèle, un intérêt beaucoup moins soutenu, mais constant des géographes pour le roman policier a conçu ce genre comme révélateur d’aspects méconnus de l’urbain, exemple de pratique résistante (Schmid, 1995) ou source de remise en question épistémologique (Howell, 1998).

Un tel attrait pour les représentations littéraires s’insère dans le cadre plus général de la nouvelle géographie culturelle et des post-colonial studies, elles-mêmes participantes du tournant linguistique en géographie qui donne une place centrale à la production langagière dans l’étude des phénomènes sociaux. Ainsi, on s’est arrêté à une grande variété de textes allant de la littérature jusqu’aux paysages (Barnes et Duncan, 1992 ; Duncan et Ley, 1993). Pour le géographe, il s’agit d’explorer le rôle des discours dans la production de l’espace imaginaire ou concret. Cette base discursive n’est pas autonome ; elle s’inscrit dans l’univers social où se déploient les rapports de force de discours concurrents. En outre, les représentations spatiales ne sont pas seulement le produit du discours dominant. Elles s’avèrent également performatives. En effet, l’influence du poststructuralisme en géographie humaine a rendu presque intenable l’approche qui considère les sources littéraires comme des réflexions mimétiques d’une réalité géographique qui existerait en complète autonomie des pages d’un roman. En d’autres mots, la littérature n’est pas une reproduction d’un monde réel transparent (Barnes et Duncan, 1992 ; Dixon, 2004). Au contraire, les textes littéraires, tout comme un large éventail de textes culturels, génèrent des représentations qui contribuent à la constitution des géographies et des spatialités auxquelles ils réfèrent (Claval, 1992 ; Ogborn, 2006).

Comme nous cherchons à explorer les liens entre bases discursives et représentations textuelles, cet article s’inscrit dans la lignée des travaux de Berdoulay (1988) sur les genres du discours. Là où ce travail innove, c’est qu’il se penche sur la médiation que les caractéristiques des genres littéraires exercent entre la production de représentations spatiales et les géographies imaginaires. En d’autres termes, nous souhaitons mettre en relief le rôle formateur du genre littéraire (ici, le récit de voyage et le roman policier) dans la relation mutuellement constitutive entre structures discursives et représentations. Nous souhaitons également explorer une nouvelle avenue pour l’étude de l’inscription de cette relation dans le circuit de la réception des représentations spatiales.

Notre réflexion portera sur deux romans de Luis Sepulveda : Le neveu d’Amérique (1996) et Un nom de torero (1994). Nous arguons que la représentation de l’Amérique du Sud dans ces deux romans découle en partie de la tension entre deux forces. La première est constituée des limites artistiques imposées par le genre littéraire à la liberté de l’auteur. La seconde force consiste en une géographie imaginaire qui considère l’Amérique du Sud comme un espace où le magique et l’extraordinaire font partie de la réalité quotidienne. Nous chercherons à voir comment les conventions littéraires des deux genres conditionnent l’usage que fait Sepulveda du réalisme magique dans sa représentation de l’Amérique du Sud. Publié en 1996, Le neveu d’Amérique (traduction de l’espagnol Patagonia Express publié en 1994) décrit le voyage à travers l’Amérique du Sud que fait Sepulveda après son emprisonnement dans le Chili du dictateur Augusto Pinochet et son exil subséquent. Sepulveda vit aujourd’hui en Europe où il jouit d’une brillante carrière d’écrivain, de journaliste, de scénariste, de réalisateur et de militant politique. Ses 16 romans ont été traduits en 35 langues. Un nom de torero et Le neveu d’Amérique furent des succès critiques et populaires. Le second est récipiendaire du Prix de l’Astrolabe Étonnants Voyageurs 1996. Les romans que nous avons choisi d’étudier nous semblent dignes d’intérêt entre autres à cause de cette grande popularité. Selon nous, ce succès contribue à la diffusion et à la reproduction de la géographie imaginaire de l’Amérique du Sud que nous associons à ces romans. C’est donc la popularité de l’auteur ainsi que sa pratique de genres littéraires multiples qui justifient à nos yeux de s’y arrêter. Plus spécifiquement, nous le verrons, Le neveu et Un nom de torero relèvent de genres littéraires qui ambitionnent de dévoiler une certaine réalité géographique. Même si notre lecture demeure le résultat d’un rapport dialogique avec l’oeuvre qui donne un caractère unique à notre perception (Brosseau, 1996), nous tenterons de montrer que la tension entre les genres, observée d’abord à même les textes, se retrouve parfois également dans le discours produit par la critique populaire sur les oeuvres mêmes.

Le fait de scruter l’oeuvre d’un auteur sud-américain élargit la recherche en géographie sur le récit de voyage qui a surtout porté sur des auteurs européens de l’époque coloniale. Cela contribue aussi aux travaux portant sur le roman policier, plus volontiers abordé dans l’optique d’une approche de l’urbain que d’un espace aussi vaste que le sous-continent américain. Sans remettre en cause la justesse de ces recherches essentielles, nous croyons que l’étude du récit de voyage et du roman policier peut aussi contribuer à mieux comprendre comment le discours littéraire façonne le référent géographique et fournit un matériau pour appuyer la recherche sur la production, la reproduction et la réception des imaginaires géographiques du monde contemporain. La section de cet article, plus modeste, qui rend compte de la réception populaire vise à répondre à l’appel, largement ignoré par la géographie littéraire, lancé par Sharp (2000) sur la pertinence d’une analyse géographique du roman centré autour de la réception.

L’Amérique du Sud, espace du réalisme magique [1]

Il y a plus de 500 ans que les récits de voyage, les romans, la peinture et plusieurs autres modes de représentation ont fait circuler une géographie imaginaire de l’Amérique du Sud comme un espace où le merveilleux fait partie de la vie quotidienne. Selon Greenblatt (1991), cette géographie imaginaire tire ses origines du choc culturel et de l’émerveillement vécu par les Européens au moment de la découverte du Nouveau Monde. Celui-ci semblait défier les catégories conceptuelles préexistantes et modifiait sensiblement les représentations que les habitants du Vieux Continent avaient de l’univers. Cet émerveillement a été transposé à un discours esthétique où le merveilleux devint la notion centrale à travers laquelle l’autre était appréhendé et communiqué. Les premières représentations de l’Amazonie sont peut-être celles qui expriment le mieux cette association discursive entre le merveilleux et l’Amérique. Celles-ci étaient caractérisées par un ensemble d’éléments fantasmatiques – ville de l’El Dorado, tribu des Amazones, jungle impénétrable qui menait à la perdition morale – dont plusieurs persistent encore aujourd’hui (Slater, 2002).

Malgré ses origines coloniales, la géographie imaginaire de l’Amérique du Sud en tant qu’espace magique ne se limite pas aux représentations européennes du continent. Cela est devenu une caractéristique de la production culturelle de l’Amérique du Sud souvent caractérisée par l’expression « réalisme magique » [2] où le réel et le merveilleux sont juxtaposés sans conflit majeur de telle façon que le second semble faire partie de la vie quotidienne (Angulo, 1995 ; Esteban, 2000 ; Monet-Viera, 2004 ; Scheel, 2005 ; Schroeder, 2004). Contrairement au surréalisme, le réalisme magique emploie un paradigme réaliste encourageant une lecture qui considère le texte comme une représentation plausible de la réalité, notamment de l’espace vécu et des relations humaines, même s’il s’agit d’une fiction. Des éléments surnaturels sont introduits dans le scénario réaliste de telle façon qu’ils semblent participer aux éléments les plus banals plutôt que de s’inscrire en faux contre eux. Ainsi, l’auteur met fin au conflit entre le naturel et le surnaturel et oblige le lecteur à suspendre son jugement sur la rationalité du monde fictif (Faris, 2004). Cependant, la présence d’éléments magiques défiant l’explication empirique ne peut jamais tout à fait être réconciliée avec le côté réaliste du scénario. C’est parce que des éléments irréductibles tendent à secouer les habitudes du lecteur, ce qui cause chez lui des doutes en même temps qu’il tente de situer les lieux ou les événements décrits sur l’échelle de ce qu’il conçoit comme étant crédible.

Selon Carpentier (1904-1980), un des auteurs et intellectuels latino-américains les plus influents du XXe siècle, la présence d’éléments surnaturels dans la littérature sud-américaine et dans sa production culturelle en général constitue le résultat d’une tentative de transposition de la « réalité incommensurable » du continent en termes artistiques (Carpentier, 1995a :104). Le merveilleux ou real maravilloso americano comme il le nomme est présent partout en Amérique latine, ne serait-ce qu’à l’état de potentialité (Ibid.). Carpentier met de l’avant un espace sud-américain où la magie est un élément important de la vie quotidienne, résultat, suggère-t-il, de la géographie remarquable du continent, du mélange fécond des cultures et des races, de l’histoire habitée de nombreuses figures épiques et d’événements absurdes. L’affirmation que fait Carpentier, en parlant de continent magique par essence et qui produit donc naturellement des représentations de cet ordre est devenue au milieu du XXe siècle environ, un élément central de la production littéraire sud-américaine (Esteban, 2000).

Cette préséance accordée au merveilleux nous semble pour le moins problématique. D’une part, elle reproduit, voire naturalise et légitime le discours esthétique européen colonial dont nous avons parlé (Durix, 1998). D’autre part, elle constitue le moyen par lequel l’élite sud-américaine tente de différencier sa production culturelle de celle de l’Europe (Carpentier, 1995b). En territorialisant de cette façon le magique, les auteurs ont pu résister au modèle hégémonique européen (Chanady, 1985, 1995 ; Monet-Viera, 2004). En juxtaposant le réel et le magique sans antagonisme apparent, le réalisme magique sape de l’intérieur les modèles européens de réalisme et de surréalisme en fournissant une vraisemblance alternative qui ne produit pas l’opposition binaire entre fait et fiction de la rationalité européenne. L’émergence du réalisme magique dans le contexte sud-américain doit aussi être conçue dans sa relation à un romantisme valorisant des valeurs, des croyances et des connaissances indigènes ou créoles et qui a donné naissance à une littérature dont le centre était occupé par la négociation entre les visions du monde coloniales et locales (Faris, 2004 ; King, 2005). Ce qui précède engendre donc la possibilité de souligner l’existence d’une géographie imaginaire de l’Amérique du Sud dont les bases discursives restent inextricablement liées aux événements historiques, au contexte culturel et politique, ainsi qu’à la performativité des procédés textuels et des représentations artistiques.

Le neveu d’Amérique et le récit de voyage

Malgré une longue histoire d’exploration de la littérature par la géographie, le concept de genre littéraire a reçu une attention limitée de la part des géographes. Berdoulay (1988) et Brosseau (1989) l’ont utilisé pour étudier la production du discours géographique. D’autres l’ont invoqué pour justifier la sélection d’un corpus de romans (Howell, 1998 ; Kitchin et Kneale, 2001 ; Le Bel, 2006) ou de récits de voyage (Tavares et Brosseau, 2006). Les géographes ont ainsi, de façon implicite, reconnu le lien entre le genre littéraire et le contenu spatial des textes littéraires, et c’est ce dont nous traitons ici. Il nous semble qu’une telle optique répond aux appels lancés par Brosseau (1996) et Sharp (2000) à propos du besoin de prendre en considération le rôle de la structure et de la forme narrative dans la production de représentations spatiales.

À l’instar de Todorov, nous considérons que le genre littéraire constitue une classe de textes historiquement codifiés selon un ensemble de propriétés et de conventions fournissant de la sorte un modèle d’écriture contingent à l’auteur, de même qu’un horizon d’attente pour son lecteur (Todorov, 1978). Le genre agit tel un contrat implicite qui détermine l’interaction entre auteur et lecteur. D’une part, l’auteur écrit en fonction des conventions dictées par le genre qu’il choisit de reproduire ou de défier dans l’acte de création artistique. D’autre part, le déploiement de ces conventions crée un ensemble d’attentes qui seront comblées ou non et qui permettent au lecteur de situer le texte dans un contexte culturel qu’il pourra décoder (Abrams, 2005 ; Todorov, 1978). Par conséquent, nous avançons que le contrat entre auteur et lecteur dans les romans de Sepulveda se révèle partie prenante de la façon dont on se représente l’Amérique du Sud en général. Avant de nous pencher sur Le neveu d’Amérique, voyons les caractéristiques et les conventions associées au genre du récit de voyage ainsi qu’au contrat qu’il fonde entre auteur et lecteur. Nous ferons ensuite de même avec Un nom de torero et le genre policier.

D’emblée, on reconnaît la difficulté de classer le récit de voyage à cause de ses liens étroits avec d’autres genres littéraires tels que la biographie ou la correspondance (Holland et Huggan, 1998 ; Korte, 2000). On peut cependant soutenir que tous les genres littéraires sont quelque peu hybrides et qu’ils constituent une transformation d’un genre antérieur (Todorov, 1978). Ainsi, même si une définition peut s’avérer hasardeuse, il demeure que l’on peut identifier plusieurs éléments typiques du genre. D’abord, les récits de voyage se caractérisent par une narration à la première personne. Un narrateur raconte dans une forme autobiographique le voyage qu’il a entrepris (Kowalewski, 1992 ; Korte, 2000). Ensuite, le récit de voyage prétend être réaliste et doit être lu comme tel. En d’autres mots, l’auteur prétend raconter un voyage véritable alors que le lecteur tient la chose pour acquise (Hulme et Youngs, 2002 ; Korte, 2000). Nous pourrions donc prétendre que le contrat établi au sein du récit de voyage entre auteur et lecteur se centre autour de la vérité que dit véhiculer le narrateur. Or la situation est plus complexe.

Trois éléments rendent la notion du récit de voyage en tant que reflet de la vérité plus incertaine. Premièrement, l’auteur a toujours la liberté de raconter ce qu’il veut, modifiant les faits sans en informer le lecteur. À cet égard, Withers (2000) a montré l’importance de la personnalité de l’auteur aux yeux du public du XIXe siècle. Deuxièmement, recréer dans un récit des lieux une succession d’événements ou des rencontres (souvent longtemps après les faits) ajoute un élément de fiction (Korte, 2000, mais aussi Ricoeur, 1983, en parlant de « mise en récit » dans un contexte plus large). Troisièmement, en tant qu’interprétation de ces lieux, événements ou rencontres, le récit de voyage n’est pas une re-création mimétique de la réalité, mais bien un ensemble de pratiques signifiantes qui construisent – et ne font pas que refléter – ce qui est représenté. Du coup, bien qu’incapable de confirmer ou d’infirmer le contenu du texte, le lecteur se doit de trouver suffisamment de vraisemblance au texte, soit ce qu’il considère comme raisonnable dans l’univers du voyage plutôt qu’un affrontement entre vérité et fausseté, s’il veut en faire une lecture autobiographique et réaliste.

Un autre élément caractérise le récit de voyage en plus de ce rapport entre auteur et lecteur. Il s’agit de l’opposition entre les origines et le lointain. À ce titre, les travaux des post-colonial studies anglo-saxonnes abordent les récits de voyage par le biais de leurs auteurs et du contexte historiquement contingent dans lequel ils se trouvent. Les géographes comme Gregory (1995), fortement influencés par les travaux de Saïd (1978), considèrent que les récits de voyages jouent un rôle central dans le façonnement de l’altérité et de la production réciproque de l’identité en délimitant des espaces associés à l’autre et d’autres associés au nous. Les géographes ayant exploré cette opposition ne l’ont pas fait seulement à partir de visées esthétiques, mais aussi politiques en soulignant comment ces constructions identitaires légitimaient le discours hégémonique européen. Nous verrons que, dans Le neveu, la représentation de l’Amérique du Sud en tant qu’espace magique s’accomplit entre autres en fonction de la limite que trace Sepulveda entre les origines sud-américaines et la lointaine Europe.

Le neveu d’Amérique s’ouvre sur une courte préface de l’auteur où il déclare que Le roman rassemble des expériences vécues. Dès le départ, le lecteur se voit donc rassuré : il ne s’agit pas d’une fiction. La première partie du livre décrit deux ans d’emprisonnement dans les geôles du régime Pinochet. Le lecteur le moindrement informé aura sans doute en tête les horreurs perpétrées par la dictature militaire du Chili (ou puisera dans d’autres exemples historiques) et s’attendra à un récit troublant de ce séjour. D’une certaine manière, il sera servi puisque Sepulveda raconte des épisodes d’enfermement dans des cubes exigus et humides, ainsi que des séances de torture. Cependant, un défi est lancé à l’horizon d’attente du lecteur par la description qu’on lui fait de la vie quotidienne dans la prison. D’ex-professeurs d’université détenus forment une faculté et offrent des cours de physique quantique, de keynésianisme, de philosophie, de russe et même de haute cuisine. Malgré le rationnement, un poulet circule librement sur les lieux et devient la mascotte des prisonniers. On l’appellera Dulcinée d’après le nom de la maîtresse de Don Quichotte. Un officier, dont l’homosexualité non assumée fait l’objet de moqueries, s’entiche de Sepulveda et le fait auditeur et critique de poèmes plagiés. Prises individuellement, ces anecdotes n’ont rien de remarquable. Mais regroupées, elles forment un ensemble qui se tient en équilibre sur le fil du vraisemblable en générant une description de la prison politique de Temuco, la plus célèbre du Chili, qui ne s’harmonise pas avec les représentations usuelles d’un lieu où l’on procède à de sérieuses violations des droits humains.

Libéré, Sepulveda devient persona non grata dans son pays et entreprend un long voyage à travers l’Amérique du Sud. À un moment, il se retrouvera à l’hacienda coloniale de La Conquistada, dans la campagne équatorienne. Sepulveda y fera la connaissance d’une vieille veuve qui brutalise ses domestiques, d’Aparicia, sa fille décrite comme ressemblant à une peinture baroque surdimensionnée qui sent le lait, et bien sûr, de Don Pedro, sénile à la diète qui se complaît dans d’interminables joutes de dominos et auquel tous donnent « le grade garciamarquézien de colonel » (Sepulveda, 1996 : 66).

Cette référence intertextuelle fort éloquente invite le lecteur à imaginer le colonel et les membres de l’hacienda comme les personnages fabuleux qui peuplent les récits de Gabriel Garcia Marquez, reconnu comme une grande figure du réalisme magique. Un tel lien établi, tout le récit et ses personnages prennent une saveur onirique : on apprend que la véritable raison derrière l’embauche de Sepulveda était le projet de lui faire épouser Aparicia afin de perpétuer la lignée familiale. Entrent ensuite en scène de magnifiques oiseaux tropicaux aux cris horribles et un prêtre alcoolique, tous des éléments qui provoquent chez le lecteur l’hésitation avec laquelle Faris (2004) caractérisait le réalisme magique. Alors qu’aucun élément du texte ne peut être décrit comme étant surnaturel ou transgressant la plausibilité du récit de voyage, tout le récit reste suffisamment garciamarquézien pour que le lecteur en vienne à se demander quelle liberté artistique s’est permis l’auteur en décrivant sa vie à La Conquistada.

Tous les chapitres de ce livre sont empreints de la même hésitation, parfois entretenue, parfois combattue par le narrateur, comme le séjour de Sepulveda à Puerto Bolivar, en Équateur, dont l’eau de la baie bouillonne de la décomposition des bananes laissées par les entreprises et des corps laissés par les bandits de la région. Sepulveda et ses amis deviendront les cavaliers des prostituées du bordel local qui rappelle l’atmosphère onirique de La Conquistada avec son pianiste à l’air « de lapin triste », son habitué canadien qui aspire à écrire un livre « meilleur que Cent ans de solitude » (Sepulveda, 1996 : 55) – une autre référence à Garcia Marquez – et sa tenancière « grosse Chilienne sexagénaire qui transpirait et pleurnichait sur nos épaules lors de ses crises de nostalgie […] » (Ibid.[3].

Ces histoires, qu’elles aient été vécues par Sepulveda ou qu’elles lui aient été rapportées, sont présentées au lecteur sans que l’auteur ne remette en question leur véracité. Cependant, puisqu’elles paraissent si improbables, le lecteur fait l’expérience de l’hésitation caractéristique du réalisme magique. Cela dit, l’auteur désamorce à l’occasion la tension ressentie par des remarques comme celles-ci : « Qui a dit que le surréalisme était mort ? »(Ibid. : 85) ; « Existe-t-il de par le monde un concours semblable a [sic] celui-ci, un concours de mensonges ? » (Sepulveda, 1996 : 102). Et Sepulveda de s’exclamer en fuyant La Conquistada : « Mais c’est absurde. Toute cette affaire est absurde » (Ibid. : 74). L’interlocuteur de répondre : « En Équateur, tout est tellement absurde que plus personne ne s’étonne de rien » (Ibid.). Cette réponse attribue les qualités surnaturelles de l’histoire à l’espace occupé plutôt qu’à un effet de l’imagination de l’auteur. De cette façon, on souligne la source géographique du caractère magique tout en rassurant le lecteur sur l’engagement de l’auteur à transmettre la vérité, convention du récit de voyage.

Sepulveda utilise d’autres références intertextuelles qui ont pour effet d’associer Le neveu à la géographie imaginaire de l’Amérique du Sud et à l’esthétique du réalisme magique. Par exemple, il réfère à un récit colonial d’Arias Maldonado au royaume, fictif, des Trapanada ; il aperçoit les fantômes de Butch Cassidy et de Sundance Kid. Ces références intertextuelles rendent plus élastiques encore les frontières du plausible et sont étroitement associées à la description que fait Sepulveda de l’Amérique du Sud.

La perturbation de la linéarité temporelle constitue un autre moyen employé pour produire une impression de merveilleux associé à l’espace sud-américain. Ainsi, le récit correspond à une série de vignettes impossibles à ordonner ou encore, à des éléments du récit comme cette horloge du village qui marquera toujours neuf heures vingt-huit, l’heure du massacre d’un groupe d’insurgés en 1921, ou les apparitions des fantômes que nous venons de mentionner. En conséquence, le livre laisse une impression de temps fragmenté à travers laquelle émerge l’image d’un continent tout aussi fragmenté. Cette difficulté de placer les éléments dans le continuum espace-temps rejoint les qualités que Faris (2004) associe au texte réaliste merveilleux.

On pourra dire que le livre suggère une séquence chronologique autour du voyage ultime vers Martos, en Espagne, où habite le grand-oncle de Sepulveda, mais il s’agit d’un voyage peu linéaire :

Le chemin a deux bouts et aux deux quelqu’un m’attend. L’ennui c’est que ces deux bouts ne limitent pas un chemin rectiligne, mais tout en courbes, lacets, ornières et détours, qui ne conduisent nulle part.

Sepulveda, 1996 : 17

L’idée que ce périple mène vers nulle part cohabite avec ce projet d’aller en Europe. Les deux se trouvent réconciliés dans la reconnaissance implicite que, s’il a bien une destination spécifique, c’est cependant un « billet pour nulle part » (Ibid. : 19) qu’il possède. Sa destination, Martos, et ce billet pour nulle part lui ont été transmis par son grand-père sous la forme de valeurs socialistes. C’est à cause de ces valeurs que Sepulveda a été emprisonné, torturé et finalement exilé avec ce mystérieux « L » inscrit sur son passeport qui fait tiquer tous les douaniers du continent. Stigmatisé de la sorte, il n’est plus le maître de son parcours, mais le jouet du sous-continent qui fait bifurquer son chemin par une suite de revirements de fortune. Cela renforce l’impression que l’auteur ne dirige pas sa destinée, qu’il est aux prises avec un espace résistant aux trajectoires prédéterminées.

Le dernier chapitre du livre commence par le réveil de Sepulveda à bord d’un autobus qui arrive tout juste au village endormi de Martos. Bien qu’il s’agisse d’une base insuffisante pour conclure que toute l’aventure n’était qu’un rêve, cela souligne les qualités oniriques de la représentation que fait Sepulveda de l’Amérique du Sud et des anecdotes les plus étranges qu’il a racontées. Un changement d’état de conscience – de l’onirisme à l’éveil – semble associé à l’arrivée en Europe. En choisissant de structurer son histoire autour d’un voyage vers l’Europe et en y concluant son récit, Sepulveda fait appel à la dichotomie traditionnelle entre origines et ailleurs qui caractérise le récit de voyage. Ce faisant, il établit une distinction entre l’espace continental européen et celui de l’Amérique du Sud, ce qui a pour effet de limiter plus clairement le magique à ce dernier. Cette cohésion donnée à l’Amérique du Sud renforce celle que créent les déplacements elliptiques du narrateur qui ne cesse soit d’apparaître un peu partout sur le continent, soit de le présenter du large ou des airs sans jamais faire vivre ces déplacements terrestres, ce qui brise une tradition du genre et a pour effet de créer un espace isotrope, un objet entièrement compréhensible.

Même si le magique n’est jamais entièrement matérialisé dans son récit, du moins pas au point de transgresser la frontière du possible, une série d’éléments narratifs – les gens rencontrés, l’imaginaire mobilisé, les références intertextuelles et le traitement temporel – génèrent une impression de magique pouvant survenir à tout moment.

Un nom de torero et le roman policier

Nous n’avons pas l’intention d’analyser le roman policier avec autant d’insistance que nous l’avons fait pour le récit de voyage, l’essentiel étant ici de montrer que le même exercice est possible avec un autre genre littéraire pratiqué par Sepulveda, soit le roman noir, variante du roman policier. Le roman policier reste à la base un exercice de logique (surtout le roman à énigme), mais il s’agit quand même là de l’essence de ses autres variantes (Boileau et Narcejac, 1975), c’est-à-dire y résoudre un crime ou le prévenir. On peut distinguer entre autres le roman de détection, le roman noir, le suspense – centré sur la victime – et le roman procédural, sans compter les hybrides qui se sont multipliés au sein du roman policier contemporain (Spehner, 2000). Blanc définit le roman comme étant un genre qui « fait entrer une certaine réalité urbaine dans la littérature policière » (1991 : 11). De fait, même si le roman policier en général tend à être urbain, il demeure unique au sens où l’urbain même fait partie du récit à la manière d’un personnage. Un nom de torero a été identifié par la critique comme appartenant au genre policier et nous verrons en quoi il reprend effectivement ses grandes règles.

Le roman policier a été beaucoup moins investi par les géographes que ne l’a été le récit de voyage et, en outre, il l’a été pour des raisons différentes. Par exemple, McManis (1978) et Ravenel (2007) l’ont exploré pour étudier le lieu servant de cadre à l’action ou y participant, mais étant utile uniquement en tant que complément d’information, ce qui correspond assez bien aux premiers usages que la géographie a faits de la littérature (Brosseau, 1996). On est passé par le polar pour faire ressortir le sense of place d’un lieu donné (Tuan, 1985) ou encore pour mettre au jour des pratiques sociales et spatiales (Hausladen, 2000). La nouvelle géographie culturelle a proposé une approche presque radicale du polar, en y percevant la ville comme un problème à résoudre. Elle s’est plus récemment arrêtée aux représentations et aux relations de pouvoir entre classes, genres, ethnies (Farish, 2005 ; Schmid, 1995) et aux pratiques de l’espace réseauté (Le Bel, 2006). On s’est également servi du polar comme d’un instrument de remise en question épistémologique pour les spécialistes de l’espace urbain (Brosseau et Le Bel, 2007 ; Howell, 1998). La ville du roman policier, tout comme celle du géographe, fait figure de problème à résoudre. Pour le détective autant que pour le chercheur, le caractère inassouvi du désir de compréhension de l’urbain remet en question le savoir totalisant de la géographie urbaine.

À première vue, roman policier et récit de voyage semblent n’avoir rien en commun. Cependant, on peut voir que les géographes reconnaissent aux deux, ne serait-ce qu’implicitement, un rôle dans la production et la reproduction d’imaginaires géographiques, ici urbains. De plus, le roman policier a des règles qui forcent une lecture proche de celle qu’on peut faire d’un récit de voyage, règles parmi lesquelles figure une narration à la première personne ou une narration centrée autour d’un héros solitaire cynique et fin observateur de la réalité urbaine : « Ce qu’on attendait du genre policier, ce n’était pas qu’il produise de la littérature, mais du texte sur la ville, comme s’il en était le spécialiste » (Blanc, 1991 : 12). De fait, le héros constitue toujours pour le lecteur un guide vers les bas-fonds, un révélateur des rouages invisibles de la société, un empêcheur de tourner en rond pour les profiteurs du système, de sorte qu’il jette un éclairage sur ce qui est habituellement destiné à rester dans l’ombre. S’il existe un lien unissant ces deux genres littéraires, c’est certainement le rapport qu’auteur et lecteur entretiennent avec la vérité de l’univers décrit : tous deux transportent le lecteur en territoire inexploré, et servent à façonner une altérité et une identité dans le polar : le « eux » du monde illicite et le « nous » du monde licite. Par exemple, Davis (1990) a exploré comment le roman noir états-unien a contribué à produire des représentations décadentes de l’urbain, particulièrement de New York, Los Angeles, San Francisco et Chicago dans les géographies imaginaires nord-américaines. Cette représentation a elle-même contribué à façonner le comportement spatial des États-uniens qui optèrent massivement pour la banlieue à partir de la fin des années 1940. Il s’agit donc pour nous maintenant de voir comment s’exprime chez Sepulveda la tension entre les règles suggérées par le genre policier et les représentations de l’Amérique du Sud [4] teintées de merveilleux.

Un nom de torero met en scène Juan Belmonte, videur de bordel de Hambourg d’origine chilienne et ex-guérillero de gauche habitué à perdre ses guerres. Le lecteur informé tracera un lien entre l’auteur et son héros. S’il s’agit ici de fiction, l’auteur écrit tout de même en connaissance de cause. Belmonte subit le chantage d’un puissant Allemand qui l’oblige à rechercher 63 pièces d’or volées aux nazis et emportées en Terre de Feu durant la Seconde Guerre mondiale. Dès le départ, la table est mise pour un polar des plus classiques où Belmonte, qui aime sa ville tout en étant affligé par les grandes injustices qui y règnent, fait découvrir le Hambourg nocturne, froid et pluvieux, rempli de nombreux personnages secondaires colorés et inquiétants. Il devra quitter malgré lui l’Allemagne pour regagner le Chili qu’il n’a pas vu depuis son exil forcé, 20 ans plus tôt.

Si Belmonte se trouve pris entre l’attrait de sa ville et l’envie de fuir les périls de Hambourg, c’est le Chili entier qui lui fait peur, et non pas uniquement Santiago comme les règles du polar auraient pu le faire croire. C’est le Chili qu’il craint, là où une « vengeance impossible » (Sepulveda, 1994 : 31) et où les « amnésies décrétées pour cause de raison d’État » (Ibid. : 81) s’avèrent monnaie courante. La transposition du champ d’action du polar de l’urbain vers le rural semble ici permise par le déplacement de l’Europe vers l’Amérique du Sud. D’une ville malade, élément central du polar, le lecteur se voit transporté vers un continent malade de ses rancoeurs politiques.

Dans ce pays pourtant urbanisé à 87 %, c’est dans la campagne la plus profonde que le polar trouvera sa conclusion. Là aussi, dans la troisième et dernière partie, le lecteur est amené résolument en territoire merveilleux, d’abord par l’originalité des personnages qui l’habitent. L’auberge Les Cinq matelots et le Cercueil du Mort trahit une ambiance de récit de pirates. Belmonte y rencontrera un ex-garde du corps de Salvador Allende qui lui viendra en aide. Grâce à lui, il aboutira à Tres Vistas, un bourg de la Terre de Feu où les maisons ont « l’aspect d’animaux au repos » (Sepulveda, 1994 : 168). Parmi les personnages qu’il y rencontre, on compte un vieillard dur d’oreille, le docteur Aguirre, « Mansur, le patron de l’auberge, et sa femme Ana la muette, Santos Ledesma le châtreur de moutons, le sergent Galvez et le caraninier Bryce, ces deux derniers étant chargés de l’étrange mission de veiller sur l’ordre public » (Ibid. : 145). Une journée plus tôt, tous discutaient d’empanadas durant une veille mortuaire. Le chapitre pourrait donc s’insérer aisément parmi ceux du Neveu.

Bien que la finale entraîne le lecteur du côté du réalisme magique, des éléments en sont distribués tout au long de l’épisode chilien, et ce, à commencer par Veronica, l’amour impossible, seul contact que Belmonte ait gardé au Chili et qui avait disparu sous la dictature pour réapparaître mystérieusement, aphasique. Mentionnons également la multitude de villes : La Havane, Azczpotzalco en banlieue de Mexico et Santiago de Chile sont représentées comme des repaires d’espions. On voit que le genre littéraire fournit ici le magique où la violence est en avant-plan. Ce type de violence demeure bien circonscrit à un territoire : lorsque Belmonte est en Allemagne, il est témoin d’une violence sociale envers les nouveaux laissés-pour-compte de l’ex-République Démocratique d’Allemagne, comme les Turcs qu’on « fait passer par le tube de la haine à coup d’insultes »(Ibid. : 29) ; en Amérique, c’est plutôt une violence politique et souterraine qui fait rage : « Il ne se passe pas de mois sans qu’un officier impliqué dans des affaires de tortures ou de disparitions ne se fasse descendre en pleine rue. Il reste encore quelque chose de sain, dans le pays » dira Carlos à Belmonte (Ibid. : 158).

En Allemagne aussi, on peut trouver des personnages relevant du merveilleux, mais il faut souligner qu’il s’agit d’étrangers tel que le baiseur télépathique du Régina de Nouvelle-Orléans et Pedro De Valdivia, le plombier de Porvenir en Terre de Feu qui s’exprime d’abord « dans un mélange d’allemand, d’anglais et de langage des sourds-muets » (Ibid. : 23). Belmonte lui-même, pris pour un Turc à plusieurs reprises par les policiers allemands, vient « bousiller leurs schémas » (Ibid. : 61).

Comme dans Le neveu, les références intertextuelles se révèlent nombreuses. La citation offerte en exergue par Harold Conti, un « écrivain argentin disparu à Buenos Aires », prévient que si le lecteur pénètre bien dans le monde du polar, ce dernier ne s’inspire pas moins de faits historiques réels. L’alternance entre références véritables et références fictives vient encore une fois confondre le lecteur qui passe alternativement du récit des 63 pièces d’or du XIVe siècle frappées en l’honneur du « Cheikh Abou Abadalati Muhammad Ibn Abdallah Ibn Muhammad Ibn Ibrahim Al Klawatti, plus connu sous le nom d’Ibn Batutta » (Ibid. : 89) aux romans de Paco Ignacio Taïbo II [5] ou, encore, des films d’Indiana Jones jusqu’à Walter Rauff, criminel de guerre nazi qui trouva asile dans le Chili de Pinochet.

Finalement, la situation chronologique du continent est rendue floue par des procédés narratifs. Dès les premières pages, l’image du cavalier seul sur sa monture au milieu de la route à attendre le camion postal rend incertaine la situation temporelle. Sepulveda fait aussi usage de souvenirs et d’analepses qui renvoient soit à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, soit à celle de la dictature de Pinochet ou à d’autres moments forts de l’histoire des révolutions en Amérique. Mais l’impression que le continent n’est jamais sorti de cette période se voit renforcée par le personnage de Moreira. Pendant des années, ce dernier répète inlassablement des gestes d’espion appris à une autre époque. Il semble être prisonnier d’une idéologie dépassée, alors que les ex-agents de l’Europe ont pleinement pris acte de la disparition du bloc de l’Est. Toute cette violence semble partout présente sur le continent puisque Sepulveda entraîne le lecteur aux quatre coins de l’Amérique latine. Or, elle reste malgré tout ambiguë, car le lecteur ne peut déterminer clairement si la violence est attribuable au genre policier même ou à l’espace représenté, empêtré dans un passé qui ne finit plus : « Le passé n’existe pas sous ces latitudes » (Sepulveda, 1994 : 128).

L’horizon d’attente du lecteur est ici bien différent de celui d’un récit de voyage. Ce que le lecteur cherche, ce n’est pas seulement de l’information et de l’émerveillement, mais aussi du divertissement. Cependant, comme dans Le neveu, nous pouvons retrouver une aura de merveilleux appuyée par les mêmes procédés – rencontres, intertextualité, jeux chronologiques – sculptés par le genre littéraire adopté. L’histoire, bien que fictive, ne semble pas moins plausible, et construit ainsi sa représentation de l’espace sud-américain.

Tension des genres et réception

L’analyse du Neveu d’Amérique et d’Un nom de torero avait pour but de montrer la tension entre les limites suggérées par le genre littéraire et une certaine conception de l’espace sud-américain en tant qu’espace magique. Ce qui suit vise à illustrer comment cette tension est parfois reprise dans le discours de la critique populaire des mêmes ouvrages et qu’en ce sens, le genre littéraire existe dans les représentations spatiales bien au-delà du texte littéraire. S’il est essentiel de s’arrêter aux dimensions discursives de ces représentations, il nous semble tout aussi important d’étudier le discours généré par un texte donné puisque celui-ci contribue à définir la place relative que les représentations suscitées par le texte occuperont dans le jeu des représentations concurrentes. En d’autres termes, le discours diffusé au sujet d’un texte, ici littéraire, contribue à légitimer ou non les représentations spatiales qu’il contient. S’il les légitime, on peut croire qu’il les diffusera à son tour, ce qui, comme l’ont fait les représentations liées aux romans noirs de Davis (1990), renforce le rôle territorialisant du texte littéraire. Ainsi, quand nous parlons de réception, nous ne référons pas à un lecteur abstrait, modèle représentant tous les lecteurs comme le fait Jauss par exemple (1978). Nous optons plutôt pour la prise en compte d’une lecture concrète et du discours sur cette lecture, de la critique que les grands quotidiens offrent à la population.

L’usage de textes journalistiques dans le but d’étudier les représentations n’a rien de nouveau. On l’a fait pour analyser la construction de conflits identitaires (Brosseau et Gilbert, 2004) ou pour la production de représentations de la ville (Beauregard, 2003). Toutefois, croyons-nous, ils n’ont pas été utilisés par les géographes dans le but d’explorer la réception du texte romanesque. En fait de réception de romans, seuls l’impact de la littérature sur le tourisme littéraire et le paysage qui y est associé (Johnson, 2004 ; Herbert, 2001) de même que l’influence de la fiction cyber punk sur l’imaginaire des informaticiens (Kitchin et Kneale, 2001) ont été envisagés par les géographes littéraires. La critique populaire des grands quotidiens semble donc un objet approprié dans l’étude de la réception puisqu’elle constitue à la fois une lecture du roman et un discours sur celui-ci, mais un discours performatif en ce sens qu’il façonne en partie la réception d’un lectorat potentiel beaucoup plus large, crée des attentes et fournit des angles d’approche. Nous avons recueilli toutes les critiques de grands périodiques francophones portant sur les traductions françaises des deux romans, de la publication de ces derniers jusqu’en septembre 2007, disponibles à travers le moteur de recherche Biblio Branchée. Nous avons obtenu 13 critiques du Neveu et 16 portant sur Un nom de torero. Pour prendre le langage des statistiques, c’est là une population que nous admettons mince, mais qui nous a semblé propice à un premier contact.

Force est de constater que les critiques font une lecture d’abord autobiographique et réaliste des deux romans de Sepulveda. On ne manque pas de rappeler les éléments les plus marquants de la vie de l’auteur, dont son engagement dans la guérilla sandiniste et son emprisonnement au Chili. On en dresse un portrait qui tend vers une seule conclusion : l’auteur sait de quoi il parle lorsqu’il décrit le continent et ses moeurs politiques [6]. À l’instar de celle des auteurs de récits de voyage du XVIIIe siècle explorés par Withers (2000), la personnalité de l’auteur se voit disséquée de manière à déterminer s’il s’agit d’un locuteur de confiance. Par exemple, Hamelin admet que Sepulveda lui est devenu sympathique à partir du moment où il a appris que l’auteur avait fait l’expérience des prisons de Pinochet (Hamelin, 2005). Les critiques contiennent presque toujours des éléments biographiques tels que :

Ex-guérillero reconverti dans le combat écologique, Luis Sepulveda est un Sinbad latino qui a roulé sa bosse aux quatre coins de la planète, des prisons de Pinochet aux forêts équatoriales, d’Allende à Greenpeace, de la Terre de Feu à Hambourg et aux Asturies […].

Clavel, 2001 : 86

Sepulveda est un militant de la première heure, mais en même temps souligne-t-on qu’il s’agit bien d’un « Sinbad latino », faisant ainsi usage d’une référence intertextuelle qui renvoie à un territoire merveilleux. De toute façon, son expérience de l’Amérique du Sud mérite qu’on le suggère en lecture pour mieux connaître la Patagonie (Angereau, 2006).

Les distorsions temporelles évoquées plus haut restent donc pour la critique le fruit d’une expérience de vie et d’un travail de remémoration :

Autant de souvenirs de voyages et surtout de rencontres hautes en couleur, et toujours pleines de ce souci qui court tout au long de l’oeuvre du Chilien, « comprendre le sens de l’humanité ». Brefs récits au style nerveux où défile toute une vie riche en aventures…

Coppermann, 1996 : 51

En somme, il s’agit d’une entreprise contre l’oubli, ce que les récriminations de Belmonte à l’endroit de l’amnésie de son pays semblent corroborer, et c’est en tant que tel que le travail d’écriture semble constituer un portrait fidèle de la réalité : « Le romancier chilien arpente sa mémoire habitée par les luttes menées en Amérique latine, pour construire des récits dont l’engagement se pare de douleurs nostalgiques » (Rerolle, 1994). Dans ses romans comme dans la vie, Sepulveda se bat pour l’« affirmation d’un devoir de mémoire qui ne souffre aucune objection » (Kechichian, 2003 : 8).

Qu’un livre de Sepulveda s’avère une représentation de l’Amérique du Sud proche de la vérité ne semble donc pas faire de doute pour la critique. Si ces romans constituent une représentation fiable, il importe alors de voir ce que cette même critique retient de ce qui est effectivement représenté. À ce titre, l’importance des personnages, que nous avons mise en relief dans la construction d’une atmosphère propre au réalisme magique, se place ici à l’avant-plan :

Envers ses personnages, l’auteur démontre respect, admiration et une tendresse généreuse, presque maternelle, notamment envers les laissés-pour-compte, comme les putains du bordel de l’Ali Kan ou la vieille fille désespérée du domaine de La Conquistada.

Poulin, 1996 : A9

Cette mise entre guillemets des personnages souligne l’ambiguïté soulevée par l’allure garciamarquézienne du récit et par le fait même, la tension entre récit de voyage et réalisme magique. L’incertitude du lecteur se voit aussi reflétée dans la critique de Folch-Ribas où, après une énumération de chapitres, il mentionne celui de Los Antiguos : « […] on a coupé tous les arbres. Certains avaient huit cents et mille ans. Butch Cassidy et Sundance Kid y passèrent, et préparèrent en ce lieu désolé l’attaque de plusieurs banques. Vrai, ou inventé ?… » (Folch-Ribas, 1996 : B3). De poser la question à ce moment n’a-t-il pas pour effet de rendre réaliste ce qui venait avant, de soustraire une partie de l’impression de magie pour la transformer en réalisme ? Toujours est-il que Folch-Ribas met en mots la possible hésitation du lecteur que nous avons maintes fois évoquée.

Selon que Sepulveda écrit un récit de voyage ou un polar, on ne remet pas en cause le réalisme de la représentation, cautionné par sa grande expérience du voyage ou de la politique. Par exemple, plusieurs (tels Godbout, 1995 ou Guay, 1994) affirment que Sepulveda ravive « le roman noir qui s’enlisait dans les bas-fonds américains » (Godbout, 1995 : 98). En effet, l’incursion du genre dans les contrées sud-américaines lui rend son côté enlevant, parce que les romans de Sepulveda « sentent l’Amérique latine à plein nez, […] vous transportent au coeur de la forêt amazonienne ou dans les étranges paysages de la Terre de Feu » (Jean, 1996 : D5). En d’autres mots, l’espace sud-américain parvient, par essence, à renouveler le polar. La Patagonie est le réceptacle le plus adéquat pour ces péripéties : « Où ont-ils donc caché les pièces d’or ? En Patagonie, c’est sûr, dans ce bout du monde vide et froid où s’accrochent tant d’aventuriers aux identités brumeuses […] » (Soublin, 1994 : 130). Du coup, le portrait violent du continent est à la fois le fait de l’usage d’un genre et un aspect de sa géographie.

En somme, les deux romans, qu’ils se réclament du réalisme dans le cas du premier, ou de l’imaginaire, pour le second, produisent une représentation de l’Amérique du Sud qui est le fruit d’une négociation entre les règles du genre et la vision du continent en tant qu’espace magique. Au final, l’espace représenté dans le discours de la critique intègre les deux forces en présence et reproduit l’image d’un continent marqué par la violence, les personnages insolites et les anachronismes.

Toutes les critiques portant sur ces deux romans ne permettent pas une telle analyse. Le caractère généralement bref d’une critique littéraire dans un quotidien ne fournit pas un matériel d’analyse abondant. Donner un ensemble de résultats en terme de pourcentage, fruits d’une lecture en partie subjective, aurait été insensé. Il n’en demeure pas moins que lorsqu’on fait la critique de ces romans, on ne parle pas uniquement des textes, mais également d’une représentation de l’espace sud-américain. Cette représentation peut reprendre à son compte les forces antagoniques contenues dans le texte romanesque. Le discours tenu par la critique ouvre en quelque sorte autant de portes au lecteur qui, d’une part, abordera l’oeuvre avec en mémoire la réflexion amorcée par la critique ou, d’autre part, ne la lira jamais, mais ajoutera une pierre de plus à la construction de son Amérique du Sud imaginaire.

Conclusion

Notre propos se résume bien à travers le commentaire de Bakhtine selon lequel « l’artiste doit apprendre à voir le monde à travers les yeux du genre » (Todorov, 1981 : 128). Tout au long de notre analyse, nous avons soutenu que la représentation de l’Amérique du Sud était, notamment, le résultat de la négociation de l’auteur avec les règles du genre. Nous avons tenté de montrer que cette représentation s’avérait également perceptible dans le discours de la critique populaire, ce qui fait croire que le lecteur, lui aussi, voit le monde, en partie du moins, à travers ces normes discursives. Nous espérons avoir fait ressortir le rôle central que le genre littéraire peut jouer dans la production, la diffusion et la réception de représentations spatiales. La critique populaire, malgré la minceur apparente du discours diffusé pour chaque oeuvre, nous a semblé offrir une prise novatrice à la réflexion située du côté de la réception des discours géographiques issus de la littérature.