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La présente édition de The No-Nonsense Guide to World Poverty met à jour un ouvrage qui est d’abord paru en 2003. L’auteur, Jeremy Seabrook, est un essayiste et un journaliste britannique indépendant qui a publié une trentaine de livres, ainsi que de nombreux articles que l’on trouve notamment sur le site Internet de Third World Network. Jeremy Seabrook est connu tout particulièrement des chercheurs bien au fait de la littérature propre au domaine de la réduction de la pauvreté dans le monde. Le livre recensé comprend une introduction, six chapitres ainsi qu’une courte postface rédigée pour l’édition de 2007.

En introduction, Seabrook soutient que si la pauvreté sévit dans toutes les cultures, sous toutes les latitudes et depuis toujours, elle affiche partout essentiellement les mêmes traits, mais parfois avec un décalage dans le temps. Par exemple, la condition d’un enfant qui travaillait dans une manufacture britannique de la seconde moitié du XIXe siècle n’aurait rien à envier à celle d’un enfant employé aujourd’hui dans une manufacture de Mumbai (Bombai), propriété d’une multinationale. La mondialisation économique serait ainsi responsable de la diffusion de divers types de misère à travers l’espace et le temps. Toutefois, de nouvelles formes de disqualification sociale engendrées par le progrès seraient plus également partagées par toutes les parties du monde, comme celles qu’engendre la ghettoïsation des pauvres, que ce soit dans les favelas d’Amérique latine ou dans de grands ensembles d’Amérique du Nord et d’Europe. Selon l’auteur, il est dans l’intérêt de tous les pauvres, où qu’ils soient, de trouver et de partager des façons de se procurer le nécessaire pour une vie décente, en commençant par refuser cette vision qu’on leur impose selon laquelle seule la croissance économique continue pourrait leur venir en aide.

Les six chapitres se déclinent comme suit :

  1. Les pauvres qu’on a rendus invisibles. Les riches ne voient pas et n’entendent pas les pauvres. D’une part, les riches ne fréquentent pas les lieux où habitent les pauvres, sauf s’ils sont des touristes, des policiers ou bien des chercheurs. D’autre part, les riches savent bien que les pauvres sont des victimes ou encore des profiteurs du système, ce qui dispense de les écouter. Mais si les riches se mettaient sincèrement à l’écoute des pauvres, ils finiraient par admettre que s’il y a des pauvres, c’est essentiellement parce qu’il y a des riches.

  2. La mesure de la pauvreté. Selon Seabrook, la mesure de la pauvreté doit absolument être complétée par celle des inégalités. En effet, alors que la première porte sur la capacité d’assurer la survie physique, la seconde permet d’évaluer l’injustice sociale qui prévaut dans un endroit donné. Selon le modèle prôné par les grands organismes internationaux de lutte à la pauvreté, il faudrait faire en sorte que les riches deviennent toujours plus riches afin que les pauvres puissent espérer, un de ces jours, être un peu moins pauvres. Si tel était réellement le cas, alors la mesure de la pauvreté ne voudrait plus rien dire puisque l’explosion des inégalités empirerait la situation des démunis de façon irréversible.

  3. Définir la pauvreté. La pauvreté, du moins celle qu’on nous présente quotidiennement à la télévision, n’a pas besoin de définition. Elle montre à quoi ressemblent des personnes obligées de fuir la guerre, qui souffrent de la faim, qui n’ont plus rien, etc. En retour, ces images insupportables suscitent la générosité des nantis qui pourra apporter un soulagement momentané à certains. Ensuite, ces mêmes images stimulent chez les riches l’effort économique afin d’éloigner d’eux le spectre de la misère. Paradoxalement, cette peur de la misère alimente les hausses de productivité dans les pays riches, accélère la mondialisation économique et déstructure les liens de solidarité entre les individus. Dans les sociétés traditionnelles, les liens de solidarité prémunissaient l’individu contre la misère cent fois mieux que n’importe quel filet de sécurité que la Banque mondiale peine à mettre en place, ici et là, pour les remplacer. Ce qui fait dire à Seabrook que l’histoire du développement international est en même temps celle d’un appauvrissement collectif.

  4. Les mécanismes de l’appauvrissement. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’adhésion à l’idéologie du développement international a aussitôt créé ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le tiers monde. Par la suite, la richesse des cultures et toute leur diversité, les anciens genres de vie, tout cela ne voulait plus rien dire et l’Occident pouvait légitimement voler au secours de pays désormais considérés comme pauvres, que cela leur plaise ou non. Le degré de développement de ces pays pauvres a ainsi été évalué en fonction du niveau de leur production, ce qui les a amenés logiquement à s’endetter. Cet endettement généralisé les empêche maintenant de faire marche arrière. Pour s’en sortir, les pays n’ont d’autre choix que de jouer le jeu des grandes puissances qui les mettent en compétition les uns avec les autres pour l’obtention d’investissements internationaux frileux et supposément créateurs d’emplois. En clair, cela signifie la disparition dans ces pays de toute mesure destinée à venir en aide aux pauvres.

  5. Richesse et pauvreté. Depuis que les pays pauvres ont emprunté bon gré mal gré le sentier du développement, leur progression est évaluée annuellement par les grands organismes de lutte à la pauvreté, comme le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et la Banque mondiale. Le mythe du développement reposant sur la nécessité d’atteindre à tout prix l’efficacité économique, la main invisible d’Adam Smith permettrait d’atteindre l’objectif à la condition de laisser s’exprimer librement la nature profonde des humains qui serait fondamentalement égoïste. Mais selon Seabrook, il faudrait cesser d’assimiler la nature humaine à celle du capitalisme ! Une telle réduction pourrait cependant contribuer à expliquer pourquoi nos sociétés dites riches ont autant de problèmes d’insécurité, d’obésité, de stress, de maladies mentales et autres, capables de faire frémir n’importe quel pays pauvre voulant absolument se développer. Dans les rapports sur le développement humain du PNUD, année après année, les pays les plus riches occupent invariablement les places considérées comme étant les plus convoitées au sommet de l’échelle du développement. Curieusement, il en va tout autrement dans un rapport dont on entend beaucoup moins parler, soit Le prix du bonheur, écrit par Sir Richard Layard de la très sérieuse London School of Economics. Selon ce rapport, en 2006, les habitants du Bangladesh étaient les gens les plus heureux du monde, suivis au 46e rang par des États-Uniens. En fin de compte, qui est le plus riche et qui est le plus pauvre? La question doit être posée puisqu’il est certain que la richesse monétaire, en soi, n’est pas en mesure d’assurer à elle seule toute la satisfaction qu’elle fait miroiter.

  6. Restaurer l’autonomie. Cela sonne arriéré et dépassé. Cependant, une chose demeure : la mondialisation de l’économie ne pourra jamais éliminer les liens qui unissent les individus entre eux, tant que le concept de société voudra encore dire quelque chose. Là se trouve l’essence du message qui a toujours aidé et qui aidera de plus en plus les pauvres à s’en sortir par eux-mêmes à l’avenir. Comme exemple, il convient de signaler que ces mêmes liens interindividuels ou familiaux sont à l’origine des transferts massifs d’argent depuis les nouvelles diasporas africaines d’Europe et d’Amérique du Nord vers l’Afrique. Les sommes sont absolument colossales. Si la tendance se maintient, bientôt il ne sera peut-être plus nécessaire de compter sur les investissements étrangers et surtout pas sur les programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) pour que des pays africains puissent assurer leur développement économique et social. Il s’agit là d’un effet non escompté de la mondialisation.

Ce petit ouvrage de Seabrook s’oppose en tout point à la vision unidimensionnelle du développement telle que prônée par les grands organismes internationaux de lutte à la pauvreté. Lequel des deux camps en présence a tort ou a raison importe peu. Ce livre fait l’effet d’une bouffée d’air frais en contribuant à alimenter un débat vital de société sur les fins et les moyens du développement. Pour cette raison, il devrait s’agir d’une lecture obligatoire, au même titre que les rapports de la Banque mondiale, pour les étudiants diplômés en géographie ou dans d’autres domaines, intéressés par la question de la lutte à la pauvreté et à l’inégalité, à toutes les échelles géographiques.