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Un maître de la géographie du XXe du siècle

Les années 1950 ont été le début pour les géographes d’une période de grandes turbulences où s’installe une remise en question de l’objet de la discipline et une tendance irrésistible à centrer la recherche géographique sur des thèmes qui rencontrent d’autres disciplines des sciences sociales et des sciences naturelles. C’est dans cette période agitée que Pierre George pose les bases de la géographie de la population. L’objectif de cet article sera d’abord, de présenter le rôle de Pierre George dans la naissance de cette interdiscipline au cours d’une période agitée de la géographie puis de montrer son penchant particulier pour les questions de population. Enfin, nous proposons de livrer notre analyse sur les incertitudes et les certitudes d’un grand géographe et l’héritage qu’il laisse à la discipline.

L’avènement de la géographie de la population : une naissance dans une période agitée de la géographie

Au début des années 1950, apparaît une contestation contre une géographie considérée comme trop monographique et peu portée sur l’explication. De plus en plus de géographes déplorent cette situation et considèrent que la discipline fait du surplace par rapport aux autres sciences, car trop confinée à la description et à un contenu considéré comme caduque. En effet, nous sommes dans une période où le taylorisme et la méthode dite scientifique sont dominants. C’est le début de la spécialisation disciplinaire et de la fragmentation de la connaissance afin de répondre, selon ces géographes, aux besoins d’un monde de plus en plus complexe. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce courant de pensée. En effet, il y a de nouveaux enjeux d’après-guerre et des défis qui apparaissent dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement : le rythme accéléré de la croissance démographique dans le monde, la chute brutale de la mortalité, la baisse de la fécondité, le vieillissement de la population, la mobilité grandissante de la population et les interventions croissantes de l’État, entre autres par l’établissement d’une politique démographique, etc. Autant de préoccupations qui, selon un nombre de plus en plus important de géographes, militent pour un changement dans les approches. C’est pourquoi l’unité de la discipline est remise en cause, car trop basée sur une conception longtemps dominante d’une géographie discipline de synthèse. Envers la complexité du monde moderne, un changement de paradigme est jugé nécessaire. Dès lors, la géographie évolue vers une compartimentation où la rencontre avec les autres disciplines des sciences sociales et des sciences naturelles la mènera vers l’émergence d’interdisciplines plaçant au centre de ses préoccupations des thèmes qui les unissent. Ce courant de pensée devient donc très important et la rencontre de la démographie et de la géographie en est un exemple éloquent. Pierre George sera au centre de cette naissance de la géographie de la population dans le monde francophone, au même titre que Glenn Trewartha aux États-Unis (1953).

Son penchant particulier pour les questions de population

Très tôt, Pierre George va développer un intérêt particulier pour les questions de population probablement à cause des rapports étroits qu’il entretient avec la démographie, discipline bien établie en France. Dès 1950, il pose les jalons de la géographie de la population de la façon suivante : « Une géographie de la population trouve cependant son objet dans l’examen des rapports entre le comportement des collectivités humaines et le milieu géographique » (George, 1950 : 126). L’année suivante, il publie dans la collection de l’Institut national d’études démographiques (INED) réputée pour la qualité de ses travaux sur les questions de population et où se distinguent des démographes de renom tels que Louis Chevalier, Jean-Bourgeois-Pichat, Alfred Sauvy et autres. Ainsi, paraît son Introduction à l’étude géographique de la population du monde (1951) et dont la préface est signée par Alfred Sauvy. Sauvy y témoigne de la grande crédibilité de l’auteur pour traiter des problèmes de population : « il était utile semble-t-il de donner à un auteur dont les convictions marxistes sont profondes, l’occasion de traiter les problèmes de population ». De plus, il attire le lecteur sur le chapitre qui traite d’une part, des notions de surpeuplement et d’optimum de population, objet, plus tard, de plusieurs de ses publications, et d’autre part, sur le chapitre qu’il juge remarquable et qui aborde la répartition géographique de la population en économie socialiste. Dans cet ouvrage, Pierre George pose l’objet de la géographie de la façon suivante : « (…) par un examen minutieux de toutes les formes d’établissements humains et de développement numérique des collectivités humaines » (p. 9). Plus loin, il précise sa pensée en insistant sur l’importance d’identifier les mécanismes des faits et processus de population et de peuplement, de montrer les relations entre le comportement des collectivités humaines et les faits de structure économique et sociale. Cette publication sera le prélude de plusieurs ouvrages et rééditions concernant les problèmes de population et les contextes géographiques.

En 1959, Pierre George publie dans la même collection un ouvrage ayant pour titre Questions de géographie de la population où, de façon explicite, il s’adresse aux démographes en écrivant « que les phénomènes démographiques se localisent dans un espace donné et que les problèmes se diversifient et se métamorphosent quand on change de milieu ». Dans cette citation, il met en évidence l’importance d’établir les liens qui unissent les comportements démographiques et l’espace ainsi que l’importance de la vision idiographique dans l’interprétation des phénomènes démographiques. Qualifiant son ouvrage de pratique, il aborde successivement l’étude des faits démographiques, la recherche des rapports démographiques, les formes d’implantation et les déplacements géographiques.

En 1965, il précise sa pensée géographique avec sa Géographie de la population qui sera rééditée et enrichie de cinq rubriques, comme dans l’édition de 1967 :

  • diversité et inégale occupation de l’espace de l’oekoumène;

  • population et inégal développement;

  • les formes d’implantation de la population;

  • l’accroissement naturel;

  • les migrations de population.

Pour lui, la raison d’être de la géographie « trouve sa justification dans les rapports entre la répartition de la richesse et celle des hommes tout comme les disparités des revenus à l’échelle de la planète » (p. 6). Par la suite, il ajoutera d’autres rubriques comme la transition démographique, les migrations économiques et sociales, etc. Il reviendra continuellement sur les questions de sous-développement, de surpeuplement et d’optimum de la population.

Sur cette notion d’optimum de population, il écrit qu’à long terme « et surtout sur le plan théorique, l’harmonie idéale reposerait sur l’équilibre entre un effectif de population évalué en capacité des ressources potentielles et en somme de besoins, et la réceptivité du milieu » (1967 : 120). De plus, il ajoute avec raison que deux conditions sont nécessaires pour atteindre l’optimum de population, conditions qui, pour lui, sont pratiquement inexistantes dans la réalité :

  • la première stipule une stabilité entre les effectifs de la population (tout comme dans sa composition démographique) et les ressources ;

  • la deuxième suppose une évolution synchronique sur les plans démographique et économique.

Outre sa production impressionnante en géographie régionale comme sa Géographie de l’URSS publiée en 1947 et souvent rééditée, l’analyse des thèmes abordés par Pierre George montre des préoccupations particulières pour les questions migratoires.

Le rôle pionnier de Pierre George : l’objet de la géographie de la population

Dans son Introduction à l’étude géographique de la population du monde en 1951, Pierre George propose une définition de la géographie de la population où l’on devinera l’influence post vidalienne mettant l’emphase sur les interactions entre l’homme et son milieu : « il s’agit d’analyser les rapports réciproques et un façonnement bilatéral permanent des groupes de population et de leurs oeuvres » (1951 : 291). Presque à la même époque, Glenn Trewartha (1953 ; 1969) propose une définition différente et qui met l’accent sur la compréhension et la dynamique de l’espace : «  (…) l’essence de la géographie de la population réside dans la compréhension des différences régionales dans le peuplement terrestre – une étude de la compréhension et de la dynamique de l’espace » (traduction libre). La définition parue dans son Dictionnaire de la géographie (édition de 2006) est différente, beaucoup plus étoffée et plus claire : « (…) a pour objet l’étude de la projection des données et des phénomènes démographiques sur l’espace terrestre, à des échelles diverses : la répartition des grands ensembles de population et de régimes de croissance numériques à travers le monde, les données nationales et régionales, urbaines, en privilégiant les tendances résultant des mouvements de population, c’est-à-dire des variations quantitatives et des déplacements de population, les migrations » (George et Verger, 2004). La différence entre ces deux définitions est importante, car dans celle de 2006, Pierre George met en évidence les aspects suivants :

  • l’importance de la démarche quantitative de cette interdiscipline ;

  • les préoccupations de recherche en géographie à différentes époques ;

  • les liens entre les phénomènes démographiques et l’espace terrestre : les phénomènes démographiques étant la fécondité, la mortalité et la migration.

L’ensemble de son oeuvre en géographie de la population

Durant toute sa carrière, Pierre George a montré des préoccupations constantes pour les thèmes relatifs aux migrations, à l’immigration internationale, aux inégalités sociales et aux minorités (tableau 1). Reconnaissant que les phénomènes des migrations sont au coeur des préoccupations de la géographie, il publie, dès 1952, un ouvrage sur les migrations de population et dans presque toutes ses publications, il y a une section ou un chapitre sur ce thème. À titre d’exemple, il réserve dans l’édition de 1980 de son livre Population et peuplement un chapitre sur la localisation et la mobilité de la population. Ce n’est qu’en 1976 qu’il publie dans la collection SUP un livre dédié exclusivement aux migrations internationales où dans une première partie, il s’attarde à l’étude des déterminants migratoires et à la condition humaine de l’immigrant, et dans une seconde partie, il analyse les tendances et problèmes en France et les obstacles vécus par l’étranger.

Tableau 1

Évolution des thèmes en géographie de la population dans l’oeuvre de Pierre George

- Étude de la géographie de la population du monde (1951)

- Migrations de population (1952)

- Questions de géographie de la population (1959)

- Géographie de la population (1965)

- L’action humaine ou les impacts des interventions humaines sur le milieu (1968)

- Population et peuplement ou le lien entre l’évolution de la population et l’espace géographique (1969)

- Les migrations internationales (1976)

- Les populations actives ou la géographie du travail (1978)

- La géographie des inégalités et l’inégale répartition de la richesse (1981)

- La géographie des minorités (1984)

- L’immigration en France : faits et problèmes (1986)

- Les hommes sur la terre ou la géographie du mouvement (1989)

- Dictionnaire de la géographie (2006) : où il y a une mention claire et explicite de la géographie de la population

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Quelques années plus tard, Pierre George explore le monde du travail (1978, Les populations actives…) en définissant le rôle du géographe dans ce thème d’étude. En effet, il écrit dans sa préface que le géographe doit réaliser d’abord un inventaire de l’emploi et du sous-emploi, analyser ensuite les structures de population dans le contexte des techniques et de l’organisation économique et sociale. Du même souffle, il se défend de vouloir se substituer à l’ethnologie, à l’économie ou à la sociologie, mais prétend plutôt présenter la perspective géographique du problème. Notons au passage que cette remarque revient quelques fois dans ses différents ouvrages, démontrant un souci de se distinguer des autres disciplines comme de présenter l’originalité de la perspective géographique.

Cette préoccupation l’amènera à s’intéresser aux questions liées aux inégalités, et elle se concrétisera par la publication de Géographie des inégalités (1981) abordant les problèmes de développement, de l’épuisement des ressources et du clivage socioéconomique entre pays riches et pays pauvres. C’est un ouvrage qui est à la confluence de la géographie de la population et de la géographie sociale, et qui analyse, entre autres, les rapports population-espace. À ce sujet, Pierre George pose d’une manière très juste deux problèmes d’actualité :

  • le premier problème est celui du remplacement des ressources souvent surexploitées ;

  • le deuxième concerne l’écart grandissant entre les revenus des pays industriels et des pays pauvres.

De plus, il met en évidence l’aggravation des mécanismes du marché dans les déséquilibres entre pays développés et pays en voie de développement. Un élément intéressant dans la pensée de Pierre George, et digne de mention, est sa vision de la contribution de la géographie dans l’explication des phénomènes : « (…) mais ne peut prétendre (en parlant de la géographie) en elle-même être explicative, mais rassemble les éléments qui peuvent servir à une explication ».

Dans son essai de typologie Géopolitique des minorités (1984), Pierre George propose un portrait des minorités historiques et des diasporas dans le monde, et traite de la question des réfugiés et des travailleurs immigrés. Il analyse ensuite les rapports des minorités avec l’espace en introduisant d’une part, les notions de région minoritaire et de ghetto et d’autre part, les types de rapport entre minorité et espace que sont les territoires, les ghettos et les espaces de communication. Du même coup, il aborde des questions très sensibles : les enjeux sociaux touchant les marginaux ou les marginalisés, la question de l’identité, les régionalismes, etc.

Il reviendra plus tard sur le thème de l’immigration (1986) puis, en 1989, sur les rapports population-environnement où il écrit un chapitre sur les lieux et les mouvements puis un autre sur l’analyse spécifique de la question environnementale centrée sur les limites et la distribution inégale des ressources, la fragilité des équilibres biologiques et les types de pollution.

Certitudes et incertitudes d’un grand géographe

Pierre George a toujours été préoccupé par l’objet de la géographie et par la spécificité de cette discipline par rapport aux autres sciences. En effet, il a évoqué plus ou moins clairement dans plusieurs de ses ouvrages ses inquiétudes quant à la contribution de la géographie dans la compréhension des faits démographiques et surtout de son pouvoir explicatif. Cette préoccupation existentielle est probablement le reflet de son époque où, des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, la géographie a vécu plusieurs épisodes de remise en question sur le plan épistémologique. Ainsi, lui comme d’autres géographes de sa génération a, sans aucun doute, été influencé par ces courants d’incertitude. Toutefois, en dépit de cette insécurité existentielle, il rappelle souvent que les géographes doivent passer par la description avant de proposer des explications sans quoi il faut laisser aux autres disciplines le champ de l’explication. Est-ce la traduction d’une insécurité vécue au rythme de la géographie de la population ou tout simplement le désir de poser les limites de la géographie dans l’explication des faits démographiques ? Malgré tout, nous ne pouvons douter de sa conviction profonde sur la raison d’être de la géographie et sur l’importance de centrer l’analyse sur les groupes humains et sur les migrations, entre autres. Rappelons que l’oeuvre de Pierre George reflète très bien les préoccupations de société de son époque, notamment sur les sujets touchant les impacts de la croissance démographique, l’immigration, les minorités, les diasporas et même sur la question de l’équilibre fragile de l’environnement.

Sur le plan épistémologique, sa pensée était empreinte du matérialisme historique particulièrement au début de sa carrière. Cependant, au fil du temps, elle est devenue beaucoup moins monolithique. Elle a évolué, selon nous, vers une pensée plutôt hybride tentant de saisir les problèmes dans leur totalité, et cela se manifeste dans sa façon d’aborder les sujets dans tous leurs aspects. Son ouvrage Population et peuplement (1980) est un exemple de sa tendance à saisir tous les contours d’un sujet : « Il serait difficile de donner une définition épistémologique précise et indiscutable d’une semblable synthèseique, sociologique, parfois politique et globalement démographique » (George, 1980 : 5). Déjà en 1950, il parlait de cette impossibilité « de séparer l’étude géographique de la population de l’ensemble de la géographie humaine » (p. 126). Parfois, il nous laisse l’impression qu’il a maintenu cette position durant toute sa carrière. Quant au pouvoir explicatif de la géographie, Pierre George croit qu’il passe par l’interdisciplinarité.

Conclusion : l’héritage de Pierre George

Pierre George est sans conteste un grand géographe du XXe siècle et il a joué un rôle de pionnier dans la naissance de la géographie de la population dans le monde francophone. Sa production scientifique est impressionnante et surtout variée. Il a été un témoin de son temps par les thèmes étudiés et un acteur majeur de la géographie française et du monde francophone. Son oeuvre se caractérise d’une part, par une diversité de sujets abordés surtout à méso et macro-échelle et d’autre part, par l’édition d’ouvrages introductifs défrichant des pistes de recherche et surtout posant des questions aux générations de géographes qu’il a, en partie, formées. Il a démontré par la variété des thèmes étudiés sa passion pour la discipline en explorant tous les recoins de la géographie et en montrant ainsi aux autres sciences la richesse de cette perspective.