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Écrit pour être lu, ce texte que vous venez de lire aura bien failli ne jamais l’être et terminer sa course, parole interdite par les autres, en rejoignant ainsi les lettres mortes et textes sans adresse des oubliettes de la science. Désormais, il le sera !

C’était le voeu de son auteur. « Voici le petit article dont je vous ai parlé hier et que je serais heureux de voir paraître ». Datée du 11 septembre 1996, la lettre dont cette phrase est extraite révèle l’importance avec laquelle il considérait le travail annoncé : Questions de géographie ou questions à la géographie ? Cela dit, à sa réception, rien ne distinguait vraiment ce texte reçu par un secrétaire de rédaction qui, ne serait-ce que depuis 1991, en avait reçu tant d’autres de l’un des auteurs les plus actifs.

À cette date, Pierre George s’achemine avec lucidité vers la 88e année d’une vie géographique on ne peut mieux remplie. Après Les hommes sur la terre, ouvrage publié chez Seghers en 1989, il rejoignit les éditions Armand Colin. Éditrice des Annales de géographie, cette maison avait déjà publié Les régions polaires. Mais c’était en 1946. Dans l’immeuble toujours bien signalé du boulevard Saint-Michel, il accompagnait cette fois Michel Morcrette qu’il avait rencontré aux Presses universitaires de France. Il produira là trois des quatre ouvrages qui constituent ce que l’on attachera à la dernière période scientifique de Pierre George

Le premier d’entre eux, Le métier de géographe (1990), discrètement sous-titré Un demi-siècle de géographie, rassemble une vie de textes mis en perspective. Bilan scientifique autoréflexif, il permet de mettre en lumière des thèmes que le recul du siècle et cette échelle de temps éclairent particulièrement. Logiquement, ils s’agrègeront autour du croisement de l’espace et du temps. Émergent alors les thèmes de la permanence et du changement, de l’ordre et du désordre, mais aussi de la capacité de la science géographique à saisir, comprendre et rendre compte des faits du monde, si ce n’est celle d’y intervenir. Ce bilan se présente donc aussi comme le point de départ de ces années et de leurs réflexions, dans la double singularité que leur confère Pierre George.

La première tient dans l’évolution de sa conception de la problématique, passant de la poursuite (1992) à la chronique (1994). La seconde relève de la sensibilité particulière de ses modes d’entrée et de formulation. Exposées selon les termes humains d’une science vécue, ses questions prennent alors la forme d’une interrogation répétée pour être explorée sous des angles multiples.

La spécificité de l’épistémologie des années 1990 de Pierre George, celles où je l’ai connu [1], tient à son temporalisme et son humanisme. Elle est l’objet fondamental de Questions de géographie ou questions à la géographie ?, un des textes à la fois terminaux et représentatifs. Mais mieux encore, je voudrais qu’il constitue le plus précieux testament, témoignage et transmission compris, qu’un scientifique peut délivrer à ceux qui en voudront, parce que sa lecture éclaire, tout à la fois le cheminement et le mode de cheminement d’une pensée ininterrompue jusque-là, toujours dynamique : « Comment passe-t-on d’hier à demain ? » (1994 [Chronique] : 7).

Une révolution dans la révolution

Ce texte repose sur un constat à multiples entrées. Sous les effets cumulés du gigantisme et de l’universalité d’une part, des révolutions technologiques et de la communication de l’autre, c’est finalement l’équilibre du monde et de sa géographie qui est mis en cause.

Dans cette turbulence, l’Europe fait l’objet d’une préoccupation particulière, notamment dans sa partie balkanique. Elle est l’un des points chauds de ce processus, à la fois symptôme et laboratoire du monde en procès. Après l’effondrement des empires austro-hongrois et ottoman, celui de l’empire russe, « défait sous les emblèmes de l’URSS », libère des haines que l’on aurait pu croire apaisées. Du coup, cela fait peser une très lourde hypothèque sur l’avenir d’un continent, participant par ailleurs à l’expérience historique unique de sa construction pacifique. L’année 1996, rappelons-le, se situe à l’exacte mi-temps de ce conflit. Les guerres de l’ex-Yougoslavie commencent en effet, au début des années 1990, quand, de 1991 à 1995, se fait la guerre de Croatie, puis de 1992 à 1995, celle de Bosnie. Sans qu’aucune perspective n’apparaisse vraiment, la guerre du Kosovo se profile. Elle éclate en 1996, puis s’achève par 78 jours de bombardements sur Belgrade, au printemps 1999.

Pour Pierre George, ces conflits ont un retentissement tout particulier. D’une part, ils font écho à ceux du début du XXe siècle qu’une génération d’hommes et de femmes a pu vivre comme la cause directe d’une Première Guerre mondiale qui a, finalement, donné naissance à cet État des Slaves du Sud. De l’autre, cette partie de l’Europe a fondé l’expérience secondaire de cette folle espérance issue du marxisme, même si elle a pu suivre, ici, une voie peu orthodoxe. À titre d’exemple, considérons ce que Pierre George en disait dans l’euphorie de la victoire alliée et de ses possibles (1949 : 7) :

La Yougoslavie, déchirée par les querelles nationales entretenues par une dynastie qui appliquait le principe Divide ut imperes et attisées par des interventions étrangères intéressées à l’affaiblissement d’un nouvel État, a été livrée à l’hitlérisme en 1941, malgré l’héroïque soulèvement populaire. Une guerre nationale épique a eu pour triple effet la libération du sol national de l’oppresseur nazi, l’élimination de la classe dirigeante complice de la trahison de la cause nationale, et le règlement des différents nationaux dans l’élaboration, dans la lutte commune contre l’hitlérisme, d’une amitié durable, fondée sur un système de République populaire fédérative.

Au milieu des années 1990, un passé des plus tragiques s’invite donc au banquet d’une histoire alors si paisible et heureuse pour l’Occident dont certains, avec Fukuyama (1992), envisageaient même la fin. Tragique retour d’une époque qu’un siècle de misères et de prospérités aurait pu laisser, définitivement, au rang des vieilles choses suspendues ! Dans le cas de Pierre George, le désarroi du scientifique se combine avec celui de l’homme et de son expérience. Et la remémoration jaillit sur le présent. Plus que les faussetés des analyses passées, elle pose celle de leur impuissance à changer le monde. L’ironie est que rien n’est sûr. Le scénario yougoslave n’est pas une fatalité. Les cas de la Suisse et de l’Italie en attestent encore. On aurait pu évoquer celui de la séparation amiable de la Tchéquie et de la Slovaquie en 1993. Les voici donc, ces « espaces sensibles », définis non pas du point de vue devenu habituel de l’écologie, mais de celui de la souffrance humaine, toujours à la fois banale et tragique. Elle est celle, sans nom, de ceux qui y participent ou, plus bêtement qui les subissent. Elle est celle, autrement douloureuse, de ceux qui, comme Pierre George, et au-delà des bilans nécessairement contrastés d’une longue vie, ont fait du rapport au monde l’une des raisons de leur engagement et de leur existence.

Pierre George interprète ces événements comme les signes d’une remise en cause généralisée de l’ordre et du partage politiques du monde. Le fait n’est pas nouveau, mais il prend une dynamique nouvelle. « Une révolution après tant d’autres, sans doute, mais avec des moyens et à une échelle sans précédent », peut-on lire. Mais les choses ne font pas que changer. C’est la manière même de les faire qui change. Ce sont alors les relations entre elles qui se recomposent. Dans ce cas, il ne s’agit plus seulement d’une nouvelle révolution, mais d’une autre révolution. Et la révolution deviendrait alors elle-même révolutionnaire. La fin d’un ordre ancien marque donc aussi l’émergence d’un nouveau, et c’est de cela qu’il faut désormais rendre compte : comment ?

Faire et refaire : la géographie

Les événements des années 1990 déstabilisent la conception du monde qui est celle de Pierre George et qui croise aussi celle qu’il se fait de la science géographique. Du coup, il y répond par un mouvement de lucidité et de réflexivité épistémologiques (1990 : 81) : « Une science se définit par son objet et par ses méthodes » disait-il. Pris au mot, les événements des années 1990 impliquent pour un chercheur soucieux d’affûter les paliers de sa scientificité, de remettre en cause ces dernières. Désormais, la question n’est plus seulement de cerner ce que l’on peut penser avec la géographie, mais avec quels outils la géographie peut-elle nous aider à penser les nouveautés du monde ? Bien qu’il ne puisse être considéré comme un véritable théoricien, Pierre George se lance pourtant aussi dans cette entreprise. Il rappelle, à l’occasion, l’importance du contexte. L’épistémologie s’attache aussi à la politique, au technique et à l’économique. La science géographique est également celle d’un temps ; l’important pour le chercheur est qu’elle soit celle de son temps.

L’un des faits remarquables de cette démarche, et qui la signale comme essentiellement celle d’un chercheur, est qu’elle trouve sa source dans l’invisible et l’apparence autant que dans l’illusion. Le soupçon naît tout aussi bien de ce qui ne va plus que de ce qui ne se voit pas. Invisibles alors les faits si on les considère avec les yeux des notions du monde précédent. Apparente, elle aussi, la paix de ces peuples, à l’occasion inspirée par une « gestion politique autoritaire des territoires ». Au fond, n’aurait-on le choix qu’entre la dictature ou la guerre ? Et finalement, illusion, bien sûr, cette stabilité qui avait réglé les allures du monde dans lequel on pensait vivre. D’où logiquement, ce saisissant soupçon, a fortiori pour la géographie, science habituée à être portée vers la matérialité des choses : ce qui est vu ne dit peut-être pas tout. Décidément, des pans entiers de cette science s’effondrent. La géographie physique ou, plus précisément, la dimension physique des sociétés est au premier rang de ces remises en cause. Certes, les montagnes sont toujours là, mais leur sens géographique est bouleversé. Le constat n’est pas neuf, mais il prend une tournure spécifique. Cela tient à la formation de l’homme, dont les premiers travaux de recherche portaient sur le champ physique.

Plus positivement, Pierre George entame alors un rapide tour d’horizon des notions à interroger. L’échelle y tient une place de choix. Il en privilégie trois : le monde, l’Europe et la région. Là encore, il ne fait pas tant le constat de l’apparition de nouvelles échelles que celui du changement des « moyens et des habitudes de prendre en compte les distances ». En d’autres termes, ce sont les outils de leur mesure et ceux de leur construction qui changent. Certes, et à travers ce texte, l’auteur aurait pu s’appuyer sur l’affirmation de la dimension mondiale de la géographie. La notion de monde, telle qu’elle sera ultérieurement construite et avec sa majuscule, écrite, soit comme niveau à la fois supérieur et unique de l’échelle des géographes, reste très implicite. Elle aurait pourtant eu tout son rôle dans ce mouvement.

C’est que le souci du géographe se porte ailleurs. Plus que comme notion, le Monde est un problème dont l’interprétation est à chercher dans l’analyse croisée des problèmes d’espace et de temps. De fait, c’est là que s’enrichissent l’expérience de l’homme qui achève sa traversée du siècle et celle du géographe qui assiste aux rebondissements inattendus et imprévisibles de son histoire. Mais cette résolution problématique ne fait pas qu’actualiser des positionnements géographiques anciens. Elle en rejoint d’autres tout autant que ces autres la rejoignent et en contrastent les perspectives.

D’un côté, en effet, le croisement de l’espace et du temps fait remonter aux origines même de l’école française de géographie. Lucien Febvre (1938) et Jean Gottmann (1952) les prolongent à leur manière et avec leur entrée, même si ces auteurs, à eux seuls, constituent un courant moins central que celui qui se développe alors aux États-Unis et en Grande-Bretagne. De l’autre, la création de la revue Espace Temps en 1975 semble donner le signal d’un nouveau départ, du moins en France. Il rebondit avec le thème du paysage. Jean-Robert Pitte d’abord (1983) dans une logique narrative, puis Augustin Berque (1995), dans une approche plus analytique, en reprennent le chantier.

Les années 1990 deviennent celles de l’éclosion. Du côté des vidaliens, on notera le travail de Jean-René Trochet (1998). La géohistoire relue depuis son versant géographique reprend aussi de la vigueur grâce aux travaux d’Alain Reynaud (1992), puis de Christian Grataloup (1996). À propos des lieux, ce dernier combine géohistoire et chorématique. Plus tard et dans une autre logique, il abordera le niveau mondial (2007). Les lectures systémiques ne sont pas en reste. Bernard Lepetit [2] et Denise Pumain (1993) expérimentent le transfert des modèles d’auto organisation aux sciences sociales, et particulièrement aux systèmes spatiaux. Charles-Pierre Péguy l’élargit à l’approche générale (1996), le groupe Archaeomedes à l’analyse régionale (1998). Traversées et inspirées par le structuralisme, les réflexions régionales de Gilles Ritchot (1999) enrichies par celles, plus urbaines de Gaëtan Desmarais (1995) ou plus générales de Guy Mercier (1990) ouvrent une fenêtre sur la question finalement peu traitée, de l’émergence des lieux et de leur développement. Venue du même horizon géographique, le Québec, la synthèse de Serge Courville (1995) se donne en véritable théorie sociale à fondement spatial.

Pierre George prend ainsi part à une réflexion d’ensemble. En la matière, on peut dire que son cheminement en rejoint d’autres. Le sien s’ancre, en première analyse, dans des schémas et des modèles qui lui étaient familiers. Ils sont ceux du croisement entre les deux catégories et les deux territoires scientifiques habituels du champ. C’est donc sous les termes de l’histoire et de la géographie que l’agrégé de ces deux sciences [3], élève de l’école française de géographie, aborde et traite cette question. La référence, presque implicite, à l’un de ses illustres contemporains, Fernand Braudel, né en 1902, est pourtant incontournable. Chemin faisant, il nous rapproche des limites d’une telle entrée. Cette géographie ne serait-elle que le temps immobile d’une histoire attachée à l’étude des changements ? Ou bien cette histoire ne serait-elle que le début d’un présent que la géographie, science du mouvement, aurait pour tâche d’analyser et d’éclairer ? Ainsi vues, les lectures de Fernand Braudel et du Pierre George de La géographie à lapoursuite de l’histoire (1992) se neutralisent pour ainsi dire dans cette réciprocité qui fait que l’un est l’impensé de l’autre : le mobile de l’immobile, l’immobile du mobile…

Il ne s’agit donc plus seulement de se demander comment les sciences historiques et géographiques peuvent se combiner. On ne pense pas le monde contemporain avec les modèles du précédent. Désormais, le premier travail du géographe des années 1990 est de sortir de l’impasse : en regardant vers où ?

D’une Poursuite à une Chronique

De La géographie à la poursuite de l’histoire à la Chronique géographique au XXe siècle, il y a plus d’un an, et ce, malgré la chronologie. On peut y mesurer aussi, au sens scientifique s’entend, la distance d’un siècle et sans doute, celle d’un monde.

Le moment et le mouvement

Dès le début de Questions de géographie ou questions à la géographie ?, l’auteur suggère la nécessité d’une nouvelle formulation de la relation entre temps et espace. Pour la science géographique renouvelée, cette nouvelle technique de l’espace et du temps invite encore à changer de perspective et de modalité de temporalisation tout autant qu’elle impose d’intégrer centralement le mouvement. Il n’est désormais plus pensable de réfléchir en termes statiques.

Esquissé avec Les hommes sur la terre (1989), dont le titre secondaire est La géographie en mouvement, imposé de fait, par la mise en perspective du Métier de géographe, l’apport de la dimension temporelle des sociétés conduit Pierre George vers l’aval d’une mutation lente, mais irréversible. Au point de vue d’une immobilité structurante pour la science géographique devra succéder celui de la mobilité. Ce n’est pas tout.

L’expérience séculaire de Pierre George que les guerres yougoslaves convoquent, rend nécessaire une seconde réévaluation. Formulé de manière négative dans la phrase d’introduction, ce renversement de perspective remet aussi en cause toute une tradition géographique qui est sans doute un peu la sienne. Il conduit pourtant l’auteur à envisager, très positivement, les conséquences entières de ce bouleversement. Le référent temporel de cette science géographique ne peut plus être celui du temps immobile et arrêté, celui qui a nourri illusions et apparences, mais il devient celui de la durée et de la durabilité. On pourrait alors penser que Pierre George épouse, avec un peu de facilité, les idées d’une époque qui voit s’imposer le développement durable comme idéologie dominante. Mais son attitude n’est pas dictée par les prophéties apocalyptiques à fondement naturaliste qui font la popularité de ces thèses. Elle repose, bien au contraire, sur l’analyse de ce qui fait que, à un moment donné, le monde cesse, pour certains, d’être habitable. L’analyse des causes aboutit au même constat, mais ne conduit pas aux mêmes remèdes.

L’éphémère, le provisoire et le renouvelable rejoignent le durable, donc le fini et le renouvelé. Ils ne sont pas, ou plus, les marges du champ géographique, mais ses raisons mêmes. L’analyse par les processus s’impose donc avec le constat que le mouvement n’est plus le temps particulier d’un modèle dominant immobile, mais le cours normal du monde contemporain. Désormais, une question se fait pressante : combien de temps dure le présent ?

Logiquement, cette question débouche sur la problématique de deux moments forts des lieux : leur début et leur fin. Au cours des mêmes années, elle est centrale pour la géographie structurale québécoise, particulièrement attentive à l’émergence des lieux. Elle le deviendra aussi, dans le champ touristique, avec les travaux de l’équipe MIT [4]. Dans ce cas, la notion de moment de lieu y est conceptualisée (2005). Elle invite à penser la géographie de manière dynamique pour saisir, si possible, les raisons de l’invention de nouveaux lieux, à un moment donné, et celles de leurs transformations.

La diachronie des lieux

Une autre piste s’ouvre encore. Elle est désignée comme la problématique de la diachronie des lieux. L’expression apparaît par deux fois. La première signale le télescopage des échelles. Une multitude de temps et de dimensions traversent les lieux : le milieu local et la globalité s’y retrouvent et en même temps, y demeurent, hiérarchisées, les traces du passé tout autant que les annonces du futur. De même que les rapports d’échelles simples cessent d’être pertinents pour rendre compte des lieux, la linéarité n’est plus efficace pour penser le temps dans les lieux et peut-être encore moins pour aborder le problème de leur temporalité. Telles sont les multiples dimensions du présent géographique. Ce monde de l’espace global ne vit pas seulement à plusieurs vitesses. Monde du temps global, il est aussi fait de temps multiples. De fait, une conception linéaire et unifiée du temps n’est plus pertinente pour rendre compte des faits. Désormais, « les mots différences, retard, inégal développement n’ont déjà plus la même application qu’il y a à peine cinquante ans ». Et l’Europe du XXIe siècle peut alors côtoyer celle du XIXe. Ou plus exactement, il y a du XIXe, du XXe et du XXIe siècle dans l’Europe présente. Il ne faut donc pas s’y tromper, c’est toujours et uniquement de celle d’aujourd’hui dont il s’agit et c’est bien de ce présent dont parle la géographie : « Le présent est plus que jamais fait de combinaisons entre les reliquats du passé et surtout du passé le plus récent […] et les tâtonnements d’un futur encore mal dessiné et mal maîtrisé. C’est une des tâches de la géographie d’analyser les relations entre les uns et les autres, une certaine image du passage du flambeau de la course d’un siècle à l’autre » (George, 1994 [Chronique] : 99).

Certes, les choses sont encore rudimentaires, incertaines et approximatives. Mais l’essentiel est déjà là : de la Poursuite à la Chronique s’esquisse un changement de perspective, une bifurcation, dont on n’a pas fini de parler : « on est ainsi reconduit à une forme de géographie régionale qui est devenue, pour une part, une chronique de l’actualité plus qu’un inventaire de l’héritage, encore que celui-ci conserve sa place ». Pierre George fait du mouvement géographique, échelle et temps croisés, et de la diachronie des lieux deux marques initiales. Parmi quelques autres, elles engageaient par conséquent la science géographique dans un élan épistémologique pouvant la porter vers un saut d’autonomie essentiel. Il s’agit désormais, et pour ceux qui suivent, de se demander quelle(s) conception(s) du temps celle-là peut ou doit produire, pour elle autant que pour les autres sciences.

Même esquissée, l’idée du franchissement de ce palier est peut-être ce qui, maintenant, autorise voire suggère un autre retournement sur ce même texte. Science du présent, la géographie devient ici science du mouvement ou plus précisément, une science qui cherche à rendre compte du mouvement. Et alors comment cette science du mouvement ne pourrait-elle pas, et en même temps, être science en mouvement ?

Recherche scientifique : émotion et écriture

Au-delà de son contenu et de ses conclusions, ce texte nous livre encore la rare opportunité d’explorer le fonctionnement, si l’on peut dire, d’un chercheur. Car ce texte nous instruit aussi au coeur de ce que d’aucuns nomment méthode et que d’autres qualifient d’intuition, mais qui, sans que l’un exclût nécessairement l’autre, peut se dire ainsi : comment naissent les questions scientifiques ?

La présence engagée de l’auteur dans son texte en signe l’intérêt qui dépasse, comme texte scientifique, ses limites circonstancielles. Il y a là un éminent signe de jeunesse, ai-je envie de dire, pensant à Bachelard pour qui « accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé » (1996 : 7). En partie, ce trait tient dans le va-et-vient que Pierre George a encore envie de faire entre les plans de jeu des deux faces jamais totalement calées de la géographie. La première est celle de l’expérience du monde, c’est-à-dire l’expérience, parfois corporelle et toujours sensible de la vie. Elle est, à travers sa dimension géographique, celle de la condition humaine, expression clé de cette période de Pierre George. Elle peut être personnelle, liée à la présence directe dans les lieux. Mais elle est aussi celle de l’observateur attentif. Il suivra le déroulement d’histoires locales qui, plus que jamais en cette fin de siècle, concernent tous les habitants du monde tels que nous l’étions déjà devenus et a fortiori comme géographes. La seconde est celle de la science géographique : avec quelles méthodes et l’aide de quelles notions et catégories, mettre des mots sur l’expérience du Monde ? Comment la comprendre, en rendre compte, et finalement, trouver les raisons d’en être rassurés ?

Avec ce texte, Pierre George ne nous implique pas seulement dans son épistémologie. De ce point de vue du reste, cette réflexion sur l’espace et le temps n’est, parmi celles qui existent alors, probablement pas la plus théoriquement élaborée. Pas plus, elle n’est celle qui offre à la critique la conception la plus englobante du problème. Mais Pierre George nous montre, au-delà de l’épistémologie si l’on peut dire, au-delà des mots des textes pourrait-on encore ajouter, et – pourquoi pas ? – au-delà de la science elle-même, quelle est la singularité d’une pensée, d’un chercheur et d’un homme en nous donnant à voir comment une pensée émerge. Il nous entraîne, et ainsi nous y initie tout autant, au coeur de ce que l’on pourrait qualifier de tourment géographique. Nous entendons par cette expression l’inquiétude surgissant d’une béance dont l’origine a sa source dans l’incomplétude de mots et de notions scientifiques qui, aussi construits, sophistiqués et maîtrisés qu’ils fussent, soient et seront, ne permettront sans doute jamais de couvrir l’intégralité de l’expérience géographique du monde. Disant cela, nous parlons bien d’émotions et de sensibilité, c’est-à-dire de ce qui nous touche humainement et ce que cette démarche scientifique tient pour le matériau fondamental de sa conversion, par les mots, en pensée géographique : libido sciendi ?

Ayant réfléchi images et textes, Lise Lamarche et Guy Mercier (2000) témoignent, à leur manière, d’une vision extérieure. Il y a bien une source géographique à l’émotion humaine. Nous comprenons alors comment celle-là peut étouffer la science elle-même. Savoirs et sentiments peuvent faire bien mauvais ménage. En la matière, il ne suffit pas de voir pour croire. Et nous savons bien, en particulier depuis Lacan que : « dans son rapport au désir, la réalité n’apparaît que marginale » (2002 : 123). Ajoutons à cela que les exemples de tels aveuglements ne manquent pas dans l’histoire des sciences et que ceux qui ont conduit à des conséquences désastreuses sont faciles à trouver.

Pour autant, que la science géographique peut-elle gagner à dénier voire à refouler le sensible ? Car, par ce texte, on saisit aussi comment il peut en être l’indestructible ressort, engageant les chercheurs dans leur mobilisation permanente : il n’y a pas de questions de géographie, autrement dit pas d’expérience géographique du monde, qui ne soit pas, de fait, une question à la géographie, autrement dit un problème de la science géographique. Ou en formulant les constats autrement, on pourrait dire que c’est dans la construction de cette réflexivité fondamentale qu’une question humaine ou sociale devient une question de la science géographique. Il n’y en a donc pas qui n’implique une émotion, non seulement comme « premier moteur immobile », mais comme cet indicible qui serait à dire, à contenir parfois et à maîtriser, en le nommant et le situant.

La réflexivité qui nous semble aujourd’hui l’un des critères les plus imposants des sciences sociales et humaines contemporaines, est ainsi motorisée d’émotions. Émotion ? Stricto sensu, ce qui met en mouvement. Naissent-elles des limites des savoirs, de leurs trous, de leurs défauts et défaillances ? Elles seront aussi le lieu de leurs reconstructions et tout à la fois, l’une des énergies inépuisables de leurs reconstitutions, sans fin. L’émotion humaine, finalement celle de la rencontre avec l’autre qui, dans sa dimension géographique, passe par le monde, est cela même qui participe à la mise en mouvement des sciences et plus particulièrement des sciences sociales et humaines. Il ne faut donc pas s’étonner que, rappelant la « conscience d’être », Pierre George invite aussi à penser le « réveil des nationalités ». La science géographique est politique, nous le savons tous! Mais elle est aussi, osons le découvrir, existentielle!

Du Monde vécu et ressenti au texte scientifique, il n’y a donc pas que les outils de la science géographique. Il n’y a pas que l’intelligence scientifique du géographe. Il y a son écriture. L’écriture n’est pas la rédaction, donc. Elle est ce processus même de production d’un texte par lequel le Monde est converti en mots. Ce faisant, mis à distance dans l’inscription figée des termes, il se transmet et du coup, se change. Mais alors, que reste-t-il de l’oeuvre quand temps et sciences seront passés ?

De mot en mot, si ce n’est entre eux, ce texte, parce qu’il n’est plus d’actualité, nous permet d’entrer dans une autre dimension de sa lecture : accéder au-delà du géographe et de son analyse du monde à l’inspiratrice des deux, la sensibilité de l’homme. Des derniers textes de Pierre George, ce qui m’a le plus touché et inspiré est que, au fil des lignes, c’est sa personne qui paraît, et à travers elle et sa géographie, l’ébauche d’une rencontre possible.

Les sciences sociales et humaines qualitatives s’écrivent majoritairement avec le langage courant. Et jusque dans leur souci de définitions précises des termes, cette écriture est style. Une fois encore et en la matière, ce qui est dit compte autant que la manière de le dire. Voulu ou non, accepté ou non, le style est partie prenante de l’écriture comme de la lecture scientifique, de l’intérêt qu’on y prend et de l’épaisseur que l’on y discerne. Car en matière d’écriture scientifique, peut-être de manière particulière, c’est à travers le style que se noue ce qui fait aussi la portée d’un texte : l’articulation de la pensée et du sensible, en d’autres termes, à travers son écriture, la manifestation d’une pensée sensible. C’est ainsi que s’opère ce qui me semble être l’un des projets essentiels de la pensée humaine, celui qui fait que l’intelligence et la maîtrise scientifiques deviennent les arguments mêmes d’une esthétique, pour ne pas dire d’une poésie du monde. Car cette poésie constitue, pour la science géographique, son origine autant que l’un de ses aboutissements. Achevée, elle prend, au-delà d’elle-même, le sens d’une pensée vivante ou plus exactement, d’une pensée toujours vivante. Ainsi porté par l’esprit de son auteur manifesté dans la signature de l’homme, le texte entre dans une autre dimension des temporalités historiques où l’on comprend qu’il ne s’agit plus seulement de jeunesse, mais d’une vie, désormais retenue par la pensée des autres.

Conclusion : il n’y a pas de temps perdu

Pierre George nous montre la bifurcation. Mais à la croisée des chemins de la vie, il ne la suivra pas. Après le temps du monde viendra celui des collines, sollicité par une attentive écoute filiale ménageant, de surcroît, l’opportunité d’une publication aux éditions plus littéraires de la Table Ronde (1995). On aura alors peu de mal à y percevoir l’apesanteur pacifiée des rondeurs morvandelles [5] qui furent celles du début de l’écriture.

Tout comme dans Questions de géographie ou questions à la géographie ? concluant sur le local de l’Yonne – présence du Morvan - et les travaux de Jean-Paul Moreau [6] plutôt qu’ouvrant sur les nouvelles technologies de saisies du Monde, le mouvement se fait délibérément retour. Pourtant, il se veut encore transmission (George, 1995 : 9) : « N’est-il pas temps de faire le bilan de l’immobile […] en reprenant, pour quelque temps, les vieux outils de la géographie du début du siècle ». Le projet devient celui de la « géographie rétrospective », comme la définit Pierre Flatrès, qualifiant les ouvrages qui : « traitent d’une région, en lui appliquant les méthodes de la géographie, mais pour la décrire à un certain moment du passé » (1994 : 63). Mais on pourrait aussi lire ce livre comme la recherche de ces « lieux significatifs de l’âme » de Maurice Barrès qu’évoquait André Siegfried pour en faire un choix d’écriture (1952 : 11) : « Au cours des nombreux voyages, dans les cinq continents, j’ai noté au jour le jour les paysages qui m’avaient plus particulièrement frappé, mais dans mes livres, orientés surtout vers la politique, il n’y avait guère de place pour en parler ». On la désignera alors comme géographie poétique, à moins, peut-être, de considérer que l’horizon de ces deux expressions se confonde, dans le lointain d’un unique pléonasme. Mais peut-être, encore, préférera-t-on lire dans ce texte le témoignage de l’expérience de ce Monde qu’il considère alors et profondément comme le sien et qui se perd sous ses yeux, ceux de l’homme du XXe siècle qui se dérobe peu à peu. Et du coup, nous parlant de cela qui nous implique et nous touche aussi, l’intérêt de ce travail dépasse les circonstances politiques, techniques et économiques de l’épistémologie. C’est qu’il entre, au-delà de celles-là, dans une dimension temporelle débordante, les aires du temps long du Monde : immobilité ?

Après Le temps des collines s’installa celui de l’invisible, puis du silence. Il précéda celui de l’absence. Je comprends, aujourd’hui, que le détournement discret de cette revue dont il aurait pu être le dernier à partir, accompagne très exactement ce que savoir mourir peut signifier : faire aussi en sorte que le vide de l’absence ne soit pas, en plus, une perte du temps, mais plutôt, dans un ultime envoi aux autres, un départ dans le mouvement vers le futur : (Pierre George, lettre du 14 mars 1995) [7]  : « La Géographie se doit d’être la conscience du temps vécu et de ses charges pour ne pas dire l’indicateur du possible et du dangereux dans le moyen terme, ce qui nous conduit à la limite où s’affrontent la conscience de responsabilité et les possibilités de prévisions, tant que de persuasion ».

Ironiquement, l’arrêt que lui signifia le Comité de lecture de la revue parisienne apporte, aujourd’hui, un éclairage particulier au texte. La disparition de son auteur, 10 ans jour pour jour après son expédition, participe à la construction de son exceptionnalité. Sans rien y toucher, il sera aussi devenu, au fil des ans, le dernier que j’ai reçu de son auteur et le premier que j’ai eu, au nom d’autres, à lui refuser… C’était à Paris. Nous étions le 7 octobre 1996. Un moment, j’ai cru qu’il fut arrivé, le jour de l’oubli. Le titre du texte m’inspira et j’en empruntai alors la tournure pour l’introduction de ce qui me semble être un des prolongements d’une pensée héritée, entre autres, des écrits de Pierre George (Lazzarotti, 2006).

Le temps passe donc. Mais à la différence des mondes, il ne se perd pas. Désormais l’histoire de ce texte et de son auteur est, ici et maintenant, délivrée en retournant à la vie des autres. Que cela ait cours dans les Cahiers de géographie de Québec ne doit rien au hasard, ni du point de vue de la recherche géographique québécoise, ni de celui des auteurs qui y sont présents. Bref, cette publication ne donne pas seulement à ce texte une seconde vie. Elle l’inscrit dans une autre perspective géographique, une autre dimension temporelle, et finalement, toute sa portée humaine, en particulier quand on sait à quel point cette partie du monde était l’un des très hauts lieux de la géographie du coeur de Pierre George.