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La signification et la portée d’un ouvrage se mesurent souvent au nombre de ses rééditions. Celles-ci montrent qu’il a une valeur intrinsèque et qu’il résiste à l’usure du temps. Ce constat s’applique au livre de Vincent Berdoulay. Publié pour la première fois en 1981, il fit l’objet d’une seconde édition en 1995. C’est la troisième édition qui est ici recensée. L’auteur dissèque en six chapitres bien charpentés les contextes et les processus qui ont permis l’émergence d’une école française de géographie entre 1870 et 1914. Il montre comment cette école se forma sous l’impulsion de Vidal de la Blache et de ses disciples et comment elle supplanta tous les autres courants de la géographie française de cette époque.

Face au défi d’une géographie allemande très développée, la géographie française tira sa force de ce modèle en se fixant des critères de scientificité. Le mouvement colonial de la Troisième République lui servit de catalyseur par la création de chaires, de cours et de périodiques. Plus encore, la place de l’enseignement dans l’idéologie républicaine conféra à la géographie un rôle capital dans les institutions scolaires. La géographie vidalienne se mit au diapason du nouvel ordre social en construction, en jouant sur l’alliance de la science et du progrès au service d’une morale laïque républicaine. Elle tira sa force des positions institutionnelles qu’elle occupait. Le succès de l’école vidalienne de géographie trouva sa source dans un ensemble épistémologique cohérent fondé sur l’importance accordée à la géomorphologie garante de rigueur scientifique, sur le conventionnalisme, sur la contingence et sur le possibilisme.

L’intérêt de l’ouvrage de Berdoulay est de mettre en relief le fait que le succès de la géographie vidalienne découle d’un double processus. D’une part, elle fut capable de s’insérer concrètement dans le mouvement socio-politique « républicaniste » de l’époque : généralisation de l’enseignement de la géographie à l’école, morale laïque teintée de solidarité sociale, nationalisme, colonialisme, régionalisme, foi dans la science et le progrès, pragmatisme face aux problèmes. D’autre part, elle apporta au nouveau régime un changement dans la vision du monde et elle fut un outil idéologique dans la modernisation du pays. Sa cohérence dans un cadre résolument scientifique lui permit cependant de conserver un aspect humaniste. Elle sut aussi coller au plus près à toutes les questions de l’époque.

Dans la postface de la réédition de 2008, Berdoulay précise certains compléments : imaginaire disciplinaire véhiculant des stéréotypes erronés, limites du terme de géographie vidalienne, préoccupations aménagistes sous-jacentes au mouvement colonial, etc. En définitive, le livre de Berdoulay représente un classique incontournable dans l’histoire des idées géographiques. Il est à souhaiter que des études similaires abordent la formation des écoles nationales de géographie des grands pays du monde. En ce début du XXIe siècle, on peut toutefois s’interroger sur l’existence d’une école française aussi homogène et aussi unifiée qu’elle l’était durant la période vidalienne.