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Une excursion géographique récente dans la petite communauté de Tullytown, Pennsylvanie, aux abords du fleuve Delaware, m’a permis d’observer un phénomène inévitable découlant du développement urbain : la gestion des matières résiduelles. En effet, cette communauté reçoit, trie et entrepose les déchets produits par les mégapoles de New York et Philadelphie, donnant naissance à d’immenses collines de vidanges qui s’étendent à perte de vue. Pour John McNeill et Peter Engelke, de tels phénomènes représentent parfaitement l’Anthropocène.

L’Anthropocène, un concept relativement nouveau dans le monde scientifique, ne constitue toutefois pas une réalité aussi récente qu’on le prétend. Les propositions afin de dater et définir l’Anthropocène en tant que nouvelle époque géologique sont extrêmement variées et sont toujours débattues aujourd’hui. En 2015, l’Institute of Australian Geographers publiait un numéro spécial de sa revue Geographical Research (vol. 53, no 3) consacré à la question intitulée Geographies of the Anthropocene. Cette publication a donné lieu à des textes très diversifiés qui font écho à plusieurs autres revues entièrement vouées à l’exploration de l’Anthropocène, telles que The Anthropocene Review, Anthropocene Magazine ou Anthropocene.

Sans faire référence à cet interminable débat qui oppose géologues, climatologues, biologistes, pour ne nommer que ceux-là (débat qui sera réglé formellement au cours des prochaines années par la Commission internationale de stratigraphie), les auteurs de The great acceleration proposent une année précise pour le début de l’Anthropocène : 1945. Il s’agit du début de cette période d’après-guerre qu’on appelle lesTrente Glorieuses, laquelle correspondrait également au début de cette accélération des impacts humains sur l’environnement. Au banc des accusés : l’énergie. Si, au début de l’Holocène (époque géologique correspondant à la fin de la dernière glaciation), l’être humain n’avait pas un impact aussi significatif, c’est parce que l’énergie dont il disposait était insuffisante pour lui permettre de rivaliser avec les grandes forces géologiques de la planète.

Or, avec la grande accélération suivant 1945, l’abondance et l’accessibilité de l’énergie dont l’être humain dispose font aujourd’hui que les actions humaines (intentionnelles) sont devenues un des plus importants facteurs contrôlant les cycles biogéochimiques de la terre, principalement celui du carbone, du souffre et de l’azote. Quant aux marqueurs, tant socioéconomiques que biophysiques, de cette grande accélération, ils ne sont pas difficiles à trouver : triplement de la population entre 1945 et 2015, urbanisation accélérée, utilisation intensive de l’énergie fossile (et de ses produits dérivés), perte de biodiversité marine et terrestre, harnachement des rivières, croissance économique exponentielle, développements miniers, industrie nucléaire, etc. La liste est longue et personne ne pourrait prétendre qu’elle est exhaustive, mais elle est très bien synthétisée.

Il existe cependant une confusion en science dans le fait qu’on associe généralement l’époque de l’Anthropocène à la définition de l’Anthropocène. Les auteurs cernent bien l’époque au niveau empirique en pointant un ensemble d’impacts environnementaux liés à l’Anthropocène depuis 1945, mais leur argumentation évacue un des aspects centraux : les sciences sociales et la construction historique du savoir scientifique. Cette lacune apparaît lorsqu’ils écrivent : « Scientific understanding has required a high degree of interdisciplinary cooperation involving geophysicists, oceanographers, meteorologists, biologists, physicists, geologists, mathematicians […] and other disciplines » (p. 72). L’absence de référence à des disciplines découlant des sciences sociales, comme si le savoir scientifique lié aux sciences naturelles constituait une science objective indépendante des interprétations sociales, est quelque peu regrettable.

Or, l’Anthropocène représente une réalité qui est, avant tout, ancrée dans le social. Le lecteur désireux d’en apprendre davantage sur sa définition, qui correspond à ses représentations et aux défis qui y sont attachés, devra consulter davantage de littérature scientifique sur le sujet. Oubli involontaire ou considéré de la part des auteurs, il n’en demeure pas moins que cet aspect de l’Anthropocène est – de loin – le plus important. Contrairement aux ères, périodes et époques géologiques qui l’ont précédé, l’Anthropocène, de par son actualité, n’est pas une classification neutre. Pour bien des scientifiques, il s’agit d’une époque noire, au futur imprégné de morosité, où les actions destructrices de l’être humain représentent la pire manifestation. Ce genre de discours de crise malthusienne ou ehrlichienne, qui dure depuis plusieurs décennies, constitue aujourd’hui une base importante des croyances et des ontologies au sein de la société. Et ce n’est que dans la conclusion que les auteurs abordent cette épineuse question. Heureusement pour le lecteur qui vient de traverser 205 pages présentant un ensemble de transformations liées à la grande accélération, ils refusent de tomber complètement dans ce piège pessimiste. En quelques pages, ils suggèrent même que l’Anthropocène représente un défi intellectuel, social et politique majeur dont les ajustements sociétaux ne font que commencer. Et que les sciences sociales, par leur capacité à traiter des politiques et des idéologies, constituent des bastions importants pour y faire face. Ils notent certaines petites victoires liées à cette prise de conscience de l’impact humain sur la biosphère au niveau mondial, comme l’émergence d’une culture environnementale depuis les années 1960 et la réduction de l’utilisation de chlorofluorocarbones (CFC). En ce sens, leur conclusion vient en quelque sorte réparer leur propre oubli et justifie la pertinence de l’ouvrage. Ironiquement, elle n’aurait pu se dévoiler sans les chapitres qui la précèdent.

En géographie, notamment, il devient pertinent de participer aux discussions et débats concernant ce nouveau concept afin de se l’approprier, le placer à la jonction des disciplines à première vue homogènes des sciences humaines et des sciences naturelles. L’Anthropocène est une manière d’exprimer les inquiétudes contemporaines quant à la relation qu’entretient l’être humain avec l’environnement, une relation qui est au coeur des sciences géographiques. Finalement, il ne serait que bénéfique pour la science francophone de suivre l’exemple de l’Institute of Australian Geographers et de s’aventurer sur le territoire de l’Anthropocène par des publications stimulantes concernant ce sujet qui n’a pas fini de faire couler l’encre.