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Il y a un quart de siècle, en publiant Du continent perdu à l’archipel retrouvé : le Québec et l‘Amérique française, nous nous sentions bien seuls. Des collègues chercheurs nous mettaient en garde contre les écueils sur lesquels échoueraient nos carrières en battant un cheval mort! « L’Amérique française ? C’est fini cette histoire-là », chuchotaient les uns. « Mettez-vous à la fine pointe des recherches en études canadiennes et québécoises », marmonnaient les autres. Pourtant, nous avons persévéré et croyons avoir pavé la voie vers un nouveau champ d’études valable, contribuant à l’émergence d’un réseau de recherche original, celui de la recherche en francophonie canadienne centré partiellement, mais pas exclusivement, sur le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) à l’Université d’Ottawa et l’Institut canadien de recherche sur les langues officielles (ICMRL) à l’Université de Moncton. D’ailleurs, ce sont ces deux institutions du haut savoir en francophonie canadienne, avec l’appui du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, qui se sont concertés pour assurer la parution de L’Espace francophone en milieu minoritaire au Canada.

Le sous-titre de cette brique de 562 pages, contenant 13 articles, écrits par 19 auteurs, séparés en trois sections (Populations, communautés et représentations de soi ; Institutions, espaces et mobilisations ; Politique, droit et autonomie) exprime bien son objectif  : faire le point sur les enjeux et les mobilisations des minorités francophones du Canada depuis la parution 10 ans plus tôt (1999) d’un autre ouvrage d’envergure, Francophonies minoritaires au Canada : état des lieux.

Mis en parallèle, les titres de ces deux anthologies pourraient faire croire que les mobilisations et les enjeux consécutifs à l’adoption en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés ont transformé la réalité franco-canadienne. Des lieux – francophonies au pluriel – on serait passé à un espace – francophonie au singulier. Or, tel est loin d’être le cas. La plupart des textes ici en témoignent, et les déplacements sur le terrain le démontrent. Il n’y a pas de retour vers une identité pancanadienne. D’abord, est-ce qu’il y en a déjà eu ? Les Acadiens, par exemple, n’ont jamais été des Canayens ni des Canadiens français.

Aux fins de cette recension, deux chapitres du livre sont particulièrement pertinents ; celui des géographes Anne Gilbert et Marie Lefebvre et celui de la politicologue Anne-Andrée Denault. En faisant appel à la notion de vitalité linguistique en milieu minoritaire, Gilbert et Lefebvre évoquent l’existence d’un « espace sous tension ». Pour en faire l’analyse, elles définissent et opérationnalisent le concept. Elles découvrent des milieux de vie extrêmement fragiles et remarquent une situation paradoxale où les jeunes s’anglicisent de plus en plus tout en faisant preuve d’une grande confiance en l’avenir. Pour ces deux chercheuses, deux thèses s’affrontent en ce qui a trait aux communautés francophones du Canada, l’une davantage pessimiste, l’autre légèrement optimiste. Elles croient prématuré de privilégier l’une ou l’autre.

Pour sa part, Denault se penche sur l’épineuse question des rapports entre les Québécois et les francophones hors Québec (comme on le disait dans les années 1970 et 1980). Elle examine les positions tenues par les divers gouvernements du Québec de 1970 à 2007 à l’égard des minorités francophones. Dans son analyse, elle cherche à vérifier l’affirmation suivante tant véhiculée depuis les États généraux du Canada français de 1967  : le Québec a abandonné les francophones des autres provinces! Denault prétend que toutes les formations politiques du Québec, peu importe leur couleur, ont eu un souci immuable à l’endroit des francophones de l’extérieur du Québec. L’État québécois, à travers le temps et par le biais de son Secrétariat des affaires intergouvernementales canadiennes, a tenté d’encourager et de faciliter la collaboration avec les communautés franco-canadiennes et acadienne. Cette évolution a abouti, selon Denault, à l’inauguration à Québec, le 17 octobre 2008, du Centre de la francophonie des Amériques dont la mission est « de contribuer à la promotion et à la mise en valeur d’une francophonie porteuse d’avenir pour la langue française par le renforcement et l’enrichissement des relations entre francophones et francophiles ». Son texte fait toutefois abstraction du Secrétariat permanent des peuples francophones (SPPF), établi sous le patronage du Parti Québécois en 1978 et démantelé par les Libéraux en 1992. Bien qu’à vocation internationale, le nouveau Centre des Amériques fait la plus grande place à la francophonie canadienne.

Si le titre d’un livre contient le mot « espace », les lecteurs – et surtout les géographes – peuvent s’attendre à y voir des cartes. Or, dans cet ample ouvrage, il n’y en a qu’une. Vers la fin du livre (p. 521), Johanne Poirier de l’Université libre de Bruxelles, dans un article portant le lourd titre « Au-delà des droits linguistiques et du fédéralisme classique : favoriser l’autonomie institutionnelle des francophonies minoritaires du Canada », essaie d’illustrer son propos à l’aide d’une carte quasi illisible intitulée « Proportion des communautés de langue officielle en situation minoritaire par première langue officielle parlée (PLOB) ». Fiouf! Cette lacune cartographique explique partiellement l’absence d’une liste des figures qui aurait pu se justifier, compte tenu de la présence d’une douzaine de photographies saupoudrées à travers les pages. Comparé à son parent, Francophonies minoritaires au Canada : état des lieux, richement illustré, Espace francophone au Canada fait pitié. Autre carence : un index, instrument fort utile dans un très long ouvrage de référence. Par contre, chacun des 13 articles est abondamment documenté par une bibliographie la plus à jour possible.

Si au début des années 1980, les chercheurs chevronnés en sciences sociales au Québec se moquaient de ceux qui tentaient de « déterrer des vieilles histoires du Canada français », tel n’est plus le cas. Ce livre, marqué par une grande participation de jeunes chercheurs de la nouvelle génération, en est la preuve. Les recherches en francophonie canadienne vont bon train, mais il s’agit là d’un champ tronqué – partiel. Les francophones des États-Unis sont deux fois plus nombreux que ceux du Canada à l’extérieur du Québec. Ceux de ce pays qui se disent d’origine ethnique française, canadienne-française ou acadienne sont deux fois plus nombreux que ceux du Canada, y compris le Québec. Force est de s’en rendre compte, d’engager un dialogue avec des chercheurs poursuivant des études sur les autres collectivités franco des Amériques et d’élaborer un champ d’études véritablement franco-américaines. Aujourd’hui, cette mission s’inscrit au programme d’action du Centre de la recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) à l’université d’Ottawa.