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Pour Josué De Castro (1964, 1965), la faim ne résultait pas d’un fatalisme de la nature ; elle se présentait plutôt comme « un phénomène artificiel créé par l’homme » (de Ravignan, 2003). La production agricole, la disponibilité des aliments, la capacité de se les procurer, de même que leurs qualités nutritives en font partie intégrante. Mais la pensée dominante, dans les décennies 1960-1970, considérait l’aliment d’abord et avant tout comme un bien d’échange faisant partie des circuits commerciaux. La valeur marchande de ce bien importait plus que son apport indispensable à la vie et à la santé des individus. La surpopulation faisait craindre une extension de la famine à la planète (Dumont, 1975 ; Borgstrom, 1967). Dans cette perspective, faire la promotion du mode de production des petits exploitants agricoles, de même que critiquer la dépendance croissante des pays pauvres en denrées alimentaires importées, constituaient des sujets à contre-courant des préoccupations des détenteurs du pouvoir.

Les semences de la Révolution verte, créations de l’industrie agroalimentaire, ont semblé mettre un terme au problème de la faim dans le monde. Les céréales à haut potentiel de rendement ont considérablement accru les quantités disponibles sur le marché. Mais le coût élevé de ces semences les rendait difficilement accessibles aux agriculteurs qui, pour la plupart, ne disposaient que de petites superficies (moins de trois hectares) ; et leurs fortes exigences en superficie et en eau ont accéléré le refoulement spatial de ces petites exploitations, un refoulement déjà bien engagé depuis la généralisation des monocultures (canne à sucre, coton, caoutchouc, etc.) au siècle précédent.

Le dilemme des pays en développement dans le cadre du commerce international

Même s’ils avaient astucieusement adapté leurs productions aux dures réalités de leurs environnements (Grigg, 1970 ; Millikan et Hapgood, 1967), les petits agriculteurs n’avaient pas bonne presse auprès des grands propriétaires terriens et des gouvernements. Leur mode d’utilisation du sol était généralement décrié comme mal adapté, dépassé, gaspilleur de terres agricoles (Paquette, 1982 : 18-26). La force de la tradition, la faiblesse de la productivité, le refus d’embrasser le progrès étaient constamment évoqués pour justifier ces perceptions négatives.

Se préoccuper des rapports entre agriculture et environnement n’était pas dans l’air du temps. En beaucoup de pays du Sud, l’introduction de monocultures qui répondaient aux besoins des Européens (surtout la canne à sucre) a suscité une dynamique de consolidation des terres aux dépens des terres des petits exploitants agricoles. Ceux-ci ont été graduellement confinés en des portions de plus en plus résiduelles des territoires nationaux, plus accidentées, moins bien arrosées, avec des sols de moindre qualité. On pouvait même se permettre parfois de douter de l’intelligence de ces paysans, entassés en des coins reculés des centres urbains et en des terres écologiquement fragiles.

Pourtant, encore aujourd’hui, les petits exploitants agricoles n’en constituent pas moins la très grande majorité des agriculteurs (plus des trois quarts) dans l’ensemble des pays en développement. Sous le coup des pressions de la modernité, la production à des fins d’autoconsommation ne suffit plus à répondre à leurs besoins. Beaucoup se sont ingéniés à générer des surplus sur leurs exploitations pour écoulement sur le marché local, ou ont occupé des emplois à temps partiel hors exploitation. La plupart ont persisté dans l’expérimentation avec leur mode d’utilisation du sol, c’est-à-dire la pratique d’une forme de polyculture, regardée de haut par les premiers européens comme « agriculture en mélange » par comparaison avec l’ordre rationnel de la monoculture (Paquette, 1982 : 14 et suiv.).

Mais, dans cette portion du territoire national où ils sont relégués, l’accroissement démographique s’est lourdement intensifié, entraînant un morcellement incontrôlé des terres agricoles, une atrophie du modèle et une multiplication des sans-terre. Ne trouvant plus, ou presque plus, à s’embaucher sur place dans les grandes plantations, la population de paysans a débordé hors de son territoire et beaucoup ont migré, la plupart du temps, vers les centres urbains. Même dans ces centres, les migrants peinent à trouver du travail ; ils se rabattent sur les bidonvilles dont les populations gonflent démesurément. Ils se résignent à accepter des tâches de courte durée, dans le secteur économique informel où les rémunérations restent très faibles.

Quant aux petits exploitants restés sur place, ils se voyaient vite acculés à une mécanique d’« involution », « une situation qui survient quand le niveau optimal de population – ou de disponibilité foncière – est dépassé dans les systèmes de production existants » (Geilfus, 1994 : 21). Le besoin de réformes agraires efficaces s’avérait impérieux. De telles réformes étaient d’autant plus réalisables que les besoins des petits exploitants agricoles étaient relativement modestes. Dans la Caraïbe, une superficie de trois hectares ou moins était réputée comme pouvant suffire pour faire vivre une famille (Paquette, 1982 : 174 et suiv.). Vandana Shiva, directrice du Research Foundation for Science, Technology and Natural Resource Policy en Inde, précisait qu’en son pays l’allocation des terres agricoles devrait favoriser l’exploitation de petite taille : « si un pays aussi entassé que l’Inde, où le capital est rare, avait le choix entre une seule exploitation de 100 acres ou quarante exploitations de 2,5 acres, il en coûterait moins cher en capital à l’économie nationale de choisir les petites exploitations » (Shiva, 2007).

Pour que des exploitations de taille aussi réduite donnent leur plein rendement et deviennent vraiment viables, l’investissement requis en main-d’oeuvre est considérable, et le travail très astreignant. Pour persister dans une telle entreprise, les exploitants doivent sentir que leur travail est économiquement et socialement valorisant. Pour ce faire, leurs gouvernements doivent les mettre à l’abri des importations alimentaires « déloyales », surtout s’il s’agit de denrées qui peuvent être produites localement ou s’il existe des substituts locaux à valeur nutritive égale. Souvent, ces denrées n’ont été délogées des régimes alimentaires locaux que parce que, dans leurs pays de provenance, les denrées importées ont bénéficié de substantielles subventions à la production ou à l’exportation. Chez les petits producteurs locaux, l’incitation à persévérer dans la production destinée au marché local a ainsi été étouffée. L’investissement dans la recherche pour améliorer leur mode de production, de même que l’encadrement technique pour entretenir chez eux le goût et l’ardeur au travail, ont fait cruellement défaut.

La logique du marché qui occupait de plus en plus l’avant-scène allait insensiblement en sens inverse. Le mécanisme d’un libre-échange fondé sur l’idéologie néolibérale, a profité « d’un statut d’exception pendant les quelque 50 premières années d’existence du système commercial établi sous l’égide du GATT [1] ». Les gouvernements des pays développés « ne se sont guère gênés pour subventionner grassement et allègrement leur production agricole nationale, que celle-ci soit destinée à leur marché intérieur ou au marché d’exportation ». Même l’entrée en vigueur de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC en 1995, qui a mis un terme à ce régime d’exception, n’est pas parvenu à enrayer cette pratique déloyale : « quoique le soutien financier gouvernemental agricole ait fait l’objet de réductions considérables, il continue de figurer au coeur des politiques agricoles nationales de la plupart des États développés et a ainsi pour effet, trop souvent, de fausser sournoisement les échanges de produits agricoles » (Deblock, 2002 : 104, 108).

Tout pays qui refusait de soumettre son marché domestique à cette compétition « déloyale » s’exposait à voir ses propres produits agricoles interdits d’accès aux marchés lucratifs des pays riches. Partout dans les pays industrialisés, les lobbies agricoles, et particulièrement ceux de l’agro-industrie, sont plus influents que l’immense masse des petits producteurs agricoles des pays en développement. La distorsion se trouvait intériorisée dans la structure du marché, comme l’a grossièrement avoué en 1986 le secrétaire américain à l’Agriculture en déclarant comme « un anachronisme hérité des temps passés […] l’idée que les pays en développement peuvent se nourrir eux-mêmes […]. Ils pourraient bien mieux assurer leur sécurité alimentaire en comptant sur les produits agricoles des États-Unis, qui sont disponibles dans la plupart des cas à des prix plus bas » (Bello, 2008 : 26).

La crise alimentaire de 2008 pousse cette intériorisation de la distorsion à son extrême limite : de nationale qu’elle était, la dépossession ou le refoulement spatial des petits agriculteurs devient une pratique internationale. Des pays déficients en terres agricoles mais enrichis par le commerce international investissent dans l’achat ou la location de terres agricoles dans les pays en développement pour se prémunir contre les risques de pénuries (Debailleul, 2009). En ces derniers, les gouvernements laissent des étrangers accaparer la source même du gagne-pain de leurs petits exploitants agricoles (Dossier Terres accaparées, paysans exclus, 2009 : 6-9).

La ruée vers les terres agricoles, une des manifestations de la crise alimentaire de 2008, est un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur au niveau international. Il y a un phénomène d’accaparement des terres par des investisseurs étrangers (État, multinationale) dans des États où la sécurité alimentaire des populations n’est pas toujours assurée. D’après GRAIN, ONG internationale dont l’objectif est de promouvoir la biodiversité agricole, ce sont près de 15 à 20 millions d’hectares de terre qui ont été loués ou acquis à l’étranger par une douzaine de pays aux fortes réserves financières (Corée du Sud, Japon, l’Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Chine). La recherche de terres arables, même si elle existe depuis des siècles, prend donc une ampleur nouvelle. (Doudies, 2009)

La responsabilité sociale des nouveaux arrivants par rapport aux droits des paysans locaux n’est pas prise en considération. Et « c’est vraiment l’agrobusiness qui s’installe : on cherche, sur ces terres, à transformer une agriculture paysanne en une agriculture industrielle » (Dossier Terres accaparées, paysans exclus, 2009 : 10-11).

La rationalité sous-jacente à l’apparente irrationalité du mode de production des petits exploitants agricoles

Toute intervention auprès des petits exploitants agricoles dans le but d’améliorer leurs rendements exige au préalable de bien comprendre leur mode de production, de dépasser le stade de la description et de définir la dynamique qui l’anime. La polyculture a vraisemblablement précédé la monoculture dans la succession historique des modes de production agricole (Geertz, 1963). Depuis longtemps, des cultures variées ont été pratiquées en associations sur de petites superficies. Encore aujourd’hui en Inde, « les paysans font pousser plus de quarante différentes plantes dans des champs cultivés depuis plus de deux mille ans sans baisse des rendements et sans ravageurs » (Cavanagh et Mander, 2005 : 294). Dans les Antilles françaises et anglaises, nous en avons comptabilisé jusqu’à 37 au cours de nos recherches dans les années 1970. Ce mécanisme d’association des cultures a été façonné par les petits exploitants au fil du temps, fusion des héritages africain et amérindien, pour assurer un minimum de rendement chaque année. Il repose sur une intelligence profonde, à la fois des variations météorologiques entre périodes de sécheresse prolongée et périodes de pluviosité excessive, des caprices de l’abondante vie bactériologique des sols et du fourmillement des parasites en surface. Les paysans ont appris par essais et erreurs à minimiser les risques environnementaux, à l’image de la végétation environnante qui s’est adaptée à cette imprévisibilité en associant des variétés multiples d’espèces « en compagnonnage ». Ils ont ainsi mis au point un mode de production agricole très raffiné, en équilibre avec leur environnement physique, qui a comme avantage de procurer constamment un rendement au moins minimum, tout en maintenant la fertilité des sols.

En géographie, les études de perception environnementale étaient courantes dans les années 1960 et 1970 (Sonnenfeld, 1972 ; Saarinen, 1976) ; mais elles abordaient très peu les perceptions des agriculteurs. Dans le cas de la polyculture, il paraissait important de déterminer comment les petits exploitants agricoles percevaient les contraintes imposées par leur environnement physique (i.e. leur carte mentale d’utilisation du sol), comment leurs décisions d’adaptation à ces contraintes se concrétisaient réellement dans leur utilisation du sol, et comment ces cartes, mentales et réelles, se recoupaient ou s’écartaient dans le temps. La cueillette de données a porté à la fois sur l’état actuel des petites exploitations, sur les changements que reflétait cet état par rapport à leur état antérieur et sur ceux qui étaient anticipés pour les années à venir.

Pour ce faire, un échantillon de petits exploitants agricoles, qui disposaient tous d’un droit fiable de propriété sur leur exploitation, garant d’un minimum de sécurité pour un engagement à moyen ou long terme, a d’abord été établi. Puis, en s’adressant à chacun des chefs d’exploitation composant l’échantillon, on a vérifié l’intensité de leur attachement à leur mode d’utilisation du sol à l’aide d’un test de préférence. Partout, tant dans l’île française de la Martinique que dans les îles anglaises de Sainte-Lucie, Barbade et Jamaïque, les petits exploitants agricoles se sont révélés profondément attachés à leurs façons de produire des aliments, c’est-à-dire à la polyculture. Par une cartographie minutieuse de l’utilisation du sol en chacune des exploitations de l’échantillon, les emplacements de toutes les cultures observées ont été minutieusement notés. Enfin, pour les données de changements passés et futurs d’utilisation du sol sur les exploitations (i.e. chacune des cultures pratiquées avant l’enquête et celles que l’exploitant projetait de pratiquer l’année suivant l’enquête), un questionnaire spécialement conçu a permis de recueillir les données directement de l’exploitant (Paquette, 2001b : 98, 110, 367 et suiv.).

Grâce à ces informations, il devenait possible de distinguer les cultures nouvellement introduites sur chacune des exploitations, d’identifier celles dont la présence allait en augmentant, celles dont la présence restait stable, celles dont la présence révélait une diminution et celles qui disparaissaient. L’étude a ainsi mis au jour la dynamique qui animait l’utilisation du sol chez les petits exploitants agricoles, plus précisément leur tendance à remplacer les tubercules par des légumes en fonction d’un meilleur ajustement aux changements dans les habitudes de consommation alimentaire. Un écart se creusait d’année en année entre le comportement recherché (manifesté par les préférences) et le comportement réel tel qu’il ressortait sur les cartes d’utilisation du sol.

Les recherches ont démontré que les paysans se désengageaient du mode d’utilisation du sol auquel ils étaient profondément attachés, notamment la polyculture. Ils tentaient de s’ajuster aux changements que provoquaient les importations de denrées alimentaires dans les habitudes de consommation. Une riche expérience durement acquise par ces paysans avec leur environnement au fil du temps se trouvait ainsi en voie d’effritement. Les politiques de « dépaysannisation » du monde préconisées par les tenants du néo libéralisme commençaient à avoir raison de leur attachement. En parallèle, les importations de denrées alimentaires augmentaient, même si l’environnement local disposait du potentiel nécessaire pour nourrir convenablement sa population. L’entreprise de dépaysannisation des pays du Sud exposait ces pays à des pénuries éventuelles, susceptibles de déboucher sur une grave crise alimentaire, comme celle qui a éclaté au grand jour en 2008. Heureusement, il existe encore « des milliers d’alternatives [sic] durables aux pratiques industrielles actuelles et aux monopoles corporatifs qui tiennent en otage le système alimentaire mondial, et littéralement des millions de gens qui s’emploient à faire avancer ces alternatives [sic] en ces temps de nécessité » (Holt-Giménez, 2008).

Ces solutions de rechange n’ont pas été reconnues à leur juste valeur, largement parce que la mesure des rendements universellement utilisée ne leur rendait pas justice. Dans un système de monoculture, le calcul des rendements s’était révélé relativement facile ; mais la transposition du même type de calcul dans un système de polyculture ne pouvait que donner des rendements nettement inférieurs à ceux de la monoculture et renforcer les préjugés à l’égard des petits exploitants agricoles. C’est à cette problématique que le géographe Donald Q. Innis (1961, 1997) s’est attaqué avec un soin méticuleux du détail au cours des années 1960 et 1970. Comme dans notre étude, sa réflexion a commencé par la cartographie des associations de cultures dans les exploitations agricoles de petite taille en Jamaïque, ce qu’il a ensuite poursuivi en plusieurs pays du monde. Son ouvrage-synthèse, publié en oeuvre posthume en 1997, est à deux reprises qualifié de « pionnier » par Slikkerveer (1997), anthropologue de formation. Innis a démontré que l’agriculture intercalaire, communément pratiquée dans les pays pauvres, repose sur de solides fondements scientifiques. Une mesure rigoureuse des rendements dans les associations de cultures traditionnelles révèle que ces associations sont plus productives à l’unité de superficie (acre ou hectare) que la monoculture ou l’agriculture conventionnelle (Paquette, 2001b : 23-29).

Pour Vandana Shiva également, la confusion vient de la façon de mesurer la productivité, qui ne prend pas en compte la biodiversité :

Leurs données [i.e. celles des promoteurs de l’agriculture chimique] ne tiennent pas complètement compte des méthodes de biodiversité agricole. Dès qu’on prend en considération la biodiversité, il n’y a pas de baisse de rendement. La plupart du temps, l’agriculture chimique se confond avec une culture seule, que ce soit des tomates ou du riz. Les succès en agriculture organique comprennent toujours divers systèmes d’agroforesterie qui présentent une diversité significative. Il vous faut faire une analyse des rendements de l’ensemble pour évaluer la productivité de tels systèmes – considérer toute la production de la biomasse utile. (Diaz, 2001)

Discréditer une agriculture qui ne produirait qu’une tonne de céréales par travailleur en comparaison avec une autre dont le rendement serait prétendument 1000 fois supérieur (Blouin, 2005) relève donc d’un réductionnisme grossièrement trompeur. Le barême utilisé est non seulement culturellement et scientifiquement biaisé, il sous-estime surtout le potentiel d’ingéniosité des paysans du monde et de l’agriculture intercalaire.

Évidemment, l’investissement en main-d’oeuvre, c’est-à-dire en heures de travail par personne, est nettement plus considérable en agriculture intercalaire, le travail y est plus ardu et la compréhension des multiples interactions entre les agents de l’atmosphère, des sols et du marché, intellectuellement plus exigeante que dans le système de monoculture. Mais, avec une aide technique appropriée et un minimum d’équipement agricole moderne (rotoculteur, minitracteur, etc.) emprunté à une coopérative agricole, le travail peut devenir moins astreignant, et même beaucoup plus valorisant. Dans le contexte du grave chômage qui règne en beaucoup de pays pauvres, ce type d’agriculture ouvre une voie de développement nettement sous-évaluée.

Une rationalité qui devient scientifiquement crédible

Innis a mené ses recherches à peu près en même temps que se tenaient les délibérations qui ont débouché sur la publication du Rapport Brundtland en 1987. La notion de développement durable était dans l’air. L’agroécologie a également émergé à cette époque, c’est-à-dire « une discipline visant à définir les principes de base écologiques pour l’étude, l’élaboration et la gestion des agroécosystèmes ; ceux-ci produisent en protégeant les ressources, respectent les traditions culturelles, et sont à la fois justes sur le plan social et viables au plan économique ». Les systèmes d’exploitation du sol des petits exploitants agricoles ont alors commencé à être considérés comme des agro écosystèmes, c’est-à-dire des systèmes fondés sur la biodiversité (Collins et Qualset, 1999).

Mais cette évolution ne va pas sans susciter de fortes résistances. En République dominicaine, par exemple, le tassement spatial du paysannat a non seulement fragilisé les disponibilités alimentaires locales, mais par un grossier revirement, les pourvoyeurs de ces disponibilités sont ouvertement dénoncés comme responsables des avancées de la dégradation environnementale. La forte parcellisation des terres dans les zones habitées par ces petits exploitants, de même que les défrichements qu’ils pratiquent « illégalement » dans les forêts environnantes, souvent à flanc de montagne, pour faire du charbon de bois et cultiver les tubercules indispensables à l’alimentation domestique, sont pointés du doigt par les grands propriétaires terriens et le gouvernement comme étant les vraies causes de la forte érosion qui embourbe les cours d’eau et accumule des sédiments dans le fond des lacs créés pour les infrastructures hydro électriques. Ce grave renversement des responsabilités conforte les élites locales dans leurs préjugés.

Sur une série chronologique de photos aériennes et de photos satellites couvrant la période 1935-1992, les indices de dégradation environnementale ont été relevés et enregistrés dans un système d’information géographique. Cette série chronologique a révélé que la grande exploitation a poussé son expansion territoriale jusqu’à envahir les zones écologiquement fragiles ; les sols mis à nu sur les flancs de montagne pour la création de pâturages contribuaient abondamment à l’érosion des sols. La responsabilité de l’érosion des sols était donc au moins partagée par les grands propriétaires terriens.

L’agro écologie (Altiery, 1995 ; Altieri et al., 1998) dans les pays pauvres et l’agriculture biologique dans les pays riches constituent conjointement une solide solution de rechange à l’agriculture conventionnelle. Leurs exigences de rigueur, informelle ou formelle, reflètent leurs positions respectives face à la complexité de l’environnement naturel. L’agriculture industrielle ne s’en est éloignée que pour se rapprocher de la « simplicité trompeuse de la monoculture » et la polyculture, au contraire, est restée collée à cette complexité qui n’a cessé d’être « troublante » (Paquette, 2001a). Présentement, grâce à l’alternative, l’être humain peut se ressourcer dans la nature, et ce faisant, reprendre contact avec sa complexité ; il retrouve « la liberté de systèmes autonomes, auto-organisateurs, échappant à tout contrôle ou toute manipulation ». Cette liberté retrouvée rebute les habitués de l’agriculture conventionnelle (Shiva, 2001), surtout les transnationales qui en profitent abondamment (Robin, 2008). Pour eux, cette solution n’est qu’un nostalgique retour en arrière ; l’agriculture paysanne ne peut constituer qu’une étape vers une agriculture au service de l’agro-industrie. Les négociations en cours à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne peuvent porter que sur des mesures de temporisation « jusqu’à ce que ces pays [i.e. les pays en développement] soient en mesure de moderniser leur secteur agricole et puissent concurrencer les produits étrangers » (Blouin, 2005). Refléter pleinement « la réalité des asymétries dans l’agriculture mondiale » n’est pas dans la mire de l’OMC.

L’agriculture paysanne dans le monde en développement

Pour plusieurs pays pauvres, la difficulté de mettre en place une économie agricole équilibrée a longuement paralysé leur action pour s’insérer dans le marché mondial. Mais récemment, en juillet 2008, ils sont enfin parvenus à rejeter les offres de l’OMC et se ranger derrière des poids lourds comme l’Inde et le Brésil. Ils ont trouvé en eux-mêmes la capacité d’exiger, des pays riches des concessions plus significatives au plan de l’aide fournie à leurs agriculteurs. Face au « rouleau compresseur libéral », les pays du Sud ont affiché « une nouvelle solidarité par rapport à des défis considérés désormais comme planétaires, qu’ils soient environnementaux ou sociaux, une solidarité qui permet une vision plus optimiste » (Zehler, 2005).

La résistance s’est d’abord fait sentir en Asie, où la libéralisation s’est abattue « comme un typhon » :

Les gouvernements asiatiques ont d’abord fait porter tout le poids de l’industrialisation au paysannat durant la période de politiques soi-disant développementalistes, c’est-à-dire d’industries avant tout. À Taïwan et en Corée du Sud, la réforme agraire a déclenché au tout début la prospérité en campagne dans les années 1950 en encourageant l’industrialisation. Mais, avec le tournant vers une industrialisation axée sur l’exportation en 1965, une demande de main-d’oeuvre peu coûteuse s’est fait sentir dans les industries. Les gouvernements ont alors délibérément abaissé les prix des denrées alimentaires, de sorte que les paysans se sont trouvés à subventionner l’émergence d’Économies Nouvelles Industrialisantes. Par rapport à ceux des citadins, les revenus des paysans chutèrent, et la stagnation de campagnes auparavant vibrantes déboucha sur une migration massive vers les villes et une offre soutenue de main-d’oeuvre bon marché aux usines. Les agriculteurs qui restaient dans les campagnes étaient surtout des personnes pauvres et âgées, et ils formaient une partie de plus en plus réduite de la main-d’oeuvre nationale. (Bello, 2007)

Après être devenus membres de l’OMC et avoir signé l’ASA (Accord sur l’agriculture) en 1995, les pays asiatiques ont vu leur filet de protection sociale s’éroder sévèrement. Étant donné que les subventions à l’agriculture dans les pays riches créaient de fortes distorsions dans le libre-échange, la capacité des pays pauvres de faire face à la compétition en agriculture se mit à faiblir de façon dramatique (Carfantan, 2002).

L’Inde, qui n’a vraiment rejoint le camp des Occidentaux qu’après l’effondrement de l’Union Soviétique, est sans doute le pays où cette résistance s’est affirmée avec le plus de fermeté (Shiva, 2007). En juin 2007, elle s’est positionnée avec audace en déclarant, contre vents et marées, qu’il lui fallait protéger son agriculture « de la concurrence internationale » (Ibid.). Déchiré entre les pressions extérieures pour la « moderniser » et les pressions intérieures pour s’opposer à la libéralisation du commerce telle que prônée par l’OMC (Bello, 2007), ce pays où le vote des paysans est incontournable a pris fait et cause pour sa population agricole : il a réclamé une clause de sauvegarde pour se protéger des importations massives. Même si la croissance de son PIB de 7,4 % (2008) démontre que son économie profite abondamment de la globalisation néo libérale, les petits exploitants agricoles indiens se sentent laissés pour compte (Monbiot, 2008) ; ils désespérent même de leur avenir, comme en témoignent la multiplication des suicides et les soulèvements populaires : « C’est en fait plus de 165 000 paysans […] qui se sont suicidés en Inde depuis 1997. […] L’ampleur et la régularité du phénomène sont telles que le suicide des fermiers indiens est devenu banal… » (Heuillard, 2009).

Le libre-échange entre en conflit direct avec les intérêts des petits agriculteurs : « les paysans du monde entier […] feront comme les Indiens, qui […] ont réclamé une clause de sauvegarde à l’OMC pour se protéger des importations massives ». Nombreux sont les protestataires qui demandent que l’agriculture soit retirée de la juridiction de l’OMC (Singh, 2005) et qu’elle soit confiée à un organisme spécifique encore à définir (Munier, 2009). Les succès de la Révolution verte avaient fait oublier que, même s’ils n’occupent plus qu’une faible partie des territoires agricoles nationaux (souvent moins de 20 %), les petits exploitants agricoles n’en continuent pas moins de former la très grande majorité des exploitants agricoles du monde et de jouer un rôle indispensable dans l’approvisionnement alimentaire local.

La monoculture doit sa rentabilité aux investissements soutenus des gouvernements et des institutions internationales en recherche scientifique. Pour leur part, les cultures pratiquées en associations (la polyculture) sur des exploitations de superficie restreintes ont été relativement délaissées par ces intervenants. Elles n’ont donc pas bénéficié des avantages, aux plans technique et monétaire, que procure une recherche scientifique formelle. Au cours du dernier quart du XXe siècle, alors que la productivité des monocultures donnait des signes d’essoufflement et que les effets environnementaux délétères de leur répétition année après année apparaissaient au grand jour, un regard moins embué de préjugés a pu enfin être jeté sur le mode de production qui prévalait encore dans un grand nombre de petites exploitations agricoles : ce mode a ainsi commencé à faire l’objet d’expérimentations formelles dans le but d’en découvrir les fondements scientifiques (Innis, 1997). En Inde, Shiva s’est particulièrement employée à mieux connaître les variétés de cultures pratiquées par les paysans indiens et, surtout, les pratiques de conservation des semences :

[En Inde], les petites exploitations traditionnelles typiques présentent une riche variété de méthodes d’agriculture intercalaire. Au cours des générations, les exploitants agricoles ont mis au point des systèmes sophistiqués pour la sélection et l’amélioration des variétés de semences qu’ils mettent en terre. Ces méthodes font partie intégrante de leurs rituels et relèvent généralement de la responsabilité des femmes. (PCD Forum Paradigm Warrior Profile, Profile of Vandana Shiva)

Shiva visait à contrecarrer l’effet de désaffection créé par la publicité des transnationales et à revigorer la fierté ravalée face aux préjugés. La relance de la polyculture est une entreprise de longue haleine : « le secteur corporatif a dû y mettre plusieurs années et des millions de dollars de propagande pour rendre les gens dépendants de pratiques agricoles non durables qui génèrent d’énormes profits pour l’agro-industrie globale » (Ibid.).

Ailleurs, surtout dans les pays développés, les consommateurs sont devenus fort soucieux de leur santé. Entre, d’un côté, les produits chimiques employés en agriculture et dans la préparation des aliments prêts à servir et, de l’autre, certaines des maladies qui les affligent, des liens de causalité semblent exister et rendre ces consommateurs soupçonneux à l’égard de la qualité des aliments qu’ils consomment. La croissance de la demande en produits alimentaires sains a contribué à nourrir les efforts de mise au point d’une solution de rechange moderne : en parallèle avec l’agro écologie, l’agriculture biologique gagne en popularité. À cause des exigences rigoureuses pour l’obtention de la certification, elle est pratiquée sur des exploitations agricoles de taille réduite par des agriculteurs qui s’astreignent à produire sans intrants chimiques, en recourant à des intrants naturels et en mariant légumes et animaux de ferme. Les produits sont généralement offerts aux consommateurs soit au marché public local, soit dans le cadre d’une collaboration avec les agriculteurs (ASC, ou Agriculture soutenue par la communauté). Coincé entre la crainte d’un retour en arrière (en faisant la promotion d’une agriculture perçue comme trop « traditionnelle ») et celle d’un glissement insensible vers l’agriculture industrielle, le système alimentaire fondé sur les petites exploitations agricoles aurait avantage à s’afficher comme « néotraditionnel », étant donné qu’il « repose sur la rencontre entre science moderne et savoirs autochtones » (FAO, 2007).

Des recherches récentes en génie génétique ouvrent une nouvelle avenue à l’accroissement de la productivité en agriculture intercalaire : « Les pauvres ont besoin qu’une « révolution des gènes » vienne poursuivre la « révolution verte » des années 1960 », affirmait récemment le New York Times en éditorial (2004). Cette révolution devrait se distinguer de la précédente en ne se mettant pas au service de l’industrie agroalimentaire. Ce type d’industrie n’a pas intérêt à faire des recherches sur les cultures que pratiquent les pauvres. L’approche génomique permet de renforcer les associations en redynamisant les expériences antérieures de résistance inscrites dans les gènes :

Un bon nombre d’espèces de plantes sont engagées dans une dynamique d’évolution à long terme avec une foule de pathogènes. La différence-clé vient du fait que la résistance repose sur un ensemble complexe de réponses, une multitude de gènes, une multitude de trajets, un jeu d’échec de cause et effet, patiemment élaboré au cours des âges dans les champs des cultivateurs, en des lopins de recherche, et au cours de 400 millions d’années d’évolution des plantes. (Manning, 2000 : 205)

Selon Robert Goodman, l’approche génomique fait appel à « notre capacité en rapide croissance de lire le génome dans sa totalité », un génome qui garde en mémoire les expériences d’associations passées et rend possible l’étude des « agroécosystèmes dans leurs situations génétiques et écologiques complexes », de même que la mise au point de « façons d’utiliser les méthodes génétiques et moléculaires modernes, qui sont tellement plus puissantes dans la mesure où elles nous rendent capables d’aborder des situations et des phénomènes plus complexes impossibles à aborder auparavant ». Les chercheurs sont confiants qu’en termes d’impact sur le commerce l’approche génomique est destinée à dépasser en seulement quelques années tout ce qui vient de la technologie transgénique (Manning, 2000 : 205).

La cartographie de l’entière séquence des gènes, tant ceux des plantes cultivées que ceux des organismes qui vivent dans le sol et l’air environnants, apparaît désormais plus prometteuse que la simple transgenèse.

La méthode d’essais et erreurs pratiquée informellement depuis longtemps par les petits exploitants agricoles trouve enfin sa consécration dans cette reconnaissance par la science de « l’inimaginable complexité de la nature. Pour survivre, il nous faut apprendre à respecter et harnacher cette complexité, parce qu’à un niveau fondamental, l’amélioration génétique fait partie de la société humaine ». Par son Collaborative Crop Research Program (CCRP), Programme de recherche en collaboration sur les plantes, la Fondation McKnight supporte, dans un tout, « la recherche et les partenariats qui visent à accroître la productivité des plantes, renforcer les gagne-pain, et améliorer l’alimentation ». Ce type de collaboration colle clairement aux vrais besoins des petits exploitants agricoles.

Parfois, de simples améliorations de procédures traditionnelles peuvent donner d’excellents résultats. Ainsi, une « révolution de la gestion » dans la production du riz (Broad, 2008), qui a échappé à l’attention des cultivateurs et des scientifiques pendant des milliers d’années et à laquelle se sont même opposés des scientifiques de renom jusqu’à tout récemment, s’annonce extrêmement prometteuse :

Typiquement les récoltes doublent, […] quand les cultivateurs plantent tôt, donnent plus d’espace aux semences pour pousser et cessent d’inonder les champs. Les coûts en eau et en semences se trouvent diminués, et la croissance de racines et de feuilles encouragée. La méthode, connue sous le nom de Système d’intensification du riz, ou SIR, insiste sur la qualité des plantes individuelles plutôt que sur la quantité. Elle applique une éthique du moins-pour-plus à la culture du riz.

Durant une décennie, elle est passée d’obscure théorie à tendance globale, et a fait face à une farouche résistance de la part de scientifiques reconnus du riz. Pourtant un million de cultivateurs de riz ont adopté le système, révèle le Dr Uphoff. Il prédit même que l’armée des ruraux va grossir à 10 millions d’agriculteurs en peu d’années dans un avenir prochain, pour accroître les récoltes, remplir les ventres et sauver des vies en grand nombre. (Broad, 2008)

Les principaux utilisateurs du SIR se trouvent en pas moins de 28 pays, parmi lesquels figurent l’Inde, la Chine, l’Indonésie, le Cambodge et le Viêt Nam. L’apport potentiel de ce système de production à la solution du problème alimentaire dans les pays pauvres est incommensurable, d’autant plus que son application à d’autres cultures n’est pas à exclure.

Souvent, en polyculture, la commercialisation des denrées agricoles récoltées pose problème, parce que chaque exploitation ne produit que de petites quantités de plusieurs denrées. Elle ne sait pas répondre à l’augmentation de la demande dans les villes en croissance. De sorte que le modèle agro-industriel de grandes surfaces, approvisionnées par des exploitants agricoles capables de mettre en marché de grosses quantités, est parvenu à s’imposer sans forte opposition. Mais, récemment en Inde, un riche homme d’affaires a entrepris de renverser la tendance, avec une adaptation à la réalité indienne. Il cherche à

susciter une révolution agricole. Il s’est mis à construire à l’échelle de la nation un réseau de centaines de supermarchés de style occidental et autres magasins de détail, en espérant les brancher directement sur les cultivateurs qui traditionnellement vendent [leurs produits] à des intermédiaires, dont plusieurs les achètent à des prix inférieurs à ceux du marché et sont largement vus comme des abuseurs et des usuriers. […] La méfiance est maintenant dépassée. Des gens d’affaires disent que M. Ambani s’est déjà imposé comme le grand transformateur de l’Inde, avec un héritage qui a beaucoup en commun avec les industrialistes américains du XIXe siècle. (Giridharadas, 2008)

Auparavant, les façons de faire occidentales l’emportaient : M. Ambani pense « que ce qui a changé, et le changement s’étale sur plusieurs générations, est la confiance en soi et l’estime de soi » (Giridharadas, 2008). Ce resserrement des liens entre producteurs et consommateurs, dans le cadre d’une indianisation de la commercialisation moderne, marque un net parti pris pour une modernité à l’indienne, une agriculture nettement paysanne en mesure d’approvisionner le marché local indien, contrairement à la déconnection qui caractérise ces rapports en milieu occidental.

Agriculture alternative et sécurité alimentaire

Le postulat que le potentiel de l’agriculture alternative est considérablement inférieur à celui de l’agriculture industrielle n’a pas été remis en question dans le passé. Sous l’impulsion des institutions financières internationales, surtout la Banque mondiale (BM), les pays pauvres ont été amenés arbitrairement à rediriger leur agriculture nationale vers l’exportation. Dans un revirement récent (Banque mondiale, 2007), cette institution déplore les conséquences de cette stratégie sans vraiment y apporter de changement. C’est que l’agriculture « représente des investissements trop prometteurs pour les laisser à une multitude de petits paysans entrepreneurs » (Chantry, 2008) :

Elle (la BM) argumente en tout premier lieu que l’agriculture est la clé pour l’allégement de la pauvreté chez les petits exploitants agricoles. La majorité des pauvres d’Afrique vivent en milieu rural et à divers degrés cultivent la terre. En second lieu, elle souligne que les marchés nationaux libéralisés restent la force première pour obtenir des accroissements de productivité et un allégement de la pauvreté  […] Derrière ces politiques entièrement « business as usual », on trouve des objectifs extrêmement contradictoires : la préoccupation humanitaire de l’allégement de la pauvreté s’affronte au fondamentalisme darwinien du marché. (Havnevik, et al., 2008)

Pourtant, ces exploitants agricoles dont on veut « libéraliser les marchés nationaux » ont foi dans leur mode de production, ils se savent capables de le faire évoluer pour tenir compte des changements dans la demande des consommateurs, d’améliorer les rendements de leurs exploitations, tout en demeurant respectueux de l’environnement. L’ouverture des marchés aux denrées alimentaires étrangères, la faveur accordée à la production orientée vers l’exportation, la faiblesse relative de l’appui de leurs gouvernements par rapport à celui accordé à l’agriculture industrielle se conjugent pour les « désengager ». Les bas prix des aliments importés offerts sur le marché domestique détournent la clientèle de leurs produits plus chers (Paquette, 1985 : 615-626) :

Selon la FAO, « les dépenses totales des importations de produits alimentaires des PMA (pays les moins avancés) et des PFRDV (pays à faibles revenus et à déficit vivrier) en 2008 devaient augmenter de 37 et 40 % par rapport à 2007, après la hausse de 30 et 37 %, respectivement, déjà enregistrée l’année précédente ». Ainsi la facture des PFRDV passerait à 69 milliards en 2008. (Millet, et Toussaint, 2008)

La décision de l’OMC de se pencher sur les revendications des pays en développement dans le cadre du cycle de Doha, en 2001, semblait amorcer un revirement prometteur. Les négociations n’ayant pas donné les résultats escomptés, les pays en développement se sont ralliés pour en obtenir la suspension. La crainte de pénuries alimentaires qui s’est emparée de beaucoup de ces pays au milieu de 2008 a fortement contribué à renforcer leurs exigences en faveur de la protection des marchés domestiques. La faim a déjà suscité des émeutes allant jusqu’à la violence en plusieurs pays pauvres. Des pays exportateurs diminuent, ou même cessent, leurs exportations de denrées alimentaires de base ; et des pays qui en dépendent révisent leurs politiques d’approvisionnement alimentaire ou bien, par précaution, font l’acquisition de terres agricoles en pays étrangers (Debailleul, 2009). La sécurité alimentaire des pays est devenue une préoccupation majeure.

Les gouvernements d’Asie et de plusieurs pays d’Afrique redoutent l’éventualité d’une rareté de denrées essentielles à l’alimentation de leurs populations, une occasion propice au déclenchement de réactions de colère parmi les citadins à faibles revenus (Debailleul, 2009). Théoriquement, un État a l’obligation de voir à « d’abord nourrir [sa] population, à même les ressources de [son] territoire agricole et de [ses] fermes à dimension humaine » (Équiterre, Souveraineté alimentaire). Ce droit à définir sa propre politique alimentaire recouvre « la protection et la réglementation de la production et des échanges agricoles dans une optique de développement durable, […] l’autonomie alimentaire et l’élimination du dumping d’aliments » (Martinez, 2008). Dans son essence, une politique de sécurité alimentaire » constitue une stratégie responsable face à la libéralisation tous azimuts du commerce agricole comme l’entend l’Organisation mondiale du commerce (OMC) » (Équiterre, Souveraineté alimentaire).

Le recours à des plantes alimentaires comme la canne à sucre ou le maïs pour la production de biocarburants (éthanol par exemple) n’est que la plus récente des menaces à la sécurité alimentaire des pays (Debailleul, 2009). En s’ajoutant à la priorité déjà accordée à la production en vue de l’exportation, elle renforce les pressions qui font reculer la production axée sur l’approvisionnement du marché domestique. Quand il s’agit d’un bien aussi vital que la nourriture, aucun pays ne peut se mettre ainsi à la merci des fluctuations du commerce international. Il doit sécuriser son offre de nourriture.

L’engagement envers l’Afrique

En cherchant le sens à donner à l’effondrement de l’agriculture dans les pays en développement, un géographe nigérian a précisé qu’il faut moins le concevoir comme une « rupture des structures » que comme une « désorganisation » et une « maladaptation croissante des structures » (Mabogunje, 1982). Les problèmes que soulève l’effondrement ainsi compris « touchent directement la façon d’améliorer l’accès aux ressources nationales de la vaste majorité de la population d’un pays qui vit en zones rurales, et celle de s’assurer de sa participation dans les secteurs de prise de décision qui affectent leurs vies » (Mabogunje, 1982 : 91-92).

Il est vrai qu’en ajustant sa production vivrière à la demande des citadins, l’Afrique de l’Ouest a connu un « essor du vivrier marchand » peu commun :

Cette évolution remet en cause la vision dualiste et réductrice qui a longtemps conduit à opposer dans les systèmes de production paysans d’un côté les cultures vivrières chargées d’assurer la survie du groupe et de l’autre des cultures commerciales apportant les revenus à l’exploitation.

L’essor du vivrier marchand est d’autant plus remarquable qu’il doit très peu à la puissance publique. Il est d’abord le fruit d’initiatives paysannes, s’appuyant sur des systèmes agraires qui partout révèlent une souplesse et une adaptabilité remarquable. (Chaléard, 2003)

Mais, « contrairement à ce qui est écrit parfois, la population rurale de ces pays ne diminue pas, dans la majorité des cas, en dépit de l’exode rural, [elle] augmente » (Chaleard, 2002). La pauvreté en milieu rural continue de s’accentuer. « La persistance de la pauvreté rurale et la marginalisation des zones rurales éloignées » ont érodé la productivité de l’agriculture au cours des trois dernières décennies (Havnevik et al., 2008). Parmi les causes de cette persistance, figure en tête de liste « la perte graduelle des contrôles et des mécanismes d’aide gouvernementaux, qui a découlé des ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale comme prix à payer pour leur aide au service de sa dette extérieure » (Bello, 2008 : 27).

Il aura fallu attendre jusqu’à tout récemment pour que soit entreprise une initiative susceptible de dénouer cette impasse. À Rome, le 4 juin 2008, au cours d’un sommet portant sur la crise alimentaire, plusieurs organismes (PAM, FAO, FIDA, AGRA) sont parvenus à s’entendre « pour lancer une révolution verte en Afrique, par la stimulation de la production des petits agriculteurs dans les greniers à blé du continent, dans le but de mieux résister à la crise alimentaire » (AFP, 2008). Selon Kofi Annan, responsable de l’Alliance pour une révolution verte (AGRA), une ONG internationale qui soutient les petits producteurs africains, cet accord est sans précédent. Il ouvre une ère nouvelle pour l’Afrique : « Le continent africain a souffert d’un abandon sur le plan des lois agricoles et il accuse beaucoup de retard [...] nous avons besoin d’une action rapide pour changer la production agricole et améliorer l’accès à la nourriture », a résumé l’ancien secrétaire général de l’ONU.

Tout en reconnaissant que les petits agriculteurs sont les premiers concernés par cette initiative, la « nouvelle révolution verte » reprend certaines pratiques et certains objectifs de l’agriculture industrielle :

Les agences de l’ONU et l’AGRA leur fourniront notamment de nouvelles variétés de semences et de plantes adaptées, et leur permettront un meilleur accès aux engrais ainsi qu’aux méthodes de « lutte contre les animaux ravageurs sans nuire à l’environnement ». Les routes et les moyens de communication seront en outre « améliorés », selon le communiqué. Nous leur assurerons les infrastructures pour leur développement. Notre but est de faire augmenter la production agricole de 6 % par année, a affirmé M. Annan, soulignant que le but de ces interventions était de « réduire l’aide alimentaire apportée à l’Afrique ». (AFP, 2008a)

Mais, l’Afrique de l’Ouest met aussi de l’avant des préoccupations qui relèvent de l’agroécologie. Kofi Annan a tenu à souligner que cette « révolution verte » se ferait dans le respect de la biodiversité et s’adapterait aux réalités environnementales locales (AFP, 1008a), nécessairement dans le respect des associations locales de plantes vivrières. L’agriculture privilégiée pour assurer la sécurité alimentaire de l’Afrique emprunte à la fois à l’agriculture industrielle et à l’agriculture alternative.

Dans cette ambiguïté, les investisseurs privés ont vite flairé la bonne affaire, c’est-à-dire une occasion d’enrichissement par la promotion de l’agriculture industrielle en Afrique : « Ces nouveaux venus se préoccupent de profits avant tout, et ne partagent pas l’engagement de l’industrie dans la production agricole aussi bien quand ça va bien que quand ça va mal » (Henriques, 2008). Dans la mesure où ils proposent de consolider les terres des petits agriculteurs, ces investisseurs ne cachent pas leur conception de la modernité, qui relèguent les préoccupations sociales au rang d’avantages marginaux :

Emergent [une compagnie de gestion d’actifs dont la base est à Londres] est en train de lever entre 450 et 750 millions $ pour investir dans les terres agricoles de l’Afrique subsaharienne, où elle entend consolider les petites exploitations en exploitations plus productrices et y introduire du meilleur équipement. Emergent se propose aussi de pourvoir la main-d’oeuvre locale en cliniques et en écoles. (Ibid.)

Réunie sous l’égide de la FAO en juin 2008, la communauté internationale a eu peine à parvenir à un consensus. Elle s’engageait à promouvoir la sécurité alimentaire, tout en restant vague sur le rôle que devraient jouer les agriculteurs locaux pour y parvenir :

En adoptant cette déclaration, nous nous engageons à faire de la sécurité alimentaire une question permanente de politique nationale […] L’action concernant ces mesures donnera aux agriculteurs, en particulier dans les pays en développement, de nouvelles possibilités de vendre leurs produits sur les marchés mondiaux, et appuiera leurs efforts d’accroissement de la productivité et de la production. (AFP, 2008b)

Les Nations Unies sont parvenues à mieux clarifier leur position en décembre 2008, dans un document consacré à l’agriculture biologique et à la sécurité alimentaire en Afrique (UNEP-UNCTAD, 2008). À la suite d’expérimentations menées en divers pays d’Afrique de l’Est depuis au moins 2004, ces chercheurs déclarent sans ambiguïté que « l’agriculture biologique peut davantage procurer la sécurité alimentaire en Afrique que les systèmes de production plus conventionnels, et qu’à longue échéance elle est aussi vraisemblablement plus durable » (UNEP-UNCTAD, 2008). La notion d’agriculture biologique est alors élargie au-delà de la certification pour incorporer une bonne part d’agriculture traditionnelle biologique non certifiée, qualifiée dans le document de « presque biologique » (UNEP-UNCTAD, 2008). Ainsi, dans la mesure où l’on veut sérieusement résoudre les problèmes d’insécurité alimentaire en Afrique, on fait fausse route en priorisant arbitrairement l’agriculture conventionnelle.

L’exemple de Cuba

Cuba a fait la preuve que nécessité oblige, à savoir que la transition entre agriculture conventionnelle et agriculture alternative est réalisable. Privé de son approvisionnement en pétrole bon marché après l’effondrement de l’URSS, en 1991, et assujetti à une intensification de l’embargo américain, ce petit pays antillais n’avait d’autre choix que de se tourner vers une agriculture de proximité, qui rapprocherait consommateurs et producteurs. De nécessité vitale qu’elle était alors, cette agriculture alternative est ensuite devenue un véritable atout : « Grâce à un plan de reconversion nationale, on est passé en l’espace de quelques années d’une agriculture de type chimique et industrielle à une agriculture biologique » (Anonyme, 2007).

En appliquant avec sérieux les techniques de l’agroécologie, Cuba « a démontré que l’on pouvait garantir la sécurité alimentaire à l’échelle d’un pays en s’appuyant sur une réelle volonté politique et en privilégiant une approche intersectorielle globale et équitable d’agriculture biologique » (Ibid.). La population cubaine, urbanisée à près de 80 %, a mis en valeur en bordure de ses villes et surtout de La Havane, les terrains inutilisés, même les toitures des maisons, pour y pratiquer une forme de « permaculture » :

Depuis la transition d’une agriculture intensive à base de pétrochimie à une culture et un jardinage organique, Cuba consomme désormais 21 fois moins de pesticides qu’avant la Période Spéciale. Ils (les cubains) ont réussi à produire à grande échelle des pesticides et des fertilisants biologiques, et en exportent une partie vers d’autres pays d’Amérique latine. (Quinn, 2006)

Le succès de Cuba à se nourrir pendant une période de grave pénurie de pétrole a démontré qu’il est possible de survivre sans le pétrole. Ce pays dispose maintenant de 35 000 hectares de terres en jardins urbains coopératifs, capables de répondre rapidement à toute urgence semblable à celle qu’ont créée trois ouragans en 2008 en dévastant « près de 30 % des cultures dans les fermes de Cuba » (Besson, 2008).

Pourtant, Cuba importe encore environ 60 % de sa nourriture. En 2007, il lui en a coûté 1600 millions de dollars ; et en 2008, la même quantité de denrées pourrait lui coûter davantage, jusqu’à 20 % de plus. Cette dépendance peut être atténuée en renversant « la tendance à la décroissance des zones de terre cultivée dans l’Île, qui entre 1998 et 2007 était de 33 % ». Le pays a remis « dans les mains des paysans et des membres de coopératives des terres qui appartenaient jusqu’ici à l’État » (Vincent, 2008). Cette ouverture aux espaces plus éloignés des villes a vraisemblablement été rendue possible grâce au retour de disponibilités pétrolières, fournies cette fois-ci par le Vénézuéla dans le cadre de l’ALBA (Alliance bolivarienne des Amériques). Auparavant, le gouvernement avait retourné la prise de décisions le plus près possible des plantations, en éliminant beaucoup de chaînons intermédiaires […] des majorations avaient aussi été décidées par rapport aux prix que versent les entreprises étatiques d’approvisionnement qui achètent entre 70 et 80 % des récoltes des paysans privés qui, à leur tour, vendent sur un marché public le reste de leurs productions (Yepe, 2008).

En bref, Cuba a pris solidement en main sa propre sécurité alimentaire, en s’inspirant de l’expérience acquise depuis la réforme agraire dans son secteur agroécologique. La situation est complètement à l’inverse de celle qui prévaut aux États-Unis, pays où la force de l’agro-industrie est telle que l’agroécologique peine à se faire accepter, et où les pratiques agricoles courantes endommagent les sols et fragilisent la santé des consommateurs.

La « résurrection » de la ferme familiale

Pour parvenir à la sécurité alimentaire, il devient nécessaire de préconiser en milieu rural partout dans le monde, la « résurrection » de toutes les formes de petite exploitation agricole familiale :

Pourquoi la petite exploitation ? Parce qu’elle contribue d’abord à l’alimentation de l’exploitant – qui souvent est une femme, et de sa famille ; parce qu’elle est proche de la demande et s’adapte de manière flexible aux marchés alimentaires locaux ; parce qu’elle crée des emplois stables ; parce qu’elle ne nécessite pas de mécanisation ; parce que le petit entrepreneur est motivé et trouve, dans sa condition de producteur, un surcroit de revenus et de dignité. (Hessel et Lion, 2008)

Les pays pauvres y trouveront la clé qui mène à la sécurité alimentaire :

C’est à l’écart des impacts meurtriers et des fluctuations de la globalisation, par une approche locale et suivant des pratiques anciennes rendues plus productives, que réside, pour une bonne part, la clé de la sécurité alimentaire des pays pauvres. Des méthodes éprouvées existent. On espère que les décideurs politiques, au Nord et au Sud, sauront s’en inspirer. (Hessel et Lion, 2008)

Les États-Unis eux-mêmes connaissent un certain regain de vie de la petite exploitation agricole. Sur les quelque 300 000 nouvelles exploitations agricoles créées entre 2002 et 2007, « la production semble plus diversifiée, sur moins d’acres, avec des ventes plus faibles par des exploitants plus jeunes qui ont aussi un travail à l’extérieur de leur exploitation » (USDA, 2009). Cette bonne nouvelle constitue « une vraie source d’espoir pour l’agriculture américaine » (Klinkenborg, 2009). Avant son assermentation, le président Barack Obama, s’est positionné à ce sujet, à titre d’agriculteur-en-chef des États-Unis, en optant pour la « resolarisation » et « la re-régionalisation » de l’agriculture.

Le pays a besoin d’un plus grand nombre de petits agriculteurs répartis en plus d’endroits partout en Amérique […] pour des raisons de sécurité [pour cela, il se doit de] préserver chaque acre de bonne terre agricole située à moins d’une journée d’automobile de nos villes, [rebrancher le peuple américain sur la terre américaine et démontrer] qu’on n’a pas à choisir entre le bien-être de nos familles et la santé de l’environnement, et que bouffer moins de pétrole et plus de soleil peut participer au bien-être de l’un et de l’autre (Klinkenborg, 2009).

Des signes laissent entendre que le président Obama, tel que promis dans son discours d’inauguration, souscrit à cette conception de l’agriculture (Martin, 2009).

L’agriculture alternative face au défi de la malnutrition

Le vaste système agroalimentaire mondial bute sur deux problèmes majeurs. Dans les pays riches et parmi l’émergente classe moyenne des pays pauvres, le succès a été tel que la disponibilité de produits alimentaires de toutes sortes sur le marché a fait croître le nombre des mal-alimentés ou mal-nutris. Dans les pays pauvres, particulièrement en Afrique, la sous-alimentation et la malnutrition ont persisté. De 850 millions qu’il était en 2008, le nombre de personnes sous-alimentées dépasse désormais le milliard (PAM, 2010), malgré l’immense création de richesse dans l’ensemble du monde. Ce sont des manifestations navrantes d’un même échec. La prétention de l’agriculture conventionnelle à pouvoir produire suffisamment de nourriture pour nourrir adéquatement la population mondiale au complet se révèle donc mal fondée.

Selon la FAO en 2006, une nette corrélation existe entre, d’un côté, la forte prévalence de la sous-alimentation et, de l’autre, l’importance de la population rurale, le rôle de l’agriculture dans l’économie et la pratique des cultures de rente. Plus la population rurale est nombreuse, plus la part de l’agriculture dans l’économie est importante, et plus les cultures de rente pèsent lourd dans les exportations agricoles. De même, plus grande est la part de la population qui souffre de sous-alimentation (entre 2,5 % et plus de 35 %). Selon le rapport récent des Nations Unies sur l’agriculture biologique et la sécurité alimentaire en Afrique, « la majorité de ceux qui souffrent de faim chronique sont de petits agriculteurs dans les pays en développement qui produisent une bonne partie de ce qu’ils mangent et sont souvent pauvres et n’ont pas accès aux marchés des intrants et des produits » (UNEP-UNCTAD, 2008, 19 : note 87).

Menacés de rupture avec leur mode d’agriculture, les paysans sont acculés, pour leur propre alimentation, à dépendre de produits de l’agriculture conventionnelle, souvent importés, qu’ils n’ont pas les moyens de se procurer. Pour échapper le plus possible à cette dépendance, certains consentent à introduire dans leurs associations une culture de rentes en remplacement de cultures vivrières. D’autres cherchent un complément de revenu en occupant un emploi à l’extérieur de leur exploitation et d’autres, enfin, se glissent illégalement en zones forestières interdites pour y produire sur brûlis soit du charbon de bois, soit des tubercules (ou les deux).

Pour vraiment remédier à cette profonde insécurité au plan alimentaire, il importe d’abord de créer des conditions socioéconomiques qui favorisent l’accès à la terre par les paysans, et puis de valoriser leur mode de production aux yeux de la société environnante. Scientifiques et gouvernements doivent se donner la main pour apprécier ce mode de production à sa juste valeur, encadrer solidement ceux qui le pratiquent de conseillers formés en agroécologie, et faciliter l’écoulement de leurs produits sur le marché local à des prix qui assurent la viabilité de leur exploitation.

Dans son rapport de décembre 2008, l’ONU a démontré que les systèmes agricoles biologiques (certifiés et non certifiés ou « presque biologiques ») de l’Afrique sont capables ensemble d’assurer la sécurité alimentaire de la population de ce continent. L’expérience acquise par les recherches en Afrique est même valable pour tous les pays qui souffrent d’insécurité au plan alimentaire : « Les conclusions et les découvertes [de ce rapport] gardent leur pertinence pour tous les pays d’Afrique aussi bien que pour beaucoup d’autres pays en développement dans le monde » (UNEP-UNCTAD, 2008, vii et 1).

Cette question du potentiel de l’agriculture biologique (certifiée et non certifiée) de nourrir l’ensemble de la population de la planète suscite beaucoup d’intérêt (Halwell, 2007). Plusieurs raisons expliquent pourquoi (et comment) les produits biologiques peuvent nourrir le monde (Hamer et Anslow, 2008). Les participants à une conférence organisée par l’Université McGill en septembre 2008 ont fait le partage probable des rôles entre agriculture conventionnelle et agriculture alternative :

Les grands producteurs commerciaux des pays développés, du Brésil ou encore d’Asie continueront de compter pour la plus grande part des volumes de production mondiale, mais c’est avec les 450 millions de petits producteurs d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine que le plus de progrès peut être réalisé dans la lutte contre la faim et la pauvreté […] ils représentent tout de suite à eux seuls environ deux milliards quand on compte les membres de leur famille. Et puis, leur activité est au coeur de la vie économique et sociale de leurs communautés. (Desrosier, 2008) 

Fort probablement, l’agriculture biologique, surtout non certifiée, a le potentiel d’alimenter les pays en développement ; mais, pour les pays déjà développés, elle ne peut les nourrir que si leurs populations rapprochent leur consommation alimentaire de leurs besoins véritables.

Perspectives d’avenir

Le système actuel de production alimentaire mondial fait face à un grand paradoxe : « Le fossé se creuse entre la puissante agriculture productiviste du Nord qui accumule les excédents et l’agriculture des pays du Sud qui, globalement, peine à assurer une base vivrière et à développer des productions commerciales profitables » (Manzagol, 2007 : 75). Mais ce creusement semble en voie de cesser. Depuis les années 1970, alors qu’il fallait défendre l’intelligence des petits exploitants agricoles, d’immenses progrès ont été réalisés. Ces petits exploitants sont dorénavant reconnus comme sachant mieux faire face à la complexité de la nature que les agriculteurs conventionnels. Leur mode de production est reconnu comme étant plus approprié pour assurer la souveraineté alimentaire des pays pauvres.

En bref, ils sont acceptés comme étant les principaux artisans de leur propre développement et de l’approvisionnement alimentaire de leurs pays. Ils portent en eux-mêmes la solution à la crise alimentaire qui sévit actuellement (Beaudet, 2008). L’expérience acquise de façon informelle (agriculture biologique non certifiée) et les connaissances résultant de la recherche formelle en agriculture biologique certifiée s’inscrivent ensemble dans le système agricole mondial. L’IFOAM (International Federation of Organic Agriculture Movements) a déjà pris position à cet égard en 2004 :

L’agriculture biologique est souvent perçue comme se référant uniquement à l’agriculture biologique certifiée. Le but de cette prise de position est de faire savoir que la conception d’IFOAM de l’agriculture biologique va bien au-delà de la certification. La mission d’IFOAM comprend la mise en place à travers le monde de l’agriculture biologique dans toute sa diversité. Une partie de la diversité de l’agriculture biologique à travers le monde est l’agriculture biologique non certifiée. (Anonyme, 2004)

Depuis 1993, les petits agriculteurs représentent une force significative sur la scène internationale. La Via Campesina s’affiche comme « un rassemblement international de différentes organisations agricoles qui, aux quatre coins du globe, partagent leurs préoccupations, leurs problématiques et leurs revendications pour redonner aux paysans une voix commune » (Desmarais, 2008). Cet organisme regroupe pas moins de 148 organisations en provenance de 69 pays (Ibid. : 20). Selon certaines estimations, il compterait même plus de 150 millions de participants (Grubacic, 2008-2009 : 44-45). Le mouvement de repaysannisation du monde rural serait en train de gagner du terrain face au contrôle serré exercé par les grandes corporations sur la production alimentaire mondiale.

Dans l’état actuel des choses, l’agriculture conventionnelle reste condamnée à faire du surplace si elle persiste à prôner l’expansion d’une simplification excessive de la nature et à détourner les consommateurs des risques qu’elle fait courir à leur santé. Dynamisée par l’approche agroécologique, l’alternative a amorcé la reconquête de la fonction première de l’agriculture, celle de pourvoyeuse de sécurité alimentaire pour les populations des pays du monde, dans un mode de vie revalorisé par la recherche scientifique et valorisant pour l’exploitant.

L’accaparement des terres agricoles par l’agriculture conventionnelle a eu lieu à une période où l’alternative se trouvait en position de faiblesse. Mais, avec la hausse des coûts pour la mise en valeur du pétrole, elle pourrait bien se trouver prochainement en position de force :

Au cours des années 1990, l’économie américaine a perdu 0,8 hectare de terre agricole chaque minute. Le secteur agricole de l’avenir pourrait bien regagner le terrain perdu au même rythme. […] L’avenir ressemblera beaucoup au passé parce que les fermes se multiplieront. […] les forces du marché seront du côté de Mère Nature, pour une fois. (Rubin, 2010 : 309-310)

Entre ces deux sous-systèmes agricoles, une collaboration pourrait enfin s’établir. Prises séparément, les agricultures conventionnelle et alternative s’avèrent déficientes face aux immenses besoins de la population mondiale. Mais une collaboration n’est pas exclue ; l’urgence d’une complémentarité pourrait même faire émerger un modèle hybride :

On n’a pas le temps d’attendre qu’émerge la solution parfaite ; il nous faut commencer à transformer le système alimentaire aujourd’hui même, fort probablement avec des modèles hybrides […], prendre le meilleur des deux, l’alternative et les technologies courantes, et reconnaître pas uniquement la complexité de la véritable durabilité mais aussi la réalité pratique que le parfait est souvent l’ennemi du bien. (Roberts, 2009)

Seule l’agriculture biologique, certifiée et non certifiée, offre la véritable durabilité ; mais la réalité pratique rend l’agriculture conventionnelle indispensable.