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Voilà un ouvrage annoncé et attendu qui propose des résultats innovants sur une petite région du Québec dont la réussite économique est incontestable. Directeur de recherche en science politique au CNRS, Jacques Palard a en effet entrepris il y a une dizaine d’années un travail minutieux sur cette région et testé ses analyses lors d’une série de conférences en France et au Canada. L’ouvrage enfin paru apporte une démonstration magistrale qui « dénoue l’énigme », pour reprendre le titre de sa conclusion, de cette réussite qui fait de la région « une région qui gagne… un petit Japon ». L’hypothèse majeure de l’ouvrage est que ce territoire ne peut être compris sans mise en relation de ses forces économiques, religieuses, éducatives et associatives et sans rapporter celles-ci à un processus long de socialisation collective. Dans cette perspective, le territoire n’est pas seulement un cadre, un contexte ou un support matériel, mais un construit social et un système d’interactions ou, autrement dit, un véritable acteur collectif.

Cette approche assez classique pour les tenants de la géographie régionale contemporaine fait cependant de l’ouvrage bien plus qu’une simple monographie, et cela, pour au moins trois raisons. La première vient des recherches déjà menées par l’auteur, notamment celle sur la Vendée française qui permet de souligner une homologie structurale avec la Beauce québécoise. La deuxième est l’analyse fine d’autres études de communautés locales québécoises, en particulier celles des héritiers de l’École de Chicago, notamment Horace Miner sur Saint-Denis et Everett Cherrington Hughues sur Cantonville ; le rappel de ces précurseurs, mais aussi des travaux spécifiques consacrés à la Beauce par des chercheurs québécois à partir de l’approche marxiste ou de la théorie de la structuration (notamment Lavertue, Klein, Bariteau, Carrier, etc.) permet une mise en perspective très éclairante. La troisième raison qui fait de l’ouvrage plus qu’une simple monographie résulte des méthodes d’analyse choisies qui s’appuient sur un double raisonnement à la fois stratégique et systémique. Ce double regard offre un outillage original en croisant des approches généralement isolées et en mêlant des références françaises et anglo-saxonnes très contemporaines.

Fort de cette logistique, l’auteur aborde une seconde partie consacrée à la construction sociale de l’économie beauceronne. En quatre chapitres, il rappelle la réussite de cette région mais aussi ses paradoxes, insiste sur la gouvernance territoriale au service du tout industriel qui permet une aventure collective et communautaire et note les « fondements mémoriels d’une identité réfractaire ». Il peut ainsi analyser les mécanismes sociaux qui ont « construit » l’économie beauceronne contemporaine et qui peuvent être résumés par trois temps proposés en conclusion : le temps de l’acculturation qui est celui des acteurs façonnés par le territoire, le temps de la mobilisation, celui des acteurs qui façonnent le territoire, et le temps de la professionnalisation, celui des acteurs qui se façonnent eux-mêmes.

L’approche et la « thèse » de Jacques Palard nous semblent d’un intérêt majeur pour les sciences sociales et notamment pour la géographie, car elle illustre parfaitement le tournant de la discipline qui s’intéresse de plus en plus à la redéfinition de l’économique et à son articulation avec le culturel. La géographie économique des années 1960, sous la forme de l’analyse spatiale, a influencé l’ensemble de la géographie humaine, mais les modes d’analyse se sont inversés et la nouvelle géographie économique porte davantage crédit aux courants culturels qui ont touché la discipline. On assiste ainsi au passage d’une science de l’espace à une science des « lieux » (pour les anglophones) ou du « territoire » (pour les francophones). Alors que la mondialisation accentue les flux, la prise en compte des territoires spécifiques, selon des échelles variées (ici une petite région), souligne que l’espace reste marqué par sa concrétude et sa singularité, même s’il est toujours en élaboration. Qu’un auteur, spécialiste reconnu du Québec et de la science politique, apporte une contribution indéniable à la compréhension d’une réussite économique régionale en insistant sur l’environnement culturel et le rôle des acteurs locaux, souligne que le processus en cours dépasse une seule discipline. Les géographes et les aménageurs, mais aussi l’ensemble des sciences sociales, trouveront dans cet ouvrage des éléments novateurs d’analyse soulignant un véritable tournant dans l’approche régionale contextuelle.