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Dire le soi

Pour qui méconnaît le champ de la géographie, le fait de consacrer un numéro spécial de revue au « sujet » peut paraître surprenant. Qu’est-ce qui peut bien conduire les spécialistes d’un champ surtout connu pour ses descriptions de la surface de la terre à explorer le monde du « soi » et du « sujet » ? De fait, c’est la réaction qu’auraient pu avoir des géographes d’une génération précédente. En quoi la compréhension du soi et du sujet a-t-elle quelque chose à voir avec l’étude de l’espace, du lieu, de l’environnement ou du paysage ?

À ces questions, bien des réponses pourraient être facilement apportées par les géographes contemporains. Pour les tenants de la géographie culturelle et sociale, les concepts traditionnels du géographe ne se comprennent que sous l’angle relationnel, c’est-à-dire qu’ils doivent être mis en relation avec un point de vue particulier. Problématiser ce point de vue, qu’il s’agisse de la subjectivité du chercheur ou des subjectivités des individus et des groupes étudiés, est devenu l’une des questions centrales des dernières recherches menées au sein de la géographie humaine contemporaine. Les acteurs géographiques ne sont plus perçus, comme c’était le cas au début du XXe siècle, comme de simples agents du changement environnemental, des agents qui seraient dépourvus de réflexivité. À l’inverse, on les voit plutôt comme des êtres complexes, sociaux, moraux et capables de jugements esthétiques, engagés dans un processus continu de fabrication des lieux et de transformation de l’environnement.

L’intérêt grandissant des géographes pour le sujet et le soi constitue une facette intéressante de l’évolution de la géographie humaine moderne ; j’y reviendrai plus loin. Mais penchons-nous auparavant sur la question, plus pressante peut-être, de savoir où cela mène les recherches en géographie humaine. Il est toutefois difficile de s’engager vers de telles prédictions au regard d’un champ hautement fluide et fragmenté. La très grande diversité des recherches géographiques contemporaines constitue un défi impressionnant pour quiconque cherche à en résumer les tendances, et le climat actuel de suspicion à l’égard des métarécits milite de toute façon contre toute synthèse possible. L’objet de ce court article est de montrer qu’en géographie, la question du sujet et du soi traduit des changements au sein même de la géographie humaine, mais aussi au regard des conceptions dominantes de la subjectivité. Cela révèle une importante fracture intellectuelle qui se développe bien au-delà de la géographie.

En m’appuyant principalement sur la littérature géographique anglo-américaine, je me bornerai ici à montrer à quoi correspond cette fracture et à en entrevoir les conséquences potentielles vis-à-vis de ce champ disciplinaire. En raison des tensions politiques qui marquent la géographie contemporaine, cette fracture touche des questions et des débats qui n’en sont éloignés qu’à première vue. En effet, chacun de ces concepts, le soi et le sujet, a des implications différentes en ce qui concerne la construction démocratique des espaces et des lieux. L’ironie de la chose, c’est que la préférence croissante des géographes anglophones pour le terme de sujet (subject) plutôt que pour celui de soi (self) semble ramener le débat plus près de la distinction psychologique classique établie par James (1890) entre un soi-objet et un soi-sujet. Pour James, le soi en tant qu’objet est le soi phénoménal, dépouillé de sa patine humaniste, observé comme un fait social brut. C’est l’héritage perpétué par ceux qui préfèrent le terme de sujet à celui de soi. Quant à ce dernier, c’est celui que James voit comme le « soi » connaissant, conscient de lui-même, intentionnel, irréductible et résolument humaniste (Ibid. : 362).

Derrière les mots

Jusqu’ici, j’ai utilisé les termes de sujet et de soi de manière indifférenciée, à l’instar de ce qu’on fait en général dans la littérature géographique. Je n’ai pas non plus encore évoqué des concepts qui leur sont liés, tels que « identité » ou « corps ». Aucun d’eux, ni celui de subjectivité d’ailleurs, n’est synonyme de sujet ou de soi, mais dans l’usage qu’en font les géographes, leurs significations rejoignent celles de ces concepts. En géographie, le questionnement sur le soi et le sujet est, pour une très large part, lié aux problèmes de l’identité, qu’il s’agisse de l’intérêt ancien pour l’identité régionale ou nationale ou bien de celui, plus récent, pour le sexe des personnes ou la sexualité (Whatmore 1997 ; Radcliffe, 2006 ; Oswin, 2008). La subjectivité couvre un large éventail de thèmes qui vont des préoccupations épistémologiques classiques pour le subjectif et l’objectif aux questions relatives à la formation du sujet. L’aborder de façon concrète en a conduit beaucoup à en souligner la corporéité. C’est notamment le cas de la littérature féministe où le corps et le sujet forment un couple indissociable (Rose, 1993 ; McDowell, 1999). En termes de soi autonome, le corps est une entité distincte, comme le montrent les récits qui s’intéressent à la maladie et où le soi est pris au piège du corps (Moss et Dyck, 2002 ; Hansen et Philo, 2007).

Ces termes sont parfois liés de façon problématique à la notion d’individu, qui a des racines importantes dans l’humanisme classique (Todorov, 1998). Cette notion n’est pas antinomique avec celle de société car, comme Todorov le souligne, « les humanistes pensent que l’individu peut accéder à l’autonomie, c’est-à-dire agir en raison de sa propre volonté et en accord avec les lois que lui-même accepte, sans qu’il soit nécessaire pour autant de la concevoir en dehors de la communauté humaine » (1998 : 53). Comme je le montrerai un peu plus loin, le concept même d’individu n’intéresse la géographie humaine que depuis peu. La préoccupation pour l’agent géographique individuel a émergé dans la seconde moitié du XXe siècle et a gagné peu à peu en complexité à la suite des premières variations sur le thème de l’acteur économique rationnel.

C’est l’autonomie de l’agent, au sens de l’humanisme classique, qui est aujourd’hui remise en question par les théories poststructuralistes qui souhaitent déconstruire l’idée d’un soi autonome (Whatmore, 1997). L’argument poststructuraliste tend à éviter l’usage du concept de soi à cause de ses connotations de totalité, d’unité et de cohérence. Giddens a caractérisé ainsi les implications théoriques liées au choix de ce terme : « Pour les auteurs qui écrivent dans la veine poststructuraliste, le soi cesse effectivement d’exister : le seul sujet qui puisse exister est décentré et trouve son identité dans les fragments du langage ou du discours » (1991 : 170).

Ce glissement, pointé par Giddens, de l’idée moderne du soi autonome vers celle du sujet postmoderne décentré a des fondements à la fois sociaux et philosophiques. Les premiers suggèrent qu’une conception centrée du soi permet au sujet, à travers des récits identitaires cohérents et intégrés, de s’adapter à un monde de mobilité et de communication généralisées. Des identités individuelles plus fluides et contingentes émergent alors en réaction aux changements rapides de l’environnement social. Les seconds fondements, philosophiques, résident dans le contraste entre, d’une part, le cogito fondateur de Descartes, ce « je » désincarné qui observe le monde avec certitude et clairvoyance et dont Kant et Husserl offrent une version plus récente à travers le moi transcendental, et, d’autre part, le cogito brisé de Nietzsche considérant le langage comme une prison. Les avatars de ce scepticisme se retrouvent au XXe siècle chez Michel Foucault et Jacques Derrida (Ricoeur, 1990 : 11-12).

La littérature géographique sur le soi et le sujet reflète cette opposition. Postmodernes, poststructuralistes, postcolonialistes et posthumanistes parlent en géographie d’un sujet fragmenté, contingent et construit au travers de l’exposition continuelle à des processus d’identification et de différenciation. En privilégiant le concept de soi plutôt que celui de sujet, les tenants de la modernité ont opté pour une conception centrée du soi, un soi unifié et caractérisé en outre par l’autonomie et l’indépendance du jugement moral.

Ces deux points de vue sur la nature du soi et du sujet constituent deux points de départ très différents au regard de l’analyse géographique. Ainsi ceux qui optent pour un soi autonome et qui voient en l’agent individuel une volonté créatrice et une source de sens s’opposent-ils à ceux qui considèrent le sujet comme un bateau ivre balloté entre différentes trajectoires de vie, pris dans les courants contraires des processus et forces sociales. L’un considère l’individu comme étant à la base des changements culturels, tandis que l’autre le voit comme étant la simple expression d’une conjonction particulière de forces et processus sociaux, niant qu’on puisse le voir comme « un ego rationnel, centré et souverain, et comme un agent humain intentionnel et compétent, capable de (ré)actions spontanées et voulues, de créativité et d’innovation culturelle, de progrès et de changement » (Ernste, 2004 : 441). Ces points de vue représentent les deux extrêmes d’un débat polarisé dans lequel de nombreux géographes misent plutôt sur des positions intermédiaires.

De la culture et de la civilisation au soi et au sujet

Si la préoccupation pour le soi et le sujet est récente chez les géographes professionnels (le thème date de la toute fin du XXe siècle), la dimension du « subjectif » est partie intégrante de la géographie dès l’époque de son institutionnalisation au tournant des XIXe et XXe siècles. Mais cette préoccupation est restée relativement confinée à des débats sur la scientificité de la géographie et sur les dangers d’introduire la subjectivité dans une démarche qui pose l’objectivité comme étant la règle (Entrikin, 1991). Même les préoccupations plus courantes en sciences sociales et en historiographie pour la capacité d’agir des individus ont été des développements relativement récents en géographie. Les géographes du début du XXe siècle étudiaient les transformations de l’environnement à l’échelle des collectivités humaines, des cultures ou des civilisations, de même qu’ils se penchaient sur les genres de vie qui façonnaient les relations hommes-milieu (Claval et Entrikin, 2004). Les études régionales, ou celles portant sur le paysage et le territoire, autant de thèmes importants pour les géographies américaine et européenne de la première moitié du XXe siècle, ont évité la question du regard, adoptant plutôt le langage objectif de l’observateur distancié et omniscient et choisissant ainsi un point de « vue de nulle part » (Berdoulay et Entrikin, 1998 ; Entrikin et Berdoulay, 2005).

Au début du XXe siècle, le rôle de l’agent individuel n’a pratiquement pas nourri de discussions méthodologiques en géographie. Les débats philosophiques au sein des sciences sociales à propos de l’opposition entre individualisme méthodologique et holisme ont rarement trouvé écho dans le discours géographique, à l’exception du thème des représentations collectives en relation à l’idée de conscience régionale. Au milieu du XXe siècle, le tournant vers une géographie humaine plus appliquée et orientée vers les sciences sociales, qui conduisit à la révolution quantitative et à la modélisation microéconomique de la prise de décision, a soulevé de nouvelles questions à propos de l’acteur individuel dans l’espace. Dans la géographie américaine des années 1960, Wolpert (1964) innova en faisant observer que les décisions des agriculteurs étaient plus fonction de la manière dont ils percevaient une opportunité que la réalité même de celle-ci, et des chercheurs travaillant sur les calamités naturelles, tels que Burton, Kates et White (1978), ouvrirent la voie à l’étude de la perception du risque environnemental.

La pénétration en géographie des théories néoclassiques de microéconomie apporta un regain d’intérêt pour le décideur individuel et, en fin de compte, une insatisfaction vis-à-vis des présupposés du modèle, qui ont élargi le questionnement sur l’individu en tant qu’agent intentionnel. Une autre source de l’intérêt grandissant pour le sujet géographique aux États-Unis a été la contribution de chercheurs humanistes tels que Lowenthal (1961), Wright (1966) et Glacken (1967), qui ont tous étudié le poids des représentations.

Des évolutions similaires touchèrent d’autres écoles nationales de géographie, à la fois plus tardivement concernées par le développement de la modélisation et plus précocement orientées vers la pensée sociale en raison de l’influence puissante de la théorie marxiste en Europe continentale. Cette dernière influence a cependant, dans ses interprétations les plus orthodoxes, minimisé le rôle de l’individu, du soi et du sujet en tant que produits du romantisme et de la culture bourgeoise. Parmi les exceptions notables, on trouve notamment la géographie française à travers les travaux novateurs et encore largement méconnus de Dardel (1952) sur l’expérience géographique, ceux de Frémont (1976) sur l’espace vécu et la région et ceux de Bonnemaison (1985) sur l’approche culturelle de l’insularité. Néanmoins, l’approche structuraliste, celle qui a dominé la géographie humaine de l’après-guerre en France, a en général ignoré le rôle du sujet et du soi.

En la matière, la source d’inspiration qui a le plus directement compté a été la géographie humaniste et son accent mis sur le rôle des humains en tant que producteurs de sens (par exemple, Tuan, 1976). La critique actuelle ferait volontiers remarquer qu’on a quelque peu exagéré la part accordée à la volonté individuelle dans la création de sens face aux forces sociales puissantes sous-tendant l’action individuelle, et peu de géographes en ce début de XXIe siècle inscrivent leurs travaux dans le courant d’une géographie humaniste. Néanmoins, dans sa phase humaniste des années 1960-1980, la géographie a ouvert la boîte de Pandore du sujet et du soi et les géographes en supportent encore et toujours les conséquences (Entrikin et Teeple, 2006). Les réactions contre la géographie humaniste ont été telles qu’une écriture révisionniste de l’histoire a essayé de lui substituer un marxisme plus humain qui aurait ses sources dans le dernier Marx et ses interprètes du XXe siècle. À l’instar d’un Raymond Williams, ceux-ci plaident pour un néomarxisme moins déterministe et plus proche de l’individu (Harvey, 1996).

La géographie féministe a accéléré le phénomène de prise en compte de l’action humaine vue comme quelque chose de complexe, en mettant d’abord fortement l’accent sur le rôle distinct et insuffisamment étudié des femmes, puis en se tournant vers l’analyse approfondie des épistémologies informées par le sexe des personnes et la sexualité. Le point de vue féministe s’est étendu à l’exploration d’autres champs de l’identité sociale, de la géographie des enfants à celle du sexe et de la sexualité (Rose, 1993 ; McDowell, 1999). Les thèmes abordés dans ces différents domaines se rejoignent par l’importance qu’ils ont accordée à la formation de l’identité ainsi qu’aux forces sociales et aux contextes spatiaux qui la façonnent.

Le développement du thème du soi et du sujet est aussi à mettre en rapport avec l’attention croissante portée aux questions d’éthique et à ce qu’on appelle parfois les « géographies morales ». Ces dernières sont liées à l’émergence de l’éthique environnementale et à la fabrique des lieux à laquelle la géographie culturelle s’intéresse. Ces recherches ont produit un questionnement sur le jugement moral qu’implique la fabrication de « bons » environnements, par exemple la construction d’espaces socialement justes ou de lieux publics ouverts, et elles reflètent une attention croissante portée à l’action humaine dans toutes ses dimensions (Sack, 1997 et 2003 ; Tuan, 1998 et 1999).

L’individu, le soi et le sujet

Cette présentation schématique des récents développements de la géographie à propos du sujet et du soi pourrait être plus approfondie et développée, mais elle devrait à ce stade suffire pour qu’on se tourne maintenant vers la question de ce que cela a finalement produit. Quelle est la portée de cet intérêt géographique approfondi pour le sujet et le soi qui va, d’un côté, au-delà d’une meilleure prise en compte du soi dans toutes ses dimensions, en tant qu’être social, moral et capable de jugement esthétique, et d’un autre côté, au-delà d’une plus juste reconnaissance des forces sociales qui agissent sur lui ?

L’effondrement actuel des frontières et des barrières sociales et politiques traditionnelles a attiré l’attention au sein de la société sur les questions d’identité. Cela a fortement stimulé la pensée géographique afin que la question identitaire soit envisagée sous l’angle de ses rapports non seulement aux lieux, aux espaces et aux paysages du quotidien, mais aussi aux géographies des mythes. Toutes sortes d’identités concurrentes ressurgissent, comme le régionalisme, le nationalisme religieux, l’ethnicité, la sexualité etc., et toutes ont une expression géographique. Reconnaître la coconstruction du soi et du lieu, le fait que chacun se trouve façonné par des types de forces similaires, que chacun influe sur l’autre, est maintenant largement accepté en géographie (Sack, 2003). Pourtant, cette affirmation se dissout bien vite dans les oppositions théoriques relatives au débat sur le sujet décentré versus la conception centrée du soi.

La critique poststructuraliste soutient que l’identité, dans une conception centrée du soi, génère nécessairement de la différence, laquelle se retrouve au point de départ de la ségrégation spatiale. Le soi centré se construit par identification aux autres, mais aussi à travers une différenciation vis-à-vis de ces derniers. Cette construction de l’identité du soi et de la différence se manifeste dans des géographies concrètes. Dans leurs formes les plus virulentes, comme le fait remarquer la critique, de telles conceptions conduisent à l’idée d’une purification de l’espace et du territoire, une idée qu’on retrouve aux fondements des débats actuels sur le nettoyage ethnique (Campbell, 1998 ; Popke, 2003). Sous des formes plus modérées, elles créent des différenciations géographiques qui, moins pernicieuses, n’en sont pas moins puissantes, c’est-à-dire des lieux qui séparent des groupes dominants de ceux qui sont autres. Même si le désir de communauté qu’a le sujet centré est créateur de liens entre les gens, il n’empêche pas pour autant que de l’exclusion se produise. Pour ses détracteurs, l’appel à une communauté universelle, par exemple autour de l’universalité des droits de l’homme, n’exprime rien de réellement universel, mais traduit plutôt la généralisation d’intérêts particuliers de la part de certains groupes dominants.

Quant au sujet décentré, la principale critique qu’on lui adresse est qu’il sous-estime le désir d’universalité, qu’il n’offre aucune base commune au jugement moral et donc qu’il se dissout dans le relativisme moral, aboutissant en fin de compte à privilégier l’esprit de clocher et le simple pragmatisme. Ses défenseurs rétorquent que la reconnaissance d’une relation de rivalité inter et intra groupes crée de la contingence et de l’ouverture au sein des relations sociales, qui mettent en lumière la différence au lieu de la cacher derrière un consensus de façade, voire imposé. L’engagement lié à la concurrence et à l’argumentation, en rendant nécessaire la reconnaissance de l’autre, peut alors tenir lieu de communauté politique ou morale. L’égalité et l’ouverture sont effectives dès lors qu’aucun des groupes n’impose ses représentations aux autres. Selon l’approche poststructuraliste et posthumaniste, la recherche d’autonomie vis-à-vis de la communauté, telle que concevable sous l’angle du soi centré, conduit nécessairement à l’enfermement et à la division, tandis que le sujet décentré et les espaces qui lui sont associés sont multiples, ouverts, et résistent au cloisonnement. Le lieu et l’espace, au même titre que le sujet, sont « radicalement ouverts » (Popke, 2003 : 309). Certains ont étendu cette ouverture radicale au-delà des êtres humains, vers le monde des non-humains, comme c’est le cas de l’environnementalisme poststructuraliste et aussi des cosmopolitiques (Lolive et Soubeyran, 2007).

Le soi en tant que sujet et en tant qu’objet

Au départ interchangeables et synonymes dans leur utilisation, les mots « soi » et « sujet » en sont arrivés à fonctionner comme un condensé d’oppositions métathéoriques. Dans la géographie anglo-américaine, le glissement vers le terme de sujet est devenu le signe de la prise de distance, actuelle et à la mode, vis-à-vis de l’humanisme. On préfère le terme de sujet parce qu’il est moins catégorique que le soi en ce qui concerne la question de l’autonomie et des déterminismes sociaux, et parce qu’il s’avère ainsi délesté de toute connotation humaniste en ce qui concerne l’action individuelle. Pour beaucoup, cette prise de distance est allée trop loin, en ce sens que le sujet géographique n’a aucun poids vis-à-vis des processus sociaux et des relations de pouvoir et ne constitue, en somme, qu’une autre forme d’hétérodoxie fondée sur du déterminisme social.

Mais dernièrement, le terme de sujet n’est-il pas lui aussi en train de se charger de significations ayant une portée analogue ? Le théoricien critique Kellner observe que cela commence à se produire au sein du discours philosophique :

il est en effet intéressant de voir comment les discussions sur l’identité ont remplacé le discours sur le soi et le sujet en tant que centre d’intérêt majeur du questionnement philosophique. Le discours à propos du soi et du sujet s’est en effet chargé d’un poids métaphysique (et antimétaphysique) trop lourd, se réifiant dans des formes idéalistes, puis dissolvant les concepts de sujet et de soi (poststructuralisme) pour enfin décentrer et invalider l’action. Le discours de l’identité a aujourd’hui largement remplacé les débats concernant le sujet et le soi, reprenant à son compte certains thèmes métaphysiques, éthiques et politiques dans un contexte différent et usant d’un langage se voulant plus concret (2003 : 124, note 23).

Le couple formé des deux polarités que sont le soi et le sujet demeure très vivant en géographie, même si c’est la référence au sujet qui semble actuellement privilégiée dans la littérature géographique anglo-américaine. Paradoxalement, dans celle-ci, plus on recourt au terme de sujet, plus le soi individuel se pare des attributs de l’objet. Il semble que les géographes n’aient redécouvert qu’une partie seulement de la définition classique du soi donnée par James (1890), le soi en tant qu’objet ou chose connaissable, et qu’ils continuent à ne pas vouloir voir le soi en tant que sujet ou le soi en tant qu’être connaissant.