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Ce texte s’insère dans une réflexion sur la géographie telle qu’elle se présentait au Québec dans les années 1970. Nous abordons en particulier le domaine de l’aménagement du territoire. Au Québec, ce domaine inclut une vaste diversité de sujets. Mentionnons, entre autres, les rapports avec les Premières Nations et leurs territoires, la mise en valeur des ressources naturelles dans les régions ressources, la planification et le développement régional, les inégalités interrégionales et intrarégionales de revenus et d’accès aux services, le zonage agricole, les rénovations urbaines nécessaires en raison de la tenue d’événements importants tels l’Exposition universelle en 1967 et les Jeux olympiques en 1976 à Montréal, ainsi que le réaménagement de la colline Parlementaire dans les années 1960 et 1970 à Québec, etc. Compte tenu du besoin de cibler notre propos, nous avons choisi de nous limiter à un aspect spécifique de l’aménagement du territoire, à savoir la problématique de l’aménagement régional. Cette problématique permet de dégager les options politiques qui se sont confrontées dans les années 1970 au sujet de la structuration du territoire québécois, lesquelles ont interpellé la géographie, mais aussi d’autres sciences sociales telles que l’économie, la sociologie et les sciences politiques. L’aménagement régional a occupé une place importante dans le débat scientifique au Québec dès les années 1960, et ce, à cause des transformations majeures enclenchées par la Révolution tranquille en ce qui concerne la gestion, la planification et le développement du territoire.

Nous nous pencherons en particulier sur certains projets gouvernementaux et sur les réactions qu’ils ont suscitées. À partir d’une perspective néoinstitutionnaliste et, notamment, régulationniste (Boyer et Saillard, 2002 ; Klein, 2008a), nous soutiendrons que, à travers les débats entre les options des uns et des autres durant cette période, se profilent les bases des politiques qui ont été appliquées par la suite et qui reflètent les compromis institutionnels ayant donné lieu à une approche originale au Québec en matière d’aménagement régional. Selon notre hypothèse, cette approche est plus communautaire que celle qui se pratique ailleurs en Occident. La dimension communautaire de cette approche a été documentée dans un travail précédent (Klein et al., 2009), dont nous reprendrons ici certaines constatations. L’objectif de cet article est de développer l’hypothèse que la construction de cette approche s’insère dans les grandes tendances de l’évolution de la réflexion en géographie au sujet du rapport de la société au territoire, mais qu’elle s’en distingue à cause de la place accordée, au Québec, à l’acteur local et aux organisations de la société civile. Certes, la participation de ces acteurs se consolide à partir des années 1980, marquant ainsi le renouveau du « modèle québécois » [1], mais les bases de cette consolidation sont posées dans les années 1970, et c’est sur elles que nous concentrerons notre attention dans cet article.

Le texte sera divisé en trois sections. D’abord, nous présenterons le contexte théorique dans lequel il faut situer la problématique québécoise de l’aménagement régional dans les années 1970. Nous situerons cette problématique dans le contexte plus global de l’évolution paradigmatique en géographie. Nous montrerons, dans cette section, que les années 1970 ont représenté une période charnière, dans la mesure où elles se situent entre deux ruptures paradigmatiques, la première résultant de l’émergence d’une approche théorique appuyée sur une vision positiviste et rationnelle de l’espace géographique, et la deuxième découlant de la remise en question de cette approche théorique à cause de la crise de la modernité.

Dans une deuxième section, nous rappellerons les principaux éléments du débat sur l’aménagement régional au Québec pendant la période étudiée, dont les termes sont liés à la Révolution tranquille et à sa consolidation, ainsi qu’à la production d’un document, le Rapport HMR en 1970, lequel a déclenché des réactions multiples. Au-delà des éléments conjoncturels, le débat sur le Rapport HMR portait principalement sur l’articulation entre les régions centrales et les régions périphériques dans une politique globale d’aménagement. Nous verrons ici que ces débats s’inséraient dans le contexte des changements paradigmatiques analysés précédemment.

Dans la troisième section, nous reviendrons sur l’hypothèse de la spécificité québécoise en ce qui concerne l’aménagement régional en étudiant le lien qui s’établit entre les mouvements de contestation régionale, les mouvements communautaires en milieu urbain et la mise en oeuvre d’un modèle basé sur la concertation. Ce lien préside au virage vers l’application d’une nouvelle approche, celle d’un développement local d’orientation communautaire. Nous soutiendrons que les bases de cette approche se situent dans les options qui se construisent dans les années 1970, mais pour étayer cette hypothèse, nous devrons déborder cette période, quoique brièvement.

Notre objectif est donc de montrer que l’orientation communautaire qui a caractérisé les politiques et les pratiques en aménagement régional et local au Québec à partir des années 1980 voit sa source dans les débats scientifiques et politiques qui ont eu lieu dans les années 1970 comme conséquence d’apports convergents de géographes, sociologues et économistes intéressés au développement des territoires. Par cette discussion, nous essayons de voir l’évolution parallèle des idées scientifiques, des propositions normatives et des pratiques sociales telles qu’elles s’expriment dans le champ de l’aménagement, un champ d’étude et d’action largement multidisciplinaire, voire interdisciplinaire. Notre réflexion s’appuie sur l’analyse de certains textes théoriques qui ont marqué les changements paradigmatiques en géographie et sur celle de documents et de faits marquants qui révèlent l’évolution des points de vue sur les options à suivre au sujet de l’aménagement régional au Québec [2].

Le contexte théorique : l’aménagement régional entre deux ruptures paradigmatiques

Les transformations en cours dans la société pendant la période qui nous préoccupe concernant le rapport au territoire sont le reflet d’un questionnement généralisé sur les dispositifs territoriaux de régulation économique et sociale (Klein, 2008a), ce qui interpelle la géographie (Wolch et Dear, 1989 ; Cox, 1997). Pour bien comprendre les différentes orientations adoptées par la géographie québécoise dans les années 1970 à l’égard de ce questionnement, il faut placer cette période dans le contexte de l’évolution paradigmatique plus globale de la géographie (figure 1). Il faut se rappeler d’abord que la géographie québécoise, telle qu’elle a été instituée au Québec, notamment à l’Université Laval et à l’Université de Montréal, se situait dans le sillon de l’école française de géographie. Largement influencée par les idées de professeurs formés par des élèves de Paul Vidal de la Blache, notamment Raoul Blanchard [3], la géographie québécoise s’inspirait ainsi de la « science des lieux » énoncée par Vidal de la Blache au début du XXe siècle, dont la méthode fondamentale était celle de la monographie régionale. Cette géographie était essentiellement descriptive.

Figure 1

Les étapes de l’évolution de la pensée en géographie et en aménagement régional

Les étapes de l’évolution de la pensée en géographie et en aménagement régional

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Elle avait la richesse de l’exhaustivité, mais elle souffrait de l’absence d’un cadre puissant d’interprétation théorique et de vision globale. Cet attachement au lieu pouvait être interprété comme une réaction à la globalité modernisante amenée par le capitalisme triomphant du début du XIXe siècle, au même titre que la Cité-Jardin de Howard qui, comme on le sait, était largement inspirée des options communautaristes prônées au XIXe siècle, ou la Gemeinschaft de Tonnies [4]. Mais dans les décennies d’après-guerre, alors que toutes les sciences sociales construisaient des cadres théoriques forts, l’attachement au lieu plaçait la géographie à l’écart des débats scientifiques fondamentaux sur la société.

Cette orientation de la géographie tirait sa pertinence de sa mission première au moment de son institutionnalisation, à savoir la formation de professeurs de géographie. Cependant, le contexte a évolué. Les transformations que les sociétés occidentales ont vécues comme conséquence des changements dans les modes de gouvernance appliqués dans les différentes sociétés ont modifié les besoins en termes de compétences géographiques. Un nouveau mode de gouvernance s’impose et le laissez-faire classique est remplacé par l’approche keynésienne qui met l’État au centre des mécanismes de régulation et qui exige une gestion serrée de l’espace national [5].

La géographie inspirée par Vidal de la Blache devient ainsi moins pertinente, ce qui est mis en évidence par des géographes qui prônent une géographie active participant à la planification des territoires et proposant des solutions aux principaux problèmes économiques et sociaux auxquels les sociétés sont confrontées (George et al., 1964). En même temps, inspirés par les nouveaux besoins découlant de l’augmentation de la place que jouent les instances publiques dans l’aménagement territorial, les départements de géographie s’orientent vers la formation de professionnels capables de soutenir l’application des politiques publiques de planification et développement à l’égard des régions et des villes. Ce besoin encourage des géographes à prôner une géographie appliquée d’orientation professionnelle (Philipponneau, 1999), sans pour autant saisir l’occasion d’une remise en question théorique. À bien des égards, la géographie demeure une science des lieux, sauf que les lieux ne sont plus définis de la même façon. Plutôt que la région sociohistorique, c’est la région de planification, définie par les administrations publiques, qui est mise en exergue (Lajugie et al., 1979).

La vraie remise en question des bases théoriques de la science géographique émerge essentiellement à la fin des années 1960 et pendant les années 1970 (De Koninck, 1978). Cette remise en question est d’ailleurs le reflet de la tendance que suit l’ensemble des sciences sociales. En géographie, elle est largement influencée par des approches anglo-saxonnes, lesquelles s’imposent dans les institutions de production du savoir géographique. Deux tendances vont dénoncer la vacuité théorique de la géographie des lieux et de la géographie appliquée d’alors.

D’une part, dès les années 1960, émerge la géographie théorique, soutenue par l’application d’outils mathématiques à l’analyse de l’espace géographique. Sur ce plan, la géographie ne part pas de zéro car, dès les années 1930, des géographes – dont Christaller – ont proposé la théorie des places centrales, qu’Ullman (1941) et Berry (1967) diffusent aux États-Unis. À cette approche s’ajoutent les propositions de géographes tels Bunge (1962) et Harvey (1969) qui posent les bases d’une analyse spatiale théorique hypothético-déductive qui influencent plusieurs géographes au Québec (Villeneuve, 1972 ; Racine, 1973). Cette analyse présente un puissant potentiel de généralisation théorique à partir de modèles mathématiques, mais a une faible perspective critique (De Koninck, 1978). Cette faiblesse est d’ailleurs reconnue par certains des premiers partisans de la géographie théorique (Harvey, 1973 et 1984 ; Villeneuve, 1978), lesquels réclament une analyse permettant de changer la société et non seulement de l’expliquer ou de la gérer [6].

D’autre part, séduits par les adaptations universitaires et institutionnelles du marxisme et à la recherche d’explications globales critiques, certains géographes proposent le développement d’analyses qui permettent la généralisation théorique à partir des lois du matérialisme historique et de sa perspective structuraliste, appliquant à l’analyse de l’espace les notions de mode de production, de formation sociale et de classe sociale (Santos, 1977 ; Peet, 1978, Di Meo, 1980). Cette approche est nettement orientée vers la critique des injustices et des inégalités spatiales, ce qui explique sa désignation comme géographie critique (ou radicale, dans les écrits anglo-saxons). C’est ainsi qu’émergent des préoccupations au sujet du développement inégal des territoires, appuyées sur l’analyse du capital et du capitalisme aussi bien au niveau global (Capel, 1975 ; Lipietz, 1976 ; Aydalot, 1976) qu’à celui du Québec (Klein, 1978 ; Villeneuve, 1978 ; EZOP, 1981) [7].

Issues de perspectives socialement et philosophiquement opposées, la géographie théorique et la géographie marxiste des années 1970 convergent sur un certain nombre de points qui auront par la suite une forte importance. D’abord, ces deux approches privilégient une vision théorique de l’espace où les données spatiales offertes par les différentes sources statistiques prennent plus d’importance que les réalités vécues par les collectivités territoriales. Ensuite, elles adoptent une perspective macrospatiale, où les tendances générales ont plus d’importance que les spécificités locales. Puis, elles adhèrent à une vision modernisante et téléologique selon laquelle la société s’oriente, ou peut être orientée, vers le progrès, défini certes différemment par les tenants de l’une ou l’autre de ces perspectives, mais qui est souvent associé à la croissance de la production et de la consommation de biens et de services. Enfin, elles utilisent l’analyse empirique pour vérifier des hypothèses théoriques qui ne découlent pas des réalités empiriques, mais d’objectifs liés à l’argumentation théorique. Ni les fonctions de la géographie théorique, ni les structures de la géographie marxiste ne laissent de place active à l’acteur social ou territorial, encore moins à l’individu. Lorsque celui-ci est considéré, il lui est accordé une fonction préétablie dans une structure (socioéconomique, de classes, etc.). C’est ainsi que la géographie théorique aussi bien que la géographie marxiste contribuent à écarter les lieux de l’analyse géographique.

Parallèlement à ces deux courants, face aux limites de leurs conceptions positiviste et matérialiste, une approche qui cherche aussi à théoriser, mais qui est sensible à l’espace comme cadre de vie, commence à poindre. Il s’agit d’une géographie qu’on appelle humaniste, qui donne de l’importance à la dimension subjective et qui voit l’espace comme cadre de production de sens (Claval et Entrikin, 2004). Au sein de cette approche se déclinent plusieurs types de sensibilité au sujet de l’expérience humaine individuelle ou en groupe (Frémont et al., 1984). Les géographes faisant partie de ce courant s’intéressent à la culture, à l’identité, aux représentations et à l’espace vécu, ainsi qu’à des problèmes sociaux tels la pauvreté, le logement, la marginalité, les crises sociales et les changements sociaux et culturels (Collectif français de géographie sociale et urbaine, 1984). Une lecture de l’aménagement du territoire attentive aux caractéristiques intrinsèques des lieux et de leurs habitants émerge dans ce contexte, notamment dans le cas du Québec, à travers les travaux de Marcel Bélanger (Bélanger et Gendreau, 1978) lesquels anticipent des orientations culturalistes qui vont se généraliser plus tard (Bédard, 2007). On voit ainsi se mettre en place les jalons d’une géographie de l’aménagement sensible à l’acteur social et qui, plus tard, convergeant avec le renouvellement de l’approche marxiste, va remettre le lieu et l’humain au centre de la réflexion sur le développement des territoires (Vachon et Coallier, 1993).

Les années 1970 ont donc constitué une période charnière dans l’évolution de la géographie à l’échelle globale, ce qui, comme on l’a vu, n’a pas manqué d’affecter le Québec. Comme résultat de l’importance que prennent l’approche quantitative et l’approche marxiste, un nouveau paradigme s’impose et domine la géographie. Ce paradigme va avoir une influence décisive jusque dans les années 1980 alors que la fin de la confiance dans les vertus de la modernité provoquera une remise en question des « grands récits » (Lyotard, 1979) sur lesquels s’appuyaient la géographie théorique et la géographie marxiste, tels ceux de la théorie du développement ou de l’évolution vers le socialisme.

Une nouvelle rupture paradigmatique s’amorce ainsi et marque le retour du lieu comme objet d’étude, mais redéfini selon de nouvelles perspectives (Massey, 1994). Dès lors, la spécificité prend le dessus sur les généralisations, l’acteur sur les structures et l’individu sur la société. La société qui se dessine depuis les années 1980 n’affiche pas des configurations claires, mais ses caractéristiques sont suffisamment différentes de celles des années 1970 pour que les auteurs parlent en termes de postmodernité, de postkeynésiannisme, de postfordisme (Scott, 2000 ; Klein, 2008b), et que l’on interprète ces changements comme un « tournant géographique » (Lévy, 1999), voire comme un « tournant territorial » (Pecqueur, 2006). L’analyse de ce tournant vise à appréhender les dimensions spatiales et territoriales de la mondialisation dans une perspective d’action afin de contribuer à résoudre les problèmes que vivent les citoyens. La vision de l’aménagement proposée par la géographie est dès lors largement orientée par une vision du développement centrée sur les acteurs (Gumuchian et al., 2003 ; Guillaume, 2005).

Le changement de paradigme vu à travers l’aménagement régional au Québec

La vision de l’aménagement qui s’impose dans les années 1970 au Québec est cohérente avec le paradigme dominant à ce moment là, lequel, comme on l’a précisé ci-dessus, donnait à l’État le rôle d’acteur central. Par rapport au territoire, ce rôle de l’État se concrétisait par des programmes et politiques de planification territoriale à diverses échelles. Dans le cas du Québec, cette perspective est confortée par le renforcement de l’appareil d’État provincial. En effet, le débat sur les orientations de l’aménagement régional au Québec, en 1970, s’engage dans la mouvance de la Révolution tranquille, laquelle constitue un vaste processus de modernisation politique, économique, sociale et culturelle qui donne un rôle central à l’acteur public (Brunelle, 1978). Ce débat continue par la suite avec les confrontations sur les orientations du développement économique énoncées par le Rapport HMR (Higgins et al., 1970) et contestées par de nombreux critiques [8]. Et il se solde par un tournant qui oriente l’aménagement régional vers la décentralisation et le développement local à partir du début des années 1980. Il s’agit de trois périodes-clés au cours desquelles on aperçoit de façon plus empirique l’effet des formulations et débats théoriques qui ont traversé la géographie et l’analyse du territoire comme discipline scientifique.

La Révolution tranquille et sa consolidation

Rappelons que les bases de la structuration administrative qui dominaient dans le territoire québécois avant la période étudiée s’ancraient dans les compromis établis au XIXe siècle entre l’élite religieuse et le pouvoir britannique, compromis qui s’étaient conclus par la superposition des municipalités civiles et des paroisses religieuses (Baccigaluppo, 1984). Cela faisait en sorte que le quadrillage administratif du territoire se doublait d’un réseau institutionnel dense d’échelle locale (Proulx, 2002). Ce réseau institutionnel largement centré sur la paroisse avait pris d’autant plus d’importance que sa légitimité s’appuyait sur ses différences culturelles (langue et religion) d’avec l’institution canadienne, ce qui en faisait la base d’un régime [9] dont une des fonctions était la protection et la reproduction de la société canadienne française. Cette fonction donnait aux institutions territorialisées une grande force, mais expliquerait aussi leur nature défensive et conservatrice, deux des principales caractéristiques du parti (l’Union nationale) qui, largement appuyé sur ce régime, assurait alors le gouvernement de la province.

Ce contexte change radicalement en 1960 lorsqu’une coalition sociale largement urbaine, formée par le monde des affaires, le secteur syndical et une élite intellectuelle (Brunelle, 1978), inspirée par des orientations modernisatrices sur les plans économique et social, s’érige comme la base d’un nouveau gouvernement qui prend le pouvoir et amorce un processus de transformation des structures québécoises. Il se crée alors un appareil étatique moderne au Québec, ce qui pose la question de la modernisation de l’administration territoriale.

Le programme mis en oeuvre par le gouvernement de la Révolution tranquille a des dimensions territoriales fortes. Celles-ci se traduisent par des réorganisations importantes des services assurés par l’État dans l’ensemble du territoire (telles la santé et l’éducation), par la création d’entreprises publiques qui auront un effet sur la mise en valeur des ressources naturelles dans les régions périphériques et par la nationalisation de l’hydroélectricité et le renforcement d’Hydro-Québec. Mais ces réorganisations se mettent en oeuvre aussi par l’intermédiaire d’opérations de modernisation administrative et fonctionnelle du territoire. Rappelons que le gouvernement du Parti libéral qui avait conduit la Révolution tranquille depuis 1960 perd le pouvoir en 1966, mais l’élan modernisateur se poursuit, du moins en ce qui concerne l’aménagement régional. Ceci se traduit par la création, en 1967, des régions administratives, dont l’objectif était de déconcentrer l’action gouvernementale en créant des antennes territoriales de l’État localisées dans les capitales régionales. En 1968, est également créé l’Office de développement et de planification du Québec (OPDQ), lequel va lancer plusieurs missions de planification dans les régions à partir de 1970, et par la création dans les régions en 1969 d’institutions qui auront un effet important sur la gouvernance territoriale, comme les cégeps [10] et, surtout, les constituantes du réseau de l’Université du Québec.

Mais il y a aussi des opérations de planification par lesquelles le gouvernement québécois cherche à mettre la gestion du territoire et son développement au diapason de la modernité. Parmi ces opérations, il y en a une qui se démarque par l’envergure de ses objectifs et du dispositif déployé, ainsi que par les effets qu’elle a déclenchés. Il s’agit du Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec (BAEQ), créé dans le but d’appliquer une approche moderne d’aménagement du territoire et de mettre en oeuvre une politique de développement régional visant le rattrapage économique des régions considérées alors comme moins développées, surtout les régions rurales éloignées, par rapport aux régions urbaines et industrielles [11].

Le BAEQ illustre bien l’esprit qui anime la Révolution tranquille. En 1961, le gouvernement du Québec adopte la Loi sur l’aménagement rural et le développement agricole, dite loi ARDA, qui est une version québécoise d’une loi adoptée par le gouvernement fédéral en 1959, dont l’acronyme est le même (ARDA), mais signifiant Agriculture Reabilitation and Development Act. Cette loi permet au gouvernement de délimiter une région de planification avec le concours des élites locales, à savoir l’Est-du-Québec, constituée du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine, et de créer le BAEQ. Le mandat de cet organisme était de réaliser un plan pilote de modernisation de la région de l’Est-du-Québec qui devait par la suite orienter l’aménagement de l’ensemble du territoire du Québec.

Avec son siège social établi à Mont-Joli, le BAEQ fonctionne quatre ans, de 1963 à 1966, pendant lesquels il tient une imposante consultation visant à dégager le potentiel de développement de la région et à mobiliser la population pour redynamiser le développement de ce territoire. Il aboutit cependant à un plan qui déçoit profondément les espoirs soulevés dans la population locale, en recommandant entre autres de relocaliser la population rurale dans des villes moyennes et de fermer les villages considérés comme les plus marginalisés.

On voit ainsi que la modernisation recherchée ne se limitait pas à l’administration territoriale mais concernait aussi le changement des modes de vie des populations régionales et rurales. On considérait alors que le mode de vie pratiqué dans les espaces ruraux n’était pas compatible avec les orientations d’une société moderne vers la consommation et le progrès. Or, l’application des recommandations du BAEQ à partir de 1968 déclenche un vaste mouvement social de contestation appelé Opérations dignité, dont les revendications et les expérimentations visant à s’opposer aux délocalisations de population se répercutent dans l’ensemble du Québec. Ce mouvement développera rapidement une vision du développement économique qui, dès 1973, prône le contrôle local des ressources et leur développement intégré à l’échelle locale. Des coopératives de développement régional et des sociétés d’exploitation des ressources se mettent en place dans les régions ressources, avec une perspective de développement autonome et autocentré (Dionne, 1983).

Par ailleurs, dans l’espace urbain, un contexte différent de celui où opère le BAEQ mais cohérent avec lui, on voit émerger de nouveaux enjeux. À cause d’opérations de rénovation urbaine qui ont aussi signifié la relocalisation de citoyens, notamment dans les espaces centraux, de nombreux mouvements de contestation émergent à l’échelle des quartiers. Ces mouvements expriment une sorte de « syndicalisation citoyenne » (Hamel, 1991), très critique à l’égard des opérations d’aménagement et de l’autoritarisme avec lequel ces opérations sont mises en oeuvre. À Montréal et à Québec, le mouvement social prend d’abord la forme d’un mouvement de contestation et de défense de droits sous la forme de comités de citoyens ; mais dès la crise du fordisme, à la fin des années 1970, et la désindustrialisation qu’elle provoque, le mouvement social urbain développe une vision du développement économique qui lui est propre et qui, à l’instar des initiatives expérimentées en milieu rural, fait du local une base pour des opérations de création d’entreprises et d’emplois ainsi que de démocratisation. Prend ainsi forme ce qui deviendra, dans les années 1980, le développement local économique communautaire (Fontan, 1991 ; Vachon et Coallier, 1993).

Ce sont là les deux éléments majeurs qui dressent la scène où se déroulent les débats sur l’aménagement régional, dans les années 1970 : d’une part la recherche de la croissance économique et la modernisation et, d’autre part, les actions collectives de contestation citoyenne.

Le débat sur l’aménagement régional : polarisation ou régionalisation ?

Les débats sur l’aménagement régional au Québec dans les années 1970 se posent donc certes dans la mouvance de la consolidation des structures mises en place par la Révolution tranquille, mais aussi dans la réorientation que les élites dirigeantes essaient de donner aux stratégies territoriales qu’elle avait enclenchées (Dugas, 1984). Un document charnière intitulé Les orientations du développement économique régional dans la Province de Québec, produit par les économistes Higgins, Martin et Raynauld en 1970, et mieux connu comme le Rapport HMR, canalise ces débats.

L’objectif de ce rapport est d’indiquer les orientations qui permettraient au Québec d’augmenter la croissance et de mieux faire face à la concurrence avec les autres provinces canadiennes et les États-Unis. Fortement appuyé sur la théorie de la polarisation, ce rapport modifie l’approche du rattrapage des régions dévitalisées, privilégiée par le BAEQ dans la décennie précédente. Il change l’échelle de la planification du développement régional (de la région au Québec dans son ensemble) et établit un lien entre le développement régional et le développement des principales villes, notamment Montréal. Le document soutient que le développement des régions du Québec passe par le développement de ce qu’il identifie comme le seul pôle de développement, à savoir Montréal. La croissance économique de la métropole aurait, selon les auteurs, des effets inductifs sur l’ensemble du territoire québécois. Aussi, pour assurer la croissance économique québécoise, il faudrait ralentir l’investissement dans les régions, surtout les plus pauvres, et concentrer les investissements publics et privés à Montréal.

Parier sur l’innovation et le progrès signifie concrètement que les efforts de développement pour le Québec doivent porter sur la région de Montréal. Cette région est le seul foyer autonome de dynamisme dans la province de Québec. Par ailleurs, elle constitue un pôle relativement faible et menacé qu’il est urgent de consolider si l’économie de l’ensemble du Québec doit demeurer dans l’orbite des grands courants nord-américains. (Higgins, Martin et Raynauld, 1970 : 135)

Cette prise de position a déclenché un vaste débat au sujet de la concentration ou la diffusion des investissements. D’une part, des études réalisées avec le concours de l’OPDQ dans le cadre de ses missions de planification régionale soulevaient l’importance d’une occupation équilibrée du territoire, contestant ainsi l’approche centrée sur Montréal proposée par le Rapport HMR. Cependant, elles entérinaient, tacitement ou explicitement, cette approche lorsqu’il s’agissait de planifier le développement du territoire dont elles émanaient, le cas le plus révélateur étant celui d’un rapport similaire au Rapport HMR, mais produit pour la région de Québec, dont la métropole est la ville de Québec. Cet autre rapport prônait une approche polarisée, mais à l’échelle régionale (La Haye et PLURAM, 1973). Dans les autres régions, cette polarité était moins explicite, mais tout aussi importante à cause de l’effet instituant des décisions prises dans la décennie précédente et qui renforçaient des pôles régionaux. Prenons par exemple la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean. La régionalisation administrative de 1967 avait identifié Chicoutimi comme capitale régionale, ce qui a eu comme conséquence l’implantation, dans cette ville de plusieurs services publics majeurs à vocation régionale, dont l’Université du Québec à Chicoutimi, constituante régionale du réseau de l’Université du Québec créé en 1969.

Un double débat sur l’aménagement régional prend donc place au Québec, dans les années 1970. D’une part, un débat qui concerne le choix de Montréal comme locomotive du développement économique de l’ensemble du territoire québécois, choix qui véhicule une vision de l’aménagement axée sur la centralité des principales villes et qui applique une vision théorique à la planification régionale. D’autre part, le débat sur la place de l’espace rural dans les régions, qui traduit l’objectif de modernisation des structures économiques régionales et des modes de vie ruraux, annoncé par le BAEQ avec ses propositions de fermeture de villages de l’arrière-pays, et qui provoque la réaction des populations rurales. Ces deux débats sont menés sous le registre des rapports centre-périphérie, au niveau interrégional aussi bien qu’intrarégional. Ce double débat génère une vision critique qui s’appuie largement sur l’approche du développement inégal et qui introduit la vision marxiste dans l’analyse de l’aménagement régional au Québec.

Les approches critiques et les bases d’un virage

La vision critique du développement régional émerge surtout en région, comme on pouvait s’y attendre, où la contestation régionale de la position énoncée par le Rapport HMR fait rage. La source la plus importante de cette critique se trouve sans doute dans la région de l’Est-du-Québec, objet des travaux du BAEQ. Rappelons, comme mentionné ci-dessus, que cet organisme proposait de relocaliser la population habitant l’espace rural dans les principaux centres urbains et de consacrer cet espace à la production forestière. Cette proposition, et surtout sa mise en oeuvre à partir de 1968, génère une forte révolte populaire qui se concrétise à partir de 1970 dans ce qu’on appelle les Opérations Dignité. Ce qui est important pour l’analyse de l’aménagement du territoire est que cette mobilisation, au départ uniquement contestataire, se convertira à partir de 1973 en un mouvement orienté vers une forme spécifique d’aménagement du territoire, à savoir l’aménagement intégré des ressources.

Dans l’objectif de résister à la relocalisation, les acteurs locaux en révolte constituent des organisations vouées à mettre en oeuvre une gestion en commun du territoire. Inspirées par des variations de la formule coopérative, ces organisations coalisent les acteurs locaux et mettent en oeuvre des projets de développement qui créent de l’emploi et qui donnent des services aux collectivités locales. Plusieurs organismes de gestion en commun (OGC) se créent un peu partout, mais ceux de l’Est-du-Québec sont les plus connus parce que, à l’échelle locale, ils se situent dans une lutte pour la défense de leur territoire face aux propositions du BAEQ. Ils sont aussi plus connus parce que, structurés à l’échelle régionale, ils incarnent la révolte des régions face aux propositions du Rapport HMR (Dionne, 1983).

L’exemple emblématique des OGC et de ce mouvement de défense régional est celui du JAL au Témiscouata (Carrier, 1990, Deschênes et Roy, 1994). Il s’agit d’une coopérative de développement créée par trois communautés rurales, à savoir Saint-Juste, Auclair et Lejeune, d’où l’acronyme JAL. Le JAL a incarné l’expérience la plus avancée et certainement la plus médiatisée de mise en commun de ressources locales en vue d’« un aménagement intégré des ressources » (Dionne et Klein, 1982). L’organisation formée en 1973 par ces trois communautés mettait en oeuvre des projets coopératifs, privés et mixtes dans les domaines agricole, forestier, touristique et de transformation avec une gouvernance intégrée mais flexible. Chaque projet était autonome, mais les leaders se regroupaient dans une organisation coopérative de développement et partageaient un objectif principal : assurer la viabilité de l’occupation du territoire.

Inspirés par cet élan régionaliste, plusieurs travaux ont adopté, pour l’analyse du développement régional au Québec, une perspective centre-périphérie inspirée de l’analyse marxiste des échanges économiques. Appliqués à l’échelle régionale (Lavertue et Villeneuve, 1978 ; Klein, 1978 ; Côté et Lévesque, 1982), ces travaux ont critiqué la concentration de la richesse (la plus-value) provoquée par un développement régional qualifié d’inégal. Orientés par les approches théoriques dominantes à cette époque, ils négligeaient cependant un aspect important : le fait que les inégalités de développement entre les régions dans le cadre de territoires nationaux (ou provinciaux dans le cas du Québec) relèvent moins des échanges économiques entre les régions que des contextes institutionnels dans lesquels elles s’insèrent. Cet aspect a été mis en exergue par des travaux ultérieurs dans le contexte de la mouvance du développement local et d’une attention plus grande portée aux acteurs.

Le grand virage du début des années 1980 : vers le développement local

Au tournant des années 1980, se profile au Québec un changement de perspective. Ce changement est cohérent avec la crise de la modernité qui se déploie dans les sociétés occidentales (Lyotard, 1979). La société perd confiance dans la capacité des instances étatiques de porter la collectivité vers le progrès. À certains égards, c’est la notion même de progrès qui est remise en question. Les déceptions à l’égard de l’application des théories du développement orientées vers l’étape de la consommation de masse (Stöhr et Taylor, 1981) et à l’égard des expériences socialistes (De Koninck, 1980) expliquent en partie cette réorientation. Mais il y a aussi l’endettement des États qui amène les gouvernements à se décharger de certaines responsabilités, dont celle du développement régional. La crise des années 1970, désignée comme la crise du fordisme par plusieurs auteurs, amène la mise en oeuvre de formes postkeynésiennes de régulation (Moulaert et Swyngedouw, 1989). Ceci se traduit par une mise à jour des approches de l’aménagement régional, dès la fin des années 1970.

Rappelons que cette mise à jour résulte de la découverte, ou plutôt de la redécouverte, de configurations économiques basées sur l’intégration locale d’entreprises et d’acteurs sociopolitiques (Benko et Lipietz, 1992 ; Lévesque et al., 1995). Plusieurs termes ont été utilisés pour désigner ces configurations productives. Parmi eux, le mieux connu est peut-être celui de « district ». Ce concept a été utilisé par Beccatini (1992) pour expliquer le dynamisme économique de ce qu’on a nommé la « troisième Italie ». Beccatini voit dans la collaboration entre les entreprises, et dans la collaboration entre celles-ci et la collectivité, une ressemblance avec les districts industriels remarqués par l’économiste Marshall. Le concept de district s’élargit et plusieurs auteurs utilisent la notion de système productif local, laquelle s’intègre dans un courant théorique qui bouleverse la géographie économique (Scott, 2000) et qui est inspiré de l’école de la régulation (Benko et Lipietz, 2000). Ce courant a donné lieu à des travaux majeurs sur le rôle du territoire dans les restructurations de l’espace fordiste (Storper et Scott, 1989), les « régions gagnantes » (Benko et Lipietz, 1992) et les conventions qui expliquent les variantes du développement industriel (Salais et Storper, 1993).

Les propositions stratégiques envisagées sur la base du concept de système productif local posent la nécessité de regrouper géographiquement les entreprises et acteurs d’une même branche afin de produire une dynamique de développement local. La prémisse principale de ces travaux soutient que la proximité spatiale conduit les acteurs socioéconomiques à valoriser l’identité territoriale et, conséquemment, à adopter des stratégies de gouvernance locale afin d’unifier l’action des acteurs productifs et des entreprises, produisant ainsi les conditions pour l’établissement de clusters productifs. Cohérents avec le tournant géographique exposé précédemment, ces travaux soutiennent qu’il existe une relation entre proximité spatiale, innovation et dynamisme socioéconomique dans le contexte de l’économie globalisée.

Les réorientations québécoises sont donc cohérentes avec les remises en question de l’univers paradigmatique dominant dans les années 1970. Mais, en même temps, elles sont spécifiques. Dans le cas du Québec, il faut considérer un facteur important qui le distingue. Il s’agit du facteur culturel et identitaire, qui résulte de l’évolution institutionnelle québécoise et qui a donné lieu à un profond attachement à la communauté locale [12]. Il y a, en premier lieu, l’intensification du nationalisme que provoque la Révolution tranquille et qui s’intensifie dans les années 1970 conduisant à l’élection, au gouvernement provincial en 1976, du Parti québécois, lequel renoue avec la Révolution tranquille mais dans la perspective de construire un État-nation. C’est ainsi que les décisions gouvernementales prises dans les années 1970, notamment par le gouvernement du Parti québécois, visent à renforcer le rôle de l’État dans un effort de réarticulation de ses liens avec la collectivité locale. Un exemple est celui de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme adoptée en 1979, laquelle crée une nouvelle instance de gouvernance locale, la Municipalité régionale de comté (MRC).

La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, connue comme Loi 125, a été adoptée dans le contexte de la modernisation des rapports entre le gouvernement et les acteurs locaux. Son principal apport réside dans la création d’un échelon administratif supralocal et sa généralisation à l’ensemble du territoire (Divay et Léveillée, 1982). Cette loi est le résultat d’un projet qui prévoyait une décentralisation assez considérable des pouvoirs publics, comme en témoignent les neuf fascicules qui ont été soumis à la consultation, lesquels faisaient partie d’un ensemble intitulé La décentralisation : une perspective communautaire nouvelle (Québec, 1977). Le fascicule 1 annonçait l’orientation du projet, soit un nouveau partage des pouvoirs et des responsabilités entre les divers paliers de gouvernement. Ce nouveau partage devait porter sur divers domaines incluant, en plus de la gestion du territoire, certaines responsabilités concernant la culture, l’éducation et la santé, comme le précisait le fascicule 5. Ce projet décentralisateur s’inscrit dans une dynamique qui précède l’arrivée au pouvoir du Parti québécois, mais qui prend une nouvelle force dans les années précédant le référendum de 1980 (Proulx, 2002 : 171). L’échec du projet indépendantiste lors de ce référendum force les acteurs gouvernementaux à réduire la portée des MRC, tout en consolidant des rapports de collaboration avec les collectivités régionales, ce qui s’exprime par une politique adoptée en 1983, désignée comme « Le choix des régions » [13].

Par ailleurs, la crise du fordisme ainsi que les fermetures et délocalisations industrielles qu’elle entraîne provoquent la dévitalisation de plusieurs espaces, autant en milieu régional que dans les principales villes. Inspirées par le mouvement qui avait eu lieu dans l’Est-du-Québec en réponse aux recommandations du BAEQ, les acteurs locaux se regroupent et se concertent sur une base locale. S’amorce ainsi un vaste mouvement qui s’oriente vers la revendication de pouvoirs pour la collectivité locale en vue de permettre aux acteurs locaux de lancer des initiatives de développement dans leurs collectivités. C’est ainsi que se créent des Corporations de développement économique communautaire à Montréal dès le début des années 1980, marquant un tournant du mouvement social urbain qui, dans les années 1970, s’orientait surtout vers la contestation (Hamel, 1991). Ce tournant dans le mouvement social urbain qui, dans le contexte particulier du Québec, exprime le tournant territorial dont a parlé Pecqueur (2006) et que nous avons évoqué plus tôt, a des liens avec les expériences de développement qui avaient débuté dans les régions depuis les années 1970 et qui étaient toujours actives. C’est ainsi que les débats au sujet des relations centre-périphérie s’enrichissent alors qu’un mouvement territorial remplace le mouvement régional, comme le montre le colloque provincial tenu en 1986 à Victoriaville sous la bannière « Fais-moi signe de changement » [14]. Ce mouvement a suscité l’appui de plusieurs analystes de l’aménagement régional (Lévesque et al., 1989 ; Vachon et Coallier, 1993 ; Côté et al., 1995 ; Fontan et al., 2003).

Un compromis se met alors en place qui change la conception de la place de l’État dans le développement, et ce, dans une continuité que l’alternance des partis au pouvoir ne modifiera pas fondamentalement. L’État devient partenaire. Le gouvernement met en place de nouvelles modalités de gestion et de financement du développement régional s’inspirant des expérimentations que le mouvement social avait mises en marche dans les années 1970, tout en reformulant son rôle à l’égard d’autres dimensions du développement associées à la « nouvelle économie » et à la globalisation. L’aménagement régional au Québec s’insère ainsi dans le renouvellement du modèle québécois qui a lieu dans les années 1980 et qui s’appuie très fortement sur la concertation des acteurs socioéconomiques et des acteurs publics (Klein et al., 2009).

Conclusion

Nous avons montré dans ce texte que les années 1970 constituent, pour la géographie, une période charnière délimitée par deux changements paradigmatiques : d’une part, à la fin des années 1960, la généralisation d’une géographie qui met fin à la centralité institutionnelle des approches de la géographie régionale française axée sur l’étude du lieu, et d’autre part, au début des années 1980, la crise des approches inscrites dans le paradigme de la modernité et dans le retour du lieu. En aménagement régional, voire en aménagement du territoire, on peut aussi retrouver ces jalons même s’ils présentent certains décalages. Or, ce qui est intéressant, c’est que les expérimentations qui ont eu lieu dans les années 1970 et qui se sont poursuivies par la suite, montrent au Québec une certaine continuité. Les travaux qui analysaient les incohérences et les injustices dans l’aménagement, au cours des années 1970, se sont tournés vers l’approche du développement local, tout en conservant une perspective critique, mais en empruntant certains points de vue de la géographie humaniste.

Nous avons montré aussi que, des débats sur les orientations du développement régional qui ont eu lieu dans les années 1970 au Québec a émergé une approche du développement basé sur l’équité et la solidarité, fortement influencée par la volonté d’atteindre un équilibre entre le développement économique et le développement social. C’est ainsi que la première publication issue des colloques annuels de la section Développement régional de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS) porte le titre Et les régions qui perdent (Coté et al., 1995) en réponse au livre publié peu avant, intitulé Les régions qui gagnent (Benko et Lipietz, 1992). Cette orientation est une caractéristique de la recherche et de la réflexion québécoises en cette matière. Elle tient compte de l’évolution institutionnelle du Québec et de la place que joue la société civile dans le modèle québécois. Dans d’autres réalités, on privilégie davantage la défense des programmes étatiques d’appui aux régions (Amin, 2007) ou un type de développement marqué par l’entrepreneurship local privé (Pecqueur, 2006). L’approche québécoise est hybride, dans le sens où elle combine l’économie du marché, l’économie sociale et l’économie publique, et met en interrelation l’acteur communautaire et l’acteur public.

A la suite de cette analyse, il serait pertinent d’aller plus loin dans cette réflexion en dégageant les éléments de ce qui pourrait être une école québécoise en aménagement et développement régional, comme l’ont d’ailleurs suggéré les organisateurs d’une séance du colloque de l’Association des sciences régionales de langue française, tenu à Rimouski en 2008. Sans qu’une telle école ait une prétention hégémonique, il va sans dire, elle permettrait de réfléchir davantage aux généralisations possibles des configurations institutionnelles et socioterritoriales construites par les divers acteurs qui interviennent dans le développement du Québec et, en particulier, aux significations scientifiques et sociales de leur ancrage communautaire. Mais ceci est matière pour un autre texte.