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Introduction

Depuis les années 1980, le Parti communiste vietnamien a lancé une série de réformes socioéconomiques connues sous le nom de doi moi (littéralement « renouveau »). En réintroduisant les mécanismes du marché dans l’économie domestique et en relâchant le contrôle de l’État sur les activités des individus, ces réformes ont transformé presque tous les aspects de la société vietnamienne. L’urbanisation ne fait pas exception à la règle. Le doi moi est généralement vu comme responsable de la transition urbaine accélérée que connaît aujourd’hui le Viêt Nam. Un exemple frappant de ces transformations est l’apparition de grands ensembles appelés « nouvelles zones urbaines » (khu do thi moi en vietnamien ou KDTM). Les KDTM sont des quartiers à dominante résidentielle qui combinent tours d’habitations, maisons unifamiliales, grandes surfaces commerciales et équipements publics. À Hanoi, ces grands ensembles sont construits sur les terres autrefois cultivées par les villages périurbains. Leurs formes urbaines et architecturales contrastent avec le milieu environnant, surtout lorsqu’ils apparaissent au milieu des rizières, à des dizaines de kilomètres en périphérie de la ville.

C’est en partie ce contraste formel qui a amené plusieurs auteurs étrangers à voir, dans les nouvelles zones urbaines, les signes d’une transformation profonde des pratiques de développement urbain au Viêt Nam et à conclure que ces nouveaux quartiers sont générateurs de fragmentation urbaine. Les chercheurs étrangers ont tendance à voir dans l’émergence de ces développements au Viêt Nam l’action des mêmes forces économiques et politiques qui ont donné naissance aux gated communities et edge cities américaines (Dick et Rimmer, 1998). Waibel (2006), par exemple, attribue ces nouveaux ensembles au désir d’une classe montante de nouveaux riches, ayant profité de l’ouverture économique du Viêt Nam, de s’insérer dans un réseau mondial en exhibant un mode de vie occidentalisé qui valorise le confort et la sécurité. Dans un même ordre d’idée, Douglass et Huang (2007) suggèrent que la plus grande ouverture du Viêt Nam aux forces économiques étrangères homogénéiserait les modes de consommation et favoriserait la privatisation et la marchandisation (c’est-à-dire la priorité des relations marchandes) dans l’espace urbain.

Apparu au cours les années 1990 dans les travaux américains et français, le terme « fragmentation » renvoie à une rupture totale du vivre ensemble. Ces travaux placent les processus de néolibéralisation et de mondialisation au coeur de la fragmentation urbaine par trois mécanismes interreliés : la privatisation, la marchandisation et la sécurisation. Les processus de privatisation renvoient au désengagement de l’État (privatisation des services publics) et au pouvoir accru des acteurs économiques privés dans la prise de décision et la gouvernance urbaine (McKenzie, 1994). Ceci a souvent pour effet d’accentuer l’éclatement des mécanismes institutionnels et territoriaux de prise de décision (décentralisation, nombre élevé de juridictions en concurrence) (Boudreau et Keil, 2001). Les processus de marchandisation signalent la transformation des relations sociales en transactions marchandes. On décrie souvent la « mort » des espaces publics en montrant comment ceux-ci ne deviennent que des espaces de consommation, dominés par les grandes chaînes multinationales ou influencés par les goûts, modes et produits occidentaux. Ces processus ont pour effet d’exclure certains groupes et de faciliter la réappropriation de ces espaces par les classes supérieures (ce que plusieurs appellent la gentrification). La sécurisation renvoie à la restriction de l’accès (barrières, guérites, surveillance, autoroutes, etc.) (Davis, 1990) et à l’éclatement urbain causé par des inégalités infrastructurelles (Graham et Marvin, 2001). On peut aussi parler de ruptures morphologiques qui aboutissent parfois à une rupture des liens fonctionnels, en plus des liens sociaux (Donzelot, 1999 ; Jaglin, 2001). Si, par exemple, les habitants de certaines zones pauvres ne trouvent plus d’emploi dans d’autres zones (emplois domestiques ou de service), alors on assiste à une marginalisation totale, ce que Marcuse (1997) appelle la nouvelle ghettoïsation.

Ces travaux peuvent difficilement se transposer directement au cas du Viêt Nam, dont le système socialiste vient à peine de s’ouvrir au système capitaliste mondial. Un appareillage théorique centré sur la néolibéralisation ne permet pas de mettre en lumière toutes les subtilités des transformations en cours dans ce contexte. Comme nous le verrons dans ce texte, les nouvelles zones urbaines transforment effectivement les relations sociospatiales et socioéconomiques dans les villes vietnamiennes, mais cette situation résulte d’abord de facteurs endogènes, profondément ancrés dans l’économie politique et les pratiques locales. Les nouvelles zones urbaines ne sont pas parachutées dans les rizières vietnamiennes par des forces néolibérales de mondialisation, l’appât du gain des multinationales, le retrait de l’État ou le désir de distinction sociale des nouveaux riches. Ce modèle de développement urbain est plutôt l’héritier de principes d’aménagement urbain modernistes issus de la période collectiviste. La fragmentation sociospatiale qui l’accompagne est surtout liée à l’incapacité des institutions en place de contrôler la spéculation foncière et d’assurer l’accès au logement aux moins nantis.

Cet article critique les effets déstructurants du modèle d’urbanisation en cours et pose la question de la nature de la fragmentation urbaine liée à l’émergence des KDTM dans les paysages métropolitains vietnamiens. L’objectif est d’identifier plus clairement les causes de cette déstructuration urbaine afin qu’on puisse intervenir de façon plus efficace. Les débats autour des nouvelles zones urbaines et de leurs effets de fragmentation s’appuient souvent seulement sur les plans de construction ou sur des projets en cours de réalisation plutôt que sur l’expérience des habitants. Or, ces quartiers et leurs immeubles ont une vie au-delà des plans : pendant la construction et après la livraison. Avec une lunette microsociologique, centrée sur d’autres étapes du cycle de vie des quartiers, nous suggérons que des liens se retissent parfois avec le milieu environnant, par les pratiques quotidiennes des ouvriers qui les construisent, des habitants qui les occupent, des populations riveraines des projets et de celles du reste de la ville qui les fréquentent.

À la suite d’une brève description des politiques de logement ayant abouti au concept des nouvelles zones urbaines et à partir de l’étude approfondie de deux nouvelles zones urbaines à Hanoi, nous explorons les dynamiques à l’oeuvre à trois étapes dans le cycle de vie de ces zones : la conception et le financement, la construction et la réalisation, ainsi que la vie quotidienne dans la zone habitée. Les deux cas étudiés sont à des stades différents de leur cycle de vie : Trung Hoa-Nhanh Chinh est habitée depuis 2005, alors que An Khanh Sud est encore en construction. L’étude de ces deux générations de KDTM permet d’explorer les phases successives de leur émergence, qui vont de la conception à l’occupation par les habitants. Nous espérons ainsi enrichir les analyses existantes qui se concentrent sur l’étape de la planification ou sur les tout premiers mois suivant la réalisation des KDTM, alors que les pratiques de l’espace urbain et les communautés locales de ces quartiers ont à peine commencé à se former. Notre analyse s’appuie sur une variété de sources de données récoltées entre 2004 et 2009. Ces sources incluent une trentaine d’entretiens informels ou semi-dirigés avec des promoteurs immobiliers, architectes, urbanistes et élus locaux, ainsi que plus de 50 entretiens semi-dirigés avec les habitants des nouvelles zones et des zones adjacentes. À cela s’ajoutent une revue de presse, le dépouillement d’un magazine spécialisé en affaires urbaines, ainsi qu’une analyse de la littérature secondaire pertinente.

Émergence du modèle des nouvelle zones urbaines au Viêt Nam [1]

Le modèle des nouvelles zones urbaines prend forme au sortir de la période collectiviste après une série d’initiatives étatiques en matière de production de logement urbain. Ces expériences débutent dès 1954 alors qu’Hanoi, nouvellement libérée du joug colonial, fait face à une importante crise du logement. La solution adoptée par le nouveau gouvernement de la République socialiste du Viêt Nam s’inspire des expériences et bénéficie de l’appui des partenaires du bloc soviétique. On choisit d’implanter de grands ensembles de barres d’habitation appelés « zones collectives » (khu tap the ou KTT) à la périphérie de la ville coloniale. L’entrée du pays en guerre, en 1959, mine toutefois la capacité de l’État à produire ces grands ensembles résidentiels. Dès les années 1970, les ménages s’entassent donc dans les arrondissements urbains dont les densités d’occupation atteindront, dans certains quartiers centraux, jusqu’à 30 000 personnes par km2 vers la fin des années 1980. L’incapacité de l’État à fournir du logement, couplée à l’interdiction de produire son logement privément, nourrit la grogne populaire et menace la stabilité du régime, déjà passablement affaibli par la crise économique qui sévit au sortir de 25 années de guerre.

En 1988, suivant l’adoption des premières réformes du doi moi, l’État se désengage de la production de zones collectives et adopte plutôt un nouveau protocole de coopération entre « l’État et le Peuple ». On invite les acteurs privés à produire leur propre habitat, légalisant les activités informelles de l’autoproduction de logements urbains observées depuis plusieurs années à Hanoi (Parenteau, 1997 ; Shenk et Trinh Duy Luan, 2001 ; Koh, 2006). Ce nouveau programme sera toutefois considéré comme inadéquat par les experts de l’aménagement et les décideurs publics. L’autoproduction résidentielle est mal encadrée. Ce faisant, elle empiète sur les terres agricoles, ne s’accompagne pas de la production des services urbains de base (écoles, parcs, etc.), entrave l’expansion du réseau routier ainsi que la production de zones commerciales et produit un paysage urbain considéré chaotique et inapproprié pour la capitale du pays (Luu Trong Hai, 1995 ; Pham Thanh Hien et Nguyen Huu Vinh, 1995).

Le protocole « État-Peuple » est formellement abandonné en 2000 et remplacé par la politique des nouvelles zones urbaines (KDTM) dont les principes de base sont révélés pour la première fois en 1992, dans un nouveau schéma directeur de Hanoi à l’horizon 2010. Les intentions officielles de ce programme sont de répondre aux besoins en habitat d’une population urbaine en pleine croissance et de mieux contrôler l’expansion métropolitaine. À cette fin, des extensions urbaines sont proposées à l’ouest et au sud de Hanoi sous forme de vastes ensembles résidentiels. L’objectif poursuivi par le schéma directeur est le suivant : en fournissant un logement de bonne qualité et abordable, situé dans un environnement planifié et « moderne », on fera en sorte que les pratiques informelles d’urbanisation seront progressivement marginalisées et remplacées par une vision de l’urbain en accord avec les idées de modernité et de développement promues par l’État-Parti vietnamien (Dinh Duc Thanh, 2001 ; Nguyen Ngoc Quang, 2004).

Depuis la fin des années 1990, le modèle des nouvelles zones urbaines se développe rapidement. Il est au coeur de la Stratégie nationale vietnamienne du logement pour 2020. Selon le ministère de la Construction, au début de 2010, le Viêt Nam comptait 632 nouvelles zones urbaines occupant plus de 100 000 hectares (VBN, 2010). Alors que les autorités saluent la contribution des KDTM en termes de nouveaux espaces résidentiels, la presse vietnamienne publie régulièrement des articles s’inquiétant des nouvelles tendances de ségrégation sociospatiale qui accompagnent ces projets. Les chercheurs étrangers amplifient ces critiques. Leurs travaux, tout comme le débat public national, se centrent sur quelques cas atypiques, fermés par des enceintes et financés par des firmes étrangères (Waibel, 2006 ; Douglass et Huang, 2007) [2]. Or, la plupart des KDTM ne sont pas fermés par une enceinte, même si l’accès y est restreint par le type d’organisation de l’espace privilégié dans la planification. Les KDTM sont également souvent présentés comme responsables d’une fragmentation sans précédent historique de la trame urbaine de Hanoi. Comme nous le verrons dans ce qui suit, si elles ne sont pas sans problème, les ruptures introduites dans la trame urbaine par les nouvelles zones urbaines sont toutefois en parfaite continuité avec les grands ensembles planifiés à l’ère socialiste (les KTT). Nous verrons également que ce modèle de développement n’est pas une simple importation, imposée par les goûts des nouveaux riches ou encore par les modèles étrangers. Il s’agit plutôt d’un assemblage complexe, généré largement par des forces endogènes et des acteurs locaux, qui perpétuent et transforment les paramètres de la production du logement à Hanoi tout en répondant aux changements du contexte socioéconomique résultant du doi moi.

Deux générations de KDTM : les exemples de Trung Hoa-Nhanh Chinh et An Khanh Sud (Splendora)

Afin de mieux évaluer comment les nouvelles zones urbaines contribuent à fragmenter les villes vietnamiennes, il semble important de nous pencher sur la vie de ces quartiers et immeubles. C’est pourquoi nous avons choisi d’analyser deux cas de KDTM plus typiques que ceux mentionnés dans les travaux connus sur ce sujet (Waibel, 2006 ; Douglass et Huang, 2007). Notre premier cas, Trung Hoa-Nhanh Chinh, représente la première génération des KDTM caractérisée par des développements à dominance résidentielle, beaucoup plus proches du centre-ville. Splendora / An Khanh Sud représente une deuxième génération des KDTM marquée par l’accélération du projet d’extension de Hanoi après l’annexion de la province de Ha Tay. Ce deuxième cas fait partie d’un projet plus vaste, dont la construction débute alors que nous écrivons cet article. Une nouvelle ville sera jouxtée à An Khanh Sud qui, selon les promoteurs, sera reliée à Hanoi par un nouveau réseau de transport rapide et sera autosuffisante sur le plan de l’emploi. L’objectif des KDTM de la deuxième génération, tels que An Khanh Sud/Splendora et des dizaines d’autres projets en construction ou sur les planches à dessin, n’est pas simplement de répondre aux besoins de logements, mais de contribuer au développement économique. En opposant ces deux générations, nous visons ici à nuancer les études qui généralisent à partir de cas atypiques, tout en mettant au jour le fait que la direction que suit actuellement l’État vietnamien avec la deuxième génération de KDTM ne laisse pas présager une meilleure intégration à la trame villageoise. Afin d’intervenir efficacement, il est donc important que nous saisissions mieux les causes de cette fragmentation urbaine. Au-delà des processus de néolibéralisation et de mondialisation, il nous apparaît nécessaire de prêter davantage attention aux rôles que jouent la facture architecturale moderne des KDTM, leurs mécanismes de financement et la course effrénée au redéveloppement des terres périurbaines dans les processus de fragmentation urbaine en cours à Hanoi.

Trung Hoa-Nhanh Chinh

La nouvelle zone urbaine de Trung Hoa-Nhanh Chinh a été complétée en 2005. Ce projet de 33 ha se situe dans la seconde couronne d’urbanisation de Hanoi, à environ 5 km au sud-ouest du centre historique (figure 1). Ce quartier a été investi, développé et commercialisé par l’ancienne entreprise d’État Vinaconex [3]. Il s’agit d’un quartier fonctionnellement mixte qui inclut des commerces et des bureaux, mais où la fonction résidentielle prédomine. Le projet de Trung Hoa-Nhanh Chinh se situe le long de l’axe autoroutier Lang Ha-Thanh Xuan qui relie le centre historique de Hanoi à la région occidentale du delta du fleuve Rouge. Ce projet borde trois villages où habitent environ 10 000 personnes. Il est entouré par des équipements nationaux (stade, assemblée nationale) et des quartiers de relogement.

La zone de redéveloppement de An Khanh Sud/Splendora

Le KDTM de An Khanh Sud fait partie d’une série de projets de redéveloppement qui longent la nouvelle autoroute de Lang-Hoa Lac, l’un des plus grands projets d’infrastructure au pays. Ces projets concernent notamment une vaste zone située au croisement du 4e périphérique de Hanoi, en direction du technopôle de Hoa Lac, à environ 12 km du centre historique (figure 1). Le plus grand projet de cette zone est appelé Splendora. Une fois complété, ce qu’on prévoit pour 2013, il s’étendra sur 264 ha, accueillera une population de 25 à 30 000 résidants et aura représenté un investissement d’environ deux milliards $ US. Sa réalisation a été confiée à une coentreprise formée de Vinaconex et du géant de l’acier coréen POSCO. De plus petite taille, le KDTM de An Khanh Sud est situé directement au sud de Splendora. Cette nouvelle zone urbaine est développée par le promoteur Sudico. À la différence de Splendora, ce projet n’a pas pour objectif de créer une ville autonome, mais sera plutôt voué principalement à des fonctions résidentielles. La construction de An Khanh Sud prend place sur les terres de cinq villages qui lui sont adjacents et où habitent plus de 16 000 personnes.

Figure 1

Localisation de Trung Hoa-Nhanh Chinh et An Khanh

Localisation de Trung Hoa-Nhanh Chinh et An Khanh

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Le cycle de vie des nouvelles zones urbaines : ruptures et retissage?

La conception et le financement : critiques et négociations

Les nouvelles zones urbaines de An Khanh Sud et de Trung Hoa-Nhanh Chinh ne sont pas fermées par une enceinte et leur facture architecturale n’est pas entièrement étrangère au Viêt Nam. Ceci ne signifie toutefois pas qu’elles soient bien intégrées à la trame urbaine, tant sur le plan morphologique que sur le plan socioéconomique. À l’image des quartiers d’habitation collective (KTT) qui les ont précédées, les nouvelles zones urbaines sont construites sur d’anciennes terres agricoles décrétées constructibles. L’urbanisation planifiée de ces terres s’appuie sur les mêmes principes qui sous-tendaient la production des logements collectifs des décennies précédentes : le projet fait table rase de l’existant, les traces du territoire agricole (réseau hydraulique, buttes sacrées, cimetières) sont effacées et les villages situés aux marges du projet sont ignorés. Il est fréquent que les plans et maquettes représentent la nouvelle zone urbaine au milieu d’un grand espace verdoyant qui paraît vide, alors qu’en réalité ces espaces sont densément peuplés par des villages (figures 2 et 3).

Figure 2

Plan An Khanh Sud, Sudico, 2009

Plan An Khanh Sud, Sudico, 2009

L’espace vert au sud de la route et au nord du nouveau développement comprend 5 villages habités par plus de 16 000 personnes.

Source : www.sudicosd.com.vn/news.aspx?cate0=491&id=132.

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Toujours en accord avec les grands principes de la planification moderniste, le réseau routier est générateur de l’espace urbain. La planification commence par le tracé d’un maillage de voies principales et secondaires qui définissent des secteurs à urbaniser. Le quartier de Trung Hoa-Nhanh Chinh est ainsi délimité par des ponts et des autoroutes urbaines au-delà desquels se trouvent de nouveaux quartiers résidentiels, une cité étudiante et des quartiers de relogement. Les différents secteurs sont reliés les uns aux autres par un réseau de larges voies peu invitantes pour les piétons et souvent difficiles à franchir. Les nouvelles zones urbaines sont en général soigneusement séparées des villages limitrophes, que ce soit par une autoroute, dans le cas d’An Khanh Sud et Splendora, ou par l’absence de raccordement de la trame viaire, dans le cas de Trung Hoa-Nhanh Chinh.

L’organisation fonctionnelle de l’espace dans les nouvelles zones urbaines est qualifiée de « synchronisée » parce que les systèmes d’infrastructure, les services publics et les bâtiments à usages résidentiel et commercial sont construits simultanément. Cette approche distingue les nouvelles zones urbaines du type d’environnements urbains produits sous la politique État-Peuple en les rapprochant du modèle éprouvé par l’expérience des KTT, qui articule les bâtiments autour d’équipements publics. Au centre du quartier de Trung Hoa-Nhanh Chinh, on trouve ainsi un centre commercial, une école de quartier, une antenne de l’hôpital français de Hanoi et plusieurs espaces publics. Quelques projets de la deuxième génération, tels que Splendora, poussent l’idée de l’autosuffisance et de la mixité fonctionnelle encore plus loin « [to] avoid the mistakes made by cities in the more developed countries such as the UK or North America, where the excessively unifunctional nature make up of town-centre business districts often turn them into highly unwelcoming virtual ghost towns out of office hours » (Hoang Huu Phe, 2008). Y sont prévus un centre d’exposition et de congrès, des cinémas, des parcs, une promenade le long d’une rivière et un centre commercial piétonnier. On espère également que la population de cette nouvelle zone urbaine trouvera à s’employer dans le secteur des services, les universités et le technopôle de Hoa Lac qui se développeront dans les environs et seront facilement accessibles par un réseau de transport rapide sur rails [4].

Figure 3

Représentation abstraite de l'expansion de Hanoi, ministère de la Construction, 2009

Représentation abstraite de l'expansion de Hanoi, ministère de la Construction, 2009

La bande noire au centre représente une «ceinture verte» densément peuplée de villages entourés de villes satellites.

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Les quartiers de Trung Hoa-Nhanh Chinh, d’An Khanh Sud et de Splendora sont des opérations immobilières financées et réalisées dans le cadre d’un arrangement institutionnel qualifié par Kim (2008) de « socialisme fiscal ». Dans ce système, les autorités (locales, municipales et centrales) ont la charge de faciliter l’acquisition des droits d’usage du sol, de les convertir vers des usages non agricoles et de les transférer à faible coût aux développeurs immobiliers. En contrepartie, les développeurs s’engagent à fournir les infrastructures urbaines (aqueduc, égouts, électricité), les équipements publics et une partie du réseau viaire du secteur à développer. Les infrastructures réalisées et financées par l’aménageur sont ensuite rétrocédées aux compagnies municipales de services urbains responsables de l’exploitation des réseaux (routes, eaux, assainissement, électricité, téléphone). Finalement, les acheteurs de propriétés résidentielles jouent le rôle d’investisseurs en achetant les droits d’usage du sol et de propriété résidentielle en quelques versements étalés sur une courte période en amont de la construction ou pendant celle-ci. Théoriquement, l’accès à la propriété des ménages à faibles revenus est garanti par la municipalité, qui fixe le premier prix de vente des appartements et des lots à construire au moment de l’approbation du projet [5].

En réalité, un même logement est souvent revendu plus d’une fois avant sa livraison. Les premiers acheteurs des appartements sont souvent des individus pouvant tirer parti de connexions privilégiées avec l’État pour obtenir un logement au premier prix de vente (héritage du favoritisme de la période socialiste). La revente, par contre, ne connaît que les contraintes du marché privé. La demande, très supérieure à l’offre, encourage la spéculation immobilière (entendue ici comme les transactions immobilières dont l’objectif premier est de faire un profit sur l’augmentation de la valeur de vente) et entraîne une flambée des prix des appartements, qui doublent ou triplent par rapport au prix initial. Ceci crée une rupture socioéconomique importante avec les populations des quartiers avoisinants, pour lesquelles le KDTM devient alors inaccessible.

Cette fragmentation socioéconomique n’est pas causée par le désir de différentiation des habitants des nouvelles zones urbaines ; les premiers acheteurs n’y habiteront d’ailleurs probablement pas. Le phénomène de rupture résulte plutôt des mécanismes de spéculation foncière qui sont au coeur des processus d’enrichissement des ménages depuis les années 1990 (Labbé et Musil, à paraître) ainsi que de l’écart entre la valeur marchande des terres périurbaines à redévelopper et les compensations offertes par l’État et par les développeurs aux ménages expropriés. À cela s’ajoutent la corruption des institutions qui encadrent la production du logement, les nombreux délits d’initiés dans l’appropriation des terres constructibles et des logements pour population « à faibles revenus » et l’absence d’un système bancaire fonctionnel. En effet, l’ambiguïté institutionnelle créée (délibérément, diront certains) au sortir de la période collectiviste donne un avantage clair aux promoteurs immobiliers et à ceux, parmi les futurs acheteurs, qui bénéficient d’informations privilégiées. Plusieurs études sur le cas chinois montrent que cette ambigüité institutionnelle est exploitée par les autorités locales et les promoteurs (Ho, 2001 ; Zhu, 2005). Il est normal que la transition vers le socialisme de marché crée des incertitudes, mais ces institutions transitoires caractérisées par des pratiques informelles, « do not offer incentives for optimal land developments » (Zhu, 2005 : 1370), ont tendance à perdurer malgré le désir exprimé par les propriétaires de clarifier le fonctionnement des droits de propriété (Harms, 2009).

Cette situation est souvent critiquée publiquement (voir par exemple, Nguoi do thi, 2008 : 40). Les plans de développement et les enjeux spatiaux et socioéconomiques qu’ils soulèvent sont aussi contestés sur le terrain par les habitants et les autorités locales des villages avoisinants, parfois assez violemment (Tran Dinh Thanh Lam, 2006 ; entretien Ngo Thu Thanh, 18 novembre 2009). Ainsi, depuis 2006, les villageois vivant aux marges du quartier Trung Hoa-Nhanh Chinh refusent de céder les droits d’usage de leurs terrains résidentiels à des promoteurs immobiliers qui prévoient y construire de nouvelles tours d’habitation et des bâtiments commerciaux. Ces villageois trouvent inacceptable qu’une fois redéveloppées, leurs terres soient revendues par ces mêmes promoteurs à plusieurs multiples du montant de compensation qu’ils auront reçu. Ces habitants se plaignent des effets négatifs sur leur ménage – dont l’économie repose souvent sur de petites activités économiques pratiquées à même leur résidence – qu’entraînera leur relocalisation dans des immeubles de relogement (Labbé, à paraître, a et b). Autour du projet d’An Khanh Sud, les autorités locales ont aussi contesté les plans d’un promoteur immobilier pour la localisation des lots réservés au développement de petits commerces par les villageois [6]. Les plans du promoteur prévoyaient céder aux villageois un corridor coincé entre le canal et la nouvelle route. Les villageois ont refusé ces lots « parce que ça ressemblerait trop à un mur villageois face au nouveau quartier urbain » (entretien avec les autorités locales, le 24 juin 2009). Ils demandent plutôt de les localiser dans un périmètre plus carré qui corresponde mieux à l’aménagement qu’ils veulent en faire (figure 4).

De la construction à la réalisation : appropriations par les ouvriers et les habitants

Au-delà de la conception et du financement, la réalisation matérielle des projets témoigne de plusieurs appropriations et pratiques qui peuvent nuancer les ruptures des nouvelles zones urbaines avec le reste de la ville. Ce processus commence en général à l’étape de la construction. Dans plusieurs cas, bien avant leur livraison au propriétaire, ces logements sont habités par les ouvriers qui les construisent (figure 5), ceux-ci provenant souvent de villages trop éloignés pour envisager une navette quotidienne. Des ouvriers qui ne pourront pas acheter de tels logements s’approprient donc temporairement les lieux qu’ils construisent, donnant une première vie au quartier et tissant des liens avec les villages voisins pour s’approvisionner en nourriture et services. On trouve aussi, dans plusieurs de ces villages, des chambres à louer pour les ouvriers. Dans d’autres projets, dont la réalisation a été suspendue, les populations villageoises limitrophes se sont approprié les terrains non construits pour y aménager des potagers, valorisant ainsi à leur profit ces espaces temporairement inutilisés (communication personnelle, Michael DiGregorio, 15 février 2011). Ces pratiques constituent une première vie pour ces quartiers et témoignent des habitudes d’échanges avec les villages qui peuvent s’y enraciner.

Figure 4

Plan du projet An Khanh Sud superposé sur la carte d'utilisation des sols de la commune de An Khanh

Plan du projet An Khanh Sud superposé sur la carte d'utilisation des sols de la commune de An Khanh

On voit que le projet enserre les villages existants. Détail sur le plan soumis par Sudico pour la localisation des lots réservés au commerce (juin 2009).

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Figure 5

Villas en construction Bao Paradise, 2009

Villas en construction Bao Paradise, 2009
(photo Nguyen Duc Hoan)

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Les nouvelles zones urbaines peuvent également s’inscrire dans la continuité de la ville existante par la forme de leur habitat et le type de pratiques résidentielles qui y ont cours. Nous ne pouvons analyser, à ce propos, que la première génération des KDTM, puisque la seconde n’est pas encore habitée par les propriétaires. Ainsi, Trung Hoa-Nhanh Chinh offre deux types d’habitat : des appartements dans des tours d’habitation et des lots à construire par les acheteurs. Ces lots à construire font une large part aux variantes des deux types résidentiels préférés des Vietnamiens depuis l’ouverture économique : la villa coloniale et le compartiment urbain. La villa coloniale est un bâtiment pavillonnaire de taille imposante introduit par les Français durant la période coloniale. Ce type d’habitat, associé à la bourgeoisie urbaine, réapparaît avec force après les réformes économiques, notamment comme marqueur de l’ascension sociale. Le compartiment est un type résidentiel urbain vernaculaire de la ville marchande précoloniale. Il est composé d’une alternance de bâtiments et de cours intérieures, le long d’une parcelle oblongue. Ce type architectural a beaucoup évolué depuis ses origines, mais demeure caractérisé par une façade étroite, un corps de bâti en profondeur, sans marge avant et contigu aux maisons voisines. Les compartiments des KDTM prennent la forme de maisons en rangée étroites qui s’élèvent sur quatre ou cinq étages. Les rez-de-chaussée sont largement ouverts ce qui permet d’y installer un commerce s’ouvrant sur la rue.

La présence du compartiment dans la quasi-totalité des nouvelles zones urbaines de première génération témoigne du rôle des habitants de Hanoi dans le processus de fabrication de la ville. Les compartiments défient la législation municipale mise en place en 2001 qui interdit ce type de bâtiment dans ces zones (article 7, décret n o123/2001/QD-UB). Ce type de bâtiment a été introduit de façon informelle par les développeurs dans la majorité des projets pour répondre à une très forte demande des ménages vietnamiens. Sur ce point, la préférence marquée des Hanoiens pour ce type de maison a eu raison des ambitions étatiques de modernisation de la ville par l’éradication des formes et des usages traditionnels de l’espace domestique (Pedelahore, 2008 ; Cerise, 2009 : chap 7).

Toujours dans la lignée des traditions urbaines de Hanoi, les habitants des KDTM enfreignent régulièrement les règlements d’utilisation du sol en utilisant le rez-de-chaussée de leur compartiment à des fins commerciales. L’intégration du commerce par les résidants dans leur milieu de vie s’observe en fait un peu partout dans les nouveaux quartiers. Les transformations et aménagements non autorisés incluent : l’extension de boutiques sur les trottoirs ; la transformation d’espaces communs dans les immeubles d’appartements en galeries marchandes ou en espaces de socialisation ; l’aménagement, dans les appartements, de salons de karaoké, de bureaux, de cabinets médicaux, d’ateliers de couture, de sièges sociaux de compagnies privées, etc. Ces appropriations perpétuent, dans les nouvelles zones urbaines, une tradition de mixité des usages résidentiels et commerciaux au sein de l’espace d’habitat qui remonte à la période précoloniale (Labbé et al., 2006). De plus, les périphéries villageoises adjacentes aux nouvelles zones urbaines vivent d’intenses spéculations foncières. Ces lots résidentiels se revendent à prix d’or dans l’expectative de pouvoir y développer un commerce à même la maison et de profiter des clientèles des KDTM. Par le petit commerce et la mixité des usages dans les bâtiments privés, des liens se retissent entre les KDTM et les villages voisins. Il faudra voir dans quelle mesure ces liens résisteront, dans le cas de KDTM à plus grande échelle comme Splendora et, plus généralement, dans les projets de deuxième génération dont fait partie An Khanh Sud. À ce stade de la construction, on constate déjà de fortes activités de construction villageoise le long de l’autoroute, où la valeur des parcelles monte en flèche dans l’expectative d’y faire du commerce avec les futurs habitants des nouvelles zones urbaines.

Les modes d’habiter : traditionnels et modernes

Les villages expropriés doivent faire face à une transformation radicale de leurs modes de vie en perdant leurs terres agricoles. La reconversion vers d’autres sources de revenus (emplois urbains, industriels, commerce, artisanat) n’est pas aisée, ce qui pose des difficultés sociales majeures (Fanchette, 2011). Économiquement, les modes de vie traditionnels de plusieurs villages sont encore en partie marqués par des formes de négoce rural héritées des périodes coloniales et collectivistes. Socialement, la vie des villages porte encore les traces de pratiques populaires et d’échanges centrés sur la famille élargie, les lignages et les associations de voisinage. Ces dynamiques communautaires héritées du passé changent toutefois rapidement avec la pratique d’activités économiques hors du village, l’arrivée de nouvelles populations (migrants saisonniers ou permanents), l’implantation de services « urbains » (karaoké, café Internet, mini-hôtels) et une plus grande exposition aux médias. Certains de ces changements font peur parce les villageois (et les cadres locaux) les associent à des « vices sociaux » comme la drogue ou la prostitution (Di Gregorio, 2011).

Pourtant, plusieurs indices révèlent des échanges autant que des confrontations entre ces modes de vie, échanges qui peuvent être interprétés comme des pratiques de « retissage » avec le milieu environnant les nouvelles zones. Une observation rapide des usages des espaces publics dans les KDTM montre une certaine mixité entre les usagers riverains et les usagers provenant de l’extérieur de la zone. Les espaces publics de Trung Hoa-Nhanh Chinh sont, par exemple, utilisés intensivement, tant par les habitants du quartier que par ceux des villages et des quartiers de relogement avoisinants, qui viennent profiter des larges trottoirs bordés d’arbres et des espaces publics disponibles pour faire leurs exercices quotidiens. Les entretiens que nous avons réalisés dans un village adjacent au projet indiquent que plus de 80% des habitants fréquentent quotidiennement, à des fins récréatives, le nouveau quartier construit sur leurs terres agricoles. Les cafés huppés (ca fe cao cap) aménagés dans les nouvelles zones urbaines attirent également une population de jeunes gens qui désirent « voir et s’y faire voir ». De la même façon, les supermarchés construits dans ces zones (sous les bannières française Métro et allemande Big C) attirent des ménages en provenance de toute la ville.

D’autres groupes, n’habitant pas le quartier, le fréquentent. Comme dans toutes les gated communities du monde, les résidants ont recours à d’autres pour des services (entretien ménager ou autre). L’accès aux denrées est un bon exemple de cet échange. D’une part, les populations villageoises riveraines des projets profitent des grandes surfaces commerciales qui y sont construites, de l’autre, les habitants des KDTM s’approvisionnent en denrées alimentaires dans les villages. Malgré les efforts du gouvernement pour inculquer une culture du supermarché, les Vietnamiens préfèrent encore les marchés traditionnels (Moustier et al., 2006). Plusieurs habitants des nouveaux quartiers fréquentent les supermarchés, mais rarement pour tous leurs besoins en produits frais (fruits, légumes, viandes, nouilles de riz fraîches, etc.). Ils s’approvisionnent plutôt dans les marchés des villages voisins, ou encore font venir de façon informelle des vendeurs ambulants dans leurs immeubles.

Ces quelques exemples de relations entre les habitants des KDTM et ceux des quartiers et villages voisins montrent que les thèses de la « mort » des espaces publics ou de leur marchandisation demandent à être nuancées. Les relations entre les nouvelles zones urbaines et les quartiers avoisinants sont certes principalement de nature marchande, mais pas seulement. Il s’agit d’échanges entre des modes de vie différents, mais qui ont longtemps été imbriqués. L’urbanisation, au Viêt Nam, est un processus à la fois planifié (comme le montre le programme des KDTM) et informel. Les pratiques des résidants contribuent depuis longtemps à urbaniser les villages qui constituent Hanoi : une industrialisation par l’artisanat, l’autoconstruction et la densification des espaces résidentiels (Fanchette, 2011 ; Labbé, à paraître, b). Il est donc difficile (et peut-être même contreproductif) de chercher à distinguer les modes de vie villageois et urbains. C’est dans ces espaces périphériques (beaucoup plus que dans le centre historique) que se construit, de façon informelle, l’urbanisation.

L’appareillage théorique occidental tend pourtant à concevoir l’urbanisation à partir du centre-ville, qui serait structuré par des forces capitalistes mondialisées exigeant privatisation, marchandisation et sécurisation. Ou, plus concrètement, ces forces capitalistes (et les nouveaux riches qui en bénéficient) ont besoin de maîtriser ces pratiques informelles pour fonctionner. Harms (2009) procure un exemple de ce type d’analyse en montrant comment les intérêts de l’État et ceux des propriétaires de terrains dans un quartier central de Ho Chi Minh Ville se rencontrent et font pression pour établir une séparation plus claire entre les espaces privés de consommation (les nouveaux cafés formels, fermés de la rue) et les espaces publics de la rue. Si cette séparation entre le privé et le public et si cette clarification des usages et cette interdiction des pratiques informelles sont en voie d’être acceptées dans les quartiers centraux qui servent de vitrine mondiale, notre étude montre que, dans les quartiers résidentiels plus périphériques mais tout aussi urbanisés, les usages mixtes et la frontière floue entre la maison, le commerce et la rue demeurent des pratiques courantes, et ce, même dans les KDTM.

Conclusion

Le modèle des nouvelles zones urbaines, même s’il a pu être indirectement influencé par la formation des experts vietnamiens à l’étranger, n’est pas simplement le résultat d’une transposition exogène directe dans la trame urbaine vietnamienne. Il est en continuité avec le modèle des quartiers d’habitation collective et est rarement financé et mis en oeuvre exclusivement par des capitaux étrangers. Ceci dit, les nouvelles zones urbaines sont tout de même porteuses de fragmentation sociospatiale et socioéconomique. Nous avons cherché ici à identifier les causes de ces effets déstructurants ailleurs que dans les modèles théoriques occidentaux.

D’un point de vue sociospatial, ce qui semble le plus problématique est le contraste entre la philosophie moderniste guidant le design de ces nouveaux ensembles urbains et les modes de vie vietnamiens (pratiques de consommation, mobilité, organisation des tâches domestiques, méthodes de cuisson, pratiques d’hygiène et de nettoyage des vêtements, etc., voir par exemple Nguyen Huu Thai, 2008 : 8, à propos de la vie dans les tours de relogement). Alors que l’État a cherché à contrôler les pratiques informelles de construction de logement autant que celles liées au mode de vie (stratégies d’approvisionnement en denrées, utilisation des espaces publics, etc.), c’est par celles-ci qu’on voit des liens se retisser entre ces nouveaux quartiers et le milieu environnant. D’un point de vue socioéconomique, le malaise exprimé dans le débat public vietnamien à propos des dangers de « fragmentation » urbaine concerne surtout le manque de contrôle de la spéculation et de la corruption qui l’encourage, le manque d’effort de la part des pouvoirs en place pour répondre à la demande des ménages urbains démunis pour des logements abordables, ainsi que la faiblesse du système bancaire qui permettrait un autre mode de financement des projets résidentiels (Nguyen Minh Hoa, 2007 ; Nguoi do thi, 2008).

L’appareillage théorique de la fragmentation urbaine qui serait engendrée par la néolibéralisation et la mondialisation, et qui se traduirait par des mécanismes de privatisation, marchandisation et sécurisation, gagnerait à être spécifié pour être applicable dans le cas du Viêt Nam. La privatisation des entreprises d’État actives dans le secteur de la promotion immobilière ne s’est pas accompagnée d’un désengagement de l’État, bien au contraire. Le pouvoir des promoteurs immobiliers intimement liés à l’État est en croissance et les pratiques de financement des KDTM favorisent les délits d’initiés. Ce type « d’engagement de l’État » n’est certes pas celui désiré par les critiques de la privatisation, mais est une nuance importante à faire pour renforcer cette critique. Le problème n’est pas tant les capitaux étrangers et les grandes multinationales que les sociétés d’État « actionnarisées »- comme Vinaconex. Il convient aussi de spécifier de quels espaces publics on parle lorsqu’on critique la marchandisation des nouveaux espaces urbains. La rigidification de la frontière entre le public et le privé, attribuée par Harms (2009) au désir des nouveaux propriétaires de protéger la propriété privée, ne se traduit pas dans les KDTM par une séparation claire des usages de la rue, des espaces publics et des maisons.

L’effet excluant des nouvelles zones urbaines est exacerbé par les principes de planification urbaine moderniste qui sous-tendent leur conception et par la spéculation foncière plus que par le désir de leurs occupants de s’isoler des autres classes. Bien sûr, le standing de ces nouveaux développements et leur marketing comme environnements luxueux attirent les nouveaux riches. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des appartements restent longtemps inoccupés après leur construction, servant seulement de stratégie d’accumulation de richesses. La valeur économique des logements domine souvent leur valeur d’usage. Ainsi, la facture architecturale moderniste de ces immeubles est peu appréciée de plusieurs habitants qui trouvent difficile d’y vivre au quotidien. Rarement ces quartiers sont-ils sécurisés, mais des barrières spatiales importantes rendent leur accès difficile. On pense ici notamment au maillage de larges avenues, qui circonscrit et sépare les projets les uns des autres. Ceci n’empêche toutefois pas les relations humaines et la circulation à double sens entre les nouvelles zones urbaines, les quartiers avoisinants et la ville centre. Reste à voir, cependant, si ce sera également le cas pour la seconde génération de nouvelles zones urbaines.

En explorant ces quartiers porteurs de fragmentation urbaine à toutes les étapes de leur cycle de vie, de la conception à l’habitation en passant par la construction, ce texte visait à mettre au jour les pratiques informelles d’appropriation, de résistance ou de négociation qui transforment les plans initiaux. En connaissant mieux ces pratiques, nous en apprenons plus sur les causes de la fragmentation urbaine provoquée par les nouvelles zones urbaines, ce qui permettra, nous l’espérons, de mieux intervenir dans le débat critique soulevé par les choix d’urbanisation imposés par l’État vietnamien.