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Au Québec, réorganisation municipale et activités municipales dans le domaine de la culture ne semblent pas entretenir de relations spécifiques. Un regard historique sur le développement de ces deux domaines souligne leur évolution parallèle et quasi concomitante. Malgré cette évolution similaire, ces deux secteurs se sont rencontrés tardivement.

Depuis la réorganisation municipale de 2001 pilotée par Louise Harel, ministre des Affaires municipales et de la Métropole, la situation apparaît différente, étant donné l’adoption presque simultanée d’une politique culturelle par l’ensemble des nouvelles grandes villes métropolitaines. De plus, selon Saint-Pierre et Coutard (2002 :1) :

le gouvernement du Québec a fait connaître en 2000 et 2001 sa volonté de réformer l’organisation territoriale et de modifier diverses dispositions législatives en matière municipale. D’ores et déjà, on sait que cette réorganisation municipale aura des répercussions importantes sur le développement culturel des villes au Québec.

À la suite de ces fusions municipales qu’a connues le Québec, et à l’instar des phénomènes observés en France (Négrier, 2005) et plus largement en Europe (Le Galès, 2003), il semble pertinent de se demander s’il existe un lien entre le domaine culturel et celui de la politique municipale. À notre avis, les fusions municipales ont engendré une certaine dilution de l’imaginaire politique et territorial, si bien que la culture peut être amenée à construire de nouveaux repères. De plus, selon Andrew (2003), les processus de fusions ont généré une capacité d’innovation au sein des organisations politiques publiques. Il convient donc de savoir, s’il y a lieu, quel rôle joue le domaine culturel à ce chapitre. Enfin, dans un contexte de rééchelonnement du politique (Brenner, 2002), il peut être intéressant d’analyser de quelle façon les politiques en matière culturelle participent à la création de métropoles (Collin et al., 2006).

Pour bien comprendre comment le processus de fusion influence le rapport entre l’action publique et le domaine culturel au niveau municipal, il faudrait effectuer une enquête en profondeur. Comme le souligne Augustin (2003 : 313), il importe d’examiner l’ensemble des mécanismes à l’oeuvre afin d’identifier « la complexité des relations entre les diverses modalités de la culture et la multidimensionnalité de l’espace, d’autant que celui-ci est à la fois vécu et projeté, lieu de vie et instrument de l’action ». Notre ambition consiste plutôt à proposer des éléments de réponse qui pourraient servir de tremplin à des analyses ultérieures.

Pour atteindre cet objectif, il nous faut apporter des réponses à deux questions fondamentales. Premièrement, le gouvernement du Québec a-t-il doté les villes récemment fusionnées de nouvelles compétences en matière culturelle ? Deuxièmement, après la réorganisation municipale, les villes nouvellement fusionnées ont-elles fait l’objet d’une intervention politique particulière dans le domaine culturel ? L’objectif de la première question est d’identifier l’influence des réorganisations municipales sur le domaine culturel, en révélant l’évolution des compétences culturelles par rapport à ce qu’elles étaient à l’époque des anciennes villes. La réponse à cette question permet également de mettre en évidence la présence ou l’absence d’harmonisation dans ce domaine. La seconde question a pour objet de découvrir si, plus globalement, le domaine culturel peut servir à renforcer la cohésion des nouvelles entités municipales.

Notre étude s’appuie sur les résultats d’une enquête menée au Québec dans les huit villes de plus de 100 000 habitants ayant fait l’objet d’une restructuration municipale en 2002. Ces villes sont celles de Québec, Montréal, Sherbrooke, Gatineau, Lévis, Longueuil, Trois-Rivières et Saguenay. Ces entités municipales ont été choisies en raison de la taille de leur population, supérieure à 100 000 habitants, et parce qu’elles ont toutes été restructurées en 2002. C’est pourquoi la ville de Laval, bien que regroupant plus de 100 000 habitants n’a pas été retenue, puisqu’elle a été restructurée en 1965.

Les données de notre étude ont été tirées des sites Internet des entités municipales fusionnées ainsi que du site Internet du ministère des Affaires municipales, du Sport et des Loisirs (MAMSL) [1]. Elles proviennent également d’entretiens semi-directifs réalisés sous le sceau de la confidentialité auprès de fonctionnaires du ministère des Affaires municipales, du Sport et des Loisirs, du ministère de la Culture et des Communications et de l’Observatoire de la Culture, ainsi que de fonctionnaires des municipalités de l’échantillon. Les questions abordées lors des entretiens visaient la compréhension et l’identification des évolutions du secteur culturel depuis la fusion municipale. Enfin, nous avons procédé à un dépouillement de documents officiels portant sur les rapports existant entre réorganisation municipale et secteur culturel, ainsi que d’articles du quotidien Le Devoir parus depuis 2000 sur ces thèmes. Il est clair que notre période d’observation est très courte et que la restructuration municipale est jeune. Elle permet toutefois de saisir les prémisses de l’action dans le domaine culturel. Nos analyses sont donc des pistes de réflexion qu’il faudra visiter plus attentivement au cours des prochaines années.

Notre recherche se divise en trois parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les écrits majeurs ayant traité des rapports qu’entretiennent le domaine culturel et la ville. Dans un deuxième temps, nous exposerons les principaux éléments contextuels, avant de présenter, dans un dernier temps, les résultats d’une enquête menée au Québec, dans les huit villes de plus de 100 000 habitants ayant fait l’objet d’une fusion municipale en 2002.

Aperçus théoriques

Selon Augustin et Lefebvre (2004 : 9) :

alors que les initiatives culturelles deviennent un élément stratégique du développement, les études analysant les pratiques, les évènements et les lieux culturels sont moins nombreuses que celles étudiant le commerce, l’industrie, les transports, les populations ou plus récemment les banlieues.

Cet intérêt moins prononcé pour l’étude du domaine culturel tranche avec les innovations dont celui-ci est l’objet (Augustin, 2003 : 313), notamment en milieu urbain (Négrier, 2005).

Les relations entre la ville et le domaine culturel font cependant l’objet de quelques analyses, qui témoignent tant de l’évolution du milieu urbain (Brenner, 2002), de la diversité et de la disparité de l’action culturelle (Négrier, 2004b), que de la variété des approches disciplinaires qui s’intéressent à de telles relations. Que ce soit en géographie, et notamment en géographie culturelle (Claval, 1999), ou en science politique (Faure et Négrier, 2001), les relations entre le milieu urbain et l’action culturelle donnent lieu à des analyses très différentes.

Certains soulignent le caractère innovant des politiques culturelles dans le domaine municipal. C’est le cas de la thèse controversée de Richard Florida (2002) et de sa notion de classe créative. À ce sujet, Levine (2004 : 28) souligne l’absence de relation entre la classe créative et le développement urbain : « après examen rigoureux, il n’existe pratiquement pas de données empiriques pour étayer l’une ou l’autre des hypothèses de la théorie de la classe créative. La classe créative, concept très douteux d’entrée de jeu, n’a pas de corrélation significative avec les indicateurs clés du développement économique urbain et régional ».

De son côté, Roy-Valex (2006) met en évidence la nécessité d’approfondir les recherches sur la notion de classe créative afin notamment d’éviter toute généralisation excessive.

D’autres soulignent que, depuis quelques années, les politiques culturelles sont devenues un objet de conflits (Zukin, 2000 : 132). Puissant outil de contrôle, la culture est tant le symbole de l’appropriation des lieux par divers groupes sociaux que celui du redéveloppement urbain. À titre d’exemple, Zukin (2000) avance que, d’un côté, les immigrants font pression sur les pouvoirs publics pour diversifier la culture et conférer à la ville un aspect multiculturel. D’un autre côté, les pouvoirs publics veulent fournir une image postmoderne de la ville, comme centre technologique et innovant par exemple, dans le but d’attirer des capitaux. Parallèlement, la violence en milieux urbains s’est accrue, de sorte que les agences privées de sécurité se sont multipliées. Ainsi, selon Zukin (2000), la ville peut être assimilée à une entreprise où la culture peu à peu se privatise. C’est le constat que Soja (2000) établit dans le cas de Los Angeles, là où la ville crée une vie urbaine par procuration. Ainsi certaines villes se dotent de nouveaux noms, pris dans l’histoire, dans l’espoir de raviver un passé perdu. En agissant ainsi, la ville crée un simulacre d’identité. Selon Soja, de tels faits contribuent à donner encore plus d’opacité à la notion d’espace vécu et soulignent le caractère factice de la ville (Soja, 2000 : 191).

La culture est aussi étudiée en tant que domaine de coopération avec d’autres échelles territoriales (Thuriot, 1997) ou avec d’autres acteurs politiques (Lucchini, 2002). Il s’agit alors d’identifier l’ensemble des acteurs en lice et de comprendre leurs actions au sein d’un même territoire. Ou encore, quelques auteurs se sont intéressés au lien entre les restructurations municipales et l’action publique culturelle. Ce courant est particulièrement prononcé en France où, comme nous l’avons signalé ailleurs (Breux et al., 2005 : 14) :

La création du ministère de la Culture par André Malraux en 1959 a longtemps marqué une exception française, avant la relative généralisation d’un ministère de la culture dans l’ensemble des pays européens. Dans les années 1990, la consolidation de l’Europe va amener la France à rejouer l’exception culturelle, cette fois dans le cadre européen et mondial. La dimension territoriale de cette politique culturelle est l’un des traits d’une telle exception. […] Or c’est à l’échelle municipale et dans les villes que l’action publique culturelle est la plus développée. On comprend dès lors pourquoi la naissance de l’intercommunalité est un enjeu manifeste, en termes de compétences et de repositionnement des acteurs et de leurs stratégies.

Les travaux de Négrier (2003 ; 2004) et de Faure et Négrier (2001) interrogent les relations entre l’intercommunalité et l’action publique culturelle de deux façons différentes. Dans un premier temps, Négrier (2003) examine l’évolution de la politique culturelle à la suite des différentes lois de l’intercommunalité du début des années 1990 et 2000. Il en conclut que « l’essentiel des compétences publiques en matière culturelle relève de la liberté d’initiative » et que le domaine culturel fait figure de véritable chasse-gardée des élus. Dans un second temps, Négrier questionne l’autre versant de la relation, soulignant que « les territoires changent la politique culturelle, du point de vue de son sens, de son contenu et de ses évolutions possibles » (Négrier, 2004a : 18).

Quel que soit l’angle d’approche choisi, il ressort que, de nos jours, la culture est un instrument d’innovation, de légitimation et un facteur identitaire, lié de près aux dynamiques métropolitaines. Comme le souligne Le Galès (2003 : 314) :

la culture est mobilisée par les élites locales pour tenter de créer un sens de l’appartenance, de l’unité, au-delà des clivages sociaux et des conflits, pour mobiliser les ressources nécessaires à l’élaboration d’un intérêt général urbain.

La culture est donc instrumentalisée à des fins de contrôle politique, ce qui se voit par exemple dans le rôle des équipements culturels pour non seulement permettre l’expression des jeunes ou de minorités ethniques, mais aussi pour exercer un contrôle social. La culture apparaît ainsi être en Europe un enjeu fondamental des réformes municipales. La question qui se pose est celle de savoir si de tels processus se retrouvent au Québec, dans la foulée de la réforme municipale des années 2000.

Au Québec, les écrits explorant les relations entre la ville et la culture sont rarissimes. Ce phénomène n’est pas surprenant, au regard du faible intérêt soulevé par les problématiques locales dans le domaine scientifique. Seuls les processus de fusions et de défusions ont déclenché une série d’études, notamment dans un contexte d’émergence du régionalisme métropolitain (Bherer et al., 2005) et de gouvernance (Jouve et Booth, 2004). Quant à la culture, n’étant pas un domaine traditionnellement réservé aux municipalités, les travaux sur ce thème sont quasi inexistants. L’action publique culturelle, lorsqu’elle est traitée, l’est en fonction de l’échelle provinciale (Saint-Pierre, 2003) ou bien porte sur les conflits entre grandes villes et régions (Harvey, 1997). L’analyse des liens entre le domaine culturel et la restructuration municipale s’impose.

Éléments contextuels

Bien que les municipalités québécoises soient depuis longtemps actives dans le secteur de la culture et des loisirs, l’action culturelle et l’action en matière de réorganisation municipale semblent avoir évolué séparément. Un bref aperçu historique des actions menées dans chacun de ces domaines confirme un tel point de vue.

En matière de réorganisation municipale, les années 1960 révèlent l’inadaptation du système municipal. En 1965, le gouvernement met en place une stratégie de fusions volontaires qui va perdurer jusqu’à la fin des années 1990. Tout au long de cette période, la nécessité de consolider les agglomérations urbaines est soulignée. L’un d’entre nous écrivait à ce propos que :

en 1970, le plan REMUR (Renouveau Municipal et Régional) [proposait] d’intervenir en priorité dans un nombre restreint d’agglomérations urbaines et [suggérait] la création de 20 nouvelles communautés urbaines et régionales à l’instar de celles de Montréal, de Québec et de l’Outaouais créées l’année précédente. Cette idée [fut] reprise par le Groupe de travail sur l’urbanisation (présidé par Claude Castonguay) mais [ce dernier opta] pour le regroupement des unités municipales à l’intérieur des agglomérations.

Collin, 2002

Les réalisations furent cependant très modestes puisque sur une vingtaine d’années, le nombre de municipalités dans les 23 agglomérations de recensement est passé de 300 à environ 270.

Au début des années 1990, la ville de Montréal connut une crise fiscale sérieuse. Un Groupe de travail sur Montréal et sa région fut créé qui, dans son rapport final, proposa une révision en profondeur de l’organisation municipale de la région métropolitaine et des changements substantiels aux politiques provinciales, notamment en matière de fiscalité municipale (GTMR, 1992). Le rapport n’aborda pas la question des fusions municipales mais, tout comme la Ville de Montréal, se prononça en faveur de l’adhésion à un concept global d’organisation : la ville-région (Collin, 1995). Les villes centrales des autres régions métropolitaines emboîtèrent le pas et en appelèrent à une révision de l’organisation municipale dans les agglomérations à travers la Table ronde des villes-centres, animée par le ministère des Affaires municipales, et le caucus des six grandes villes centres, animé par la Ville de Québec. Parallèlement, en 1996, le gouvernement provincial soumit au monde municipal une Politique de consolidation des communautés locales et, en 1997, un Nouveau pacte municipal. Fusions de municipalités, renforcement des instances supra-municipales et de la coopération intermunicipale, décentralisation et réforme de la fiscalité municipale furent ainsi mises à l’ordre du jour.

Entre 1999 et 2002, ces débats aboutirent à la publication de deux documents déterminants, soit le Rapport Bédard, intitulé Pacte 2000 (CNFFL, 1999), et le livre blanc de la ministre Louise Harel, intitulé Changer les façons de faire pour mieux servir les citoyens (MAMM, 2001). Pour sa part, le rapport de la Commission nationale sur les finances et la fiscalité locales souligna la nécessité de revoir l’organisation des structures municipales au Québec : ce fut un pas décisif car aucune étude n’avait été si loin dans ses recommandations. Une telle observation a d’ailleurs conduit les villes de Québec et de Montréal à établir leur propre proposition, fondée principalement sur la fusion des municipalités. Par la suite, le livre blanc de la ministre des Affaires municipales et de la Métropole engagea le gouvernement dans une période intensive de réformes avec l’adoption, dans les mois qui suivirent, des projets de loi 124 (modifiant la Loi sur l’organisation territoriale municipale) et 170 (réformant l’organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l’Outaouais). Par conséquent, le nombre de municipalités fut réduit et huit villes nouvelles de plus de 100 000 habitants furent créées.

Ces réformes municipales témoignent de la volonté étatique de combler un décalage entre le territoire, reflet de l’assise du pouvoir politique, et la gestion des problèmes publics. Plus précisément, les restructurations ont pour objectif majeur de moderniser le système de gestion publique et de l’adapter à de nouvelles stratégies économiques. Réduire le nombre de municipalités sur le territoire national peut être directement ou indirectement poursuivi dans un but affiché de cohérence politique et territoriale. On observe, en particulier, la mise en place de politiques de réorganisation territoriale fondées sur l’idée générale d’une meilleure prise en compte institutionnelle de la réalité fonctionnelle des agglomérations. C’est dans ce contexte que le culturel devient un domaine d’intervention privilégié.

Quant au développement en matière de culture, il fut tardif et progressif. En effet, après le Rapport Tremblay en 1956, le ministère des Affaires culturelles (MAC) fut créé en 1961. Les études se multiplièrent (livre blanc de 1965, livre vert de 1976, livre blanc de 1978). Une superstructure ministérielle regroupant l’ensemble des ministères à vocation culturelle fut mise sur pied en 1978 et finalement abolie en 1982. Durant toute cette période, la culture est devenue un enjeu pour la souveraineté culturelle du Québec et s’opposa par conséquent à la volonté du gouvernement fédéral.

Au cours des années 1990, la ministre des Affaires culturelles, Lucienne Robillard, devant les difficultés financières rencontrées par son ministère, lança une série d’études dont l’un des objectifs visait à doter la province d’une politique culturelle. Les rapports Coupet (1990) et Arpin (1991), qui proposaient la reconnaissance de la culture comme un enjeu de société et préconisaient une décentralisation des compétences en matière de culture vers les municipalités, tracèrent la voie à la première politique culturelle – qui voit le jour en 1992. Cette politique fit passer l’intervention publique d’un mode sectoriel à un mode intégré (Saint-Pierre, 2004 : 241 ; Garon, 1994 : 5). Il s’agissait de créer une mobilisation de l’ensemble des acteurs pouvant être concernés par les objectifs fixés. L’ensemble des paliers de gouvernement était donc susceptible de participer au développement culturel établi par cette politique.

La politique culturelle de 1992 se basait sur quatre grands principes : 1) la culture, comme fondement de la société ; 2) la culture comme droit pour chaque citoyen ; 3) la culture, une mission essentielle de l’État ; 4) l’autonomie de création et la liberté d’expression des valeurs fondamentales. Trois grands axes s’ajoutaient à ces principes : l’affirmation de l’identité culturelle, le soutien aux créateurs et aux arts, et l’accès et la participation des citoyens à la vie culturelle. Au coeur de ces orientations, la politique culturelle avait trois conséquences majeures. Premièrement, le MAC se transformait en ministère de la Culture. Deuxièmement, un conseil des arts à l’échelle du Québec était créé. Enfin, la décentralisation et le partenariat constituaient le troisième point majeur de cette politique. À ce titre, les autres ministères, les sociétés d’État, les municipalités et les diverses instances régionales (Centres régionaux de concertation et de développement (CRCD), conseils régionaux de la culture (CRC), municipalités régionales de comté (MRC) étaient interpellés.

C’est ainsi qu’il existe depuis 1997 une politique de soutien au développement local et régional qui vise à rapprocher le plus possible l’action gouvernementale des citoyens et à assurer le développement des communautés locales et régionales. Cette politique prévoit la signature d’ententes-cadres entre le gouvernement du Québec et chacune des régions par l’entremise des conseils régionaux de concertation et de développement (CRCD [2]). Afin d’atteindre les objectifs inscrits à l’entente-cadre, la politique de développement local et régional prévoit la conclusion d’ententes régionales spécifiques négociées entre les partenaires. Il s’agit donc d’un outil adapté aux réalités régionales, qui constitue un des moyens privilégiés par le gouvernement du Québec en matière de développement local et régional. Ces ententes sont actuellement au nombre de 26.

Au niveau des municipalités, que ce soit des villes ou des municipalités régionales de comté (MRC), on remarque également un dynamisme certain dans le développement culturel. En particulier, depuis l’adoption de la politique culturelle du gouvernement en 1992, plusieurs municipalités locales et régionales ont élaboré leur propre politique culturelle. Au niveau local, l’adoption d’une politique culturelle n’est pas une obligation. Le niveau provincial incite les municipalités à se doter de telles politiques mais n’exerce aucune pression pour leur réalisation. Cela dit, en 2000, soit à la veille de la mise en place de la réforme municipale, on comptait 67 municipalités qui avaient adopté leur politique culturelle et 35 qui étaient en voie de le faire (MCC, 2000 : 1).

Dans plusieurs cas, ces politiques ont mené à la signature d’une entente de développement culturel avec le ministère de la Culture et des Communications (MCC). La durée d’un tel partenariat varie généralement de 3 à 5 ans. Elle « se fonde sur un partage des préoccupations et des objectifs respectifs et se veut un outil de planification, de gestion, de concertation, de collaboration souple et de regroupement » (site Internet du MCC). Dans ce cadre, le financement est assuré sur une base partagée, à la mesure des possibilités de chacun des deux contractants. Actuellement, 25 municipalités et 19 MRC ont signé une telle entente. Depuis l’adoption de la politique culturelle de 1992, l’échelon municipal est ainsi de plus en plus perçu comme un acteur central du développement culturel de la société québécoise.

En quoi la restructuration municipale – notamment la consolidation ou l’émergence de neuf villes de plus de 100 000 personnes – vient-elle ajouter à ce processus ou le moduler ? Qu’a apporté la réorganisation municipale aux champs de compétence culturelle ? Toutes ces nouvelles villes disposent-elles des mêmes compétences ? Quelle place pour la culture dans la consolidation de la nouvelle ville, et ce, dans un contexte où la réorganisation municipale n’avait pas pour objectif et ne s’est pas accompagnée d’une révision du partage des compétences entre le niveau provincial et le palier local ?

Réorganisation municipale et action culturelle aujourd’hui

L’analyse des compétences culturelles des villes restructurées et l’identification des interventions des villes nouvellement fusionnées dans le domaine culturel permettent d’appréhender les relations entre la restructuration municipale et l’action culturelle au Québec au tournant des années 2000.

La réorganisation municipale, base du développement culturel ?

Les réformes municipales témoignent de la volonté étatique de combler un décalage entre le territoire et la gestion des problèmes publics. Plus précisément, les restructurations visent la modernisation du système de gestion publique et son adaptation à de nouvelles stratégies économiques. La réduction du nombre de municipalités sur le territoire national peut être directement ou indirectement atteinte à travers une cohérence politique et territoriale. On observe en particulier la mise en place de politiques de réorganisation territoriale fondées sur l’objectif général d’une meilleure prise en compte institutionnelle de la réalité fonctionnelle des agglomérations. Le domaine culturel illustre de telles observations.

En matière de culture, les nouvelles villes disposent en effet d’une compétence commune : l’obligation de se doter d’un plan de développement économique, social et culturel destiné à encadrer l’action sur le nouveau territoire (tableau 1). Le changement n’est pas radical puisque avant la fusion les villes élaboraient une démarche équivalente. Néanmoins, il faut considérer que cette démarche est désormais institutionnalisée, identique pour l’ensemble des villes, peut-être plus complète et plus exigeante pour certaines (Longueuil par exemple).

Tableau 1

Prérogatives culturelles des huit villes fusionnées de plus de 100 000 habitants selon les chartes et les décrets réglementaires

Villes

Textes de lois

Plan de développement culturel

Entente concernant l'application de la Loi sur les biens culturels

Conseil des arts

Modalités de soutien financier à un organisme culturel

Spécificité

Montréal

Charte de la Ville de Montréal

Article 91

Article 100

Article 28

Article 137

Article 220

Québec

Charte de la Ville de Québec

Article 75

Article 37

Article 56

Article 169

Articles 167 et 125

Longueuil

Charte de la Ville de Longueuil

Article 60

Article 26

Article 54.2

Article 22

 

Gatineau

Charte de la Ville de Gatineau

Article 43

 

Article 27

 

 

Lévis

Charte de la Ville de Lévis

Article 73

 

Article 54

Article 91

 

Trois-Rivières

Décret 851‑2001-4 juillet 2001

Article 25

 

 

 

 

Sherbrooke

Décret 850‑2001-4 juillet 2001

Article 49

 

 

Article 74

 

Saguenay

Décret 841‑2001-27 juin 2001

Articles 52 et 74

 

Article 37

 

 

Source : Breux, 2004 : 36

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À cela s’ajoute la mise en place d’un conseil des arts, une compétence spécifique, dans le sens où les municipalités choisissent de l’inscrire dans leurs codes de règlement ou non [3]. À ce titre, action culturelle et restructuration municipale semblent interagir dans le sens où l’on remarque que le domaine culturel s’est servi de la restructuration pour conserver les acquis que quelques villes détenaient auparavant. Ainsi, dans les chartes des villes de Québec et de Montréal, il est mentionné qu’« est institué le Conseil des arts » (article 58 de la Charte de la Ville de Montréal, article 55 de la Charte de la Ville de Québec). Rendre obligatoire la formation d’un tel conseil permettait d’assurer leur pérennité et d’en étendre la portée à l’ensemble du territoire, même en cas de victoire d’une branche politique opposée à une telle institution.

Cette préservation des acquis se constate également dans le sens inverse. Si Sherbrooke a refusé de se doter d’un conseil des arts, c’est avec l’objectif de préserver la table de concertation dont elle dispose depuis plus de vingt ans, plutôt que d’investir dans une nouvelle structure. Cette table de concertation fait office de conseil des arts. Elle s’en distingue cependant du fait qu’elle comprend l’ensemble des organismes culturels au sens large, que ce soit en culture, en arts ou en loisirs. Cet outil semble plus adapté à la réalité sherbrookoise : la table de concertation est un comité moins lourd à gérer qu’un conseil des arts et plus adéquat, car il n’y a pas suffisamment d’organismes au sein de la ville pour créer une telle institution.

Ces compétences communes sont assorties pour certaines villes de compétences spécifiques liées à l’histoire et aux ressources qui leur sont propres. À ce titre, les villes de Montréal et Québec se différencient des autres en raison, notamment, de leur statut et de la taille de leur population. La spécificité montréalaise réside dans l’article 220, qui traite de la sauvegarde de bâtiments présentant un intérêt culturel dans l’arrondissement historique du Vieux-Montréal. En ce qui concerne la ville de Québec, la particularité de la capitale se situe dans les articles 125 et 167. L’article 167 pose les bases du fond de la préservation du patrimoine culturel et historique, tandis que l’article 125 fixe les modalités de la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec.

De plus, la Loi portant réforme de l’organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l’Outaouais a également remplacé les communautés urbaines de Québec et de Montréal par des communautés métropolitaines qui disposent essentiellement de fonctions de planification. En matière culturelle, ces institutions ont pour mission de s’occuper du développement artistique ou culturel à l’échelle métropolitaine (Belley, 2004). Enfin, il convient également de mentionner l’effet de la Loi sur les compétences municipales qui, depuis janvier 2006, est venu simplifier et rassembler l’ensemble des dispositions sur les compétences des municipalités, notamment en matière culturelle [4], jusque-là éparpillées dans divers documents législatifs. Cette loi n’apporte toutefois pas, dans le domaine culturel, de changement quant à la nature et l’étendue des compétences de chacune des villes ici à l’étude.

Bref, la vague de restructuration municipale a créé un point de rencontre avec le domaine culturel, mais les villes nouvellement restructurées ne disposent pas toutes des mêmes compétences en matière culturelle. La réorganisation municipale a mis en place un tronc commun de compétences, tout en tenant compte des particularismes locaux. Les compétences spécifiques sont le fruit d’une histoire et de ressources propres à l’entité municipale à laquelle elles s’adressent. Parfois, le domaine culturel s’est également servi de la réorganisation municipale pour assurer la pérennité de certains acquis. Une interrogation se pose désormais : les compétences législatives accordées aux municipalités fusionnées amènent-elles à la création d’une action culturelle municipale de ville fusionnée ? Pour répondre à ces questions, nous examinerons les politiques culturelles des huit villes de plus de 100 000 habitants.

Vers la création d’une action culturelle de ville fusionnée ?

Le contexte politique de restructuration municipale semble être propice à l’intervention dans le domaine culturel. Un rapide tour d’horizon des dates d’adoption des réorganisations municipales et des politiques culturelles souligne leur concomitance ou leur succession (tableau 2).

Tableau 2

Date des fusions municipales et dates d’adoption des politiques culturelles

Villes

Gatineau

Sherbrooke

Montréal

Lévis

Longueuil

Québec

Trois-Rivières

Saguenay

Date de la fusion

2002

2002

2002

2002

2002

2002

2002

2002

Date d'adoption ou de mise en place d'un projet de la politique culturelle

2002

2002

2005

2004

2005

2004

2002

2003

Source : Données du MAMSI, site Internet, et site Internet de chacune des villes

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La culture fut donc un des premiers thèmes d’intervention et de réalisation des nouvelles villes. Toutefois, malgré ces apparences, force est de constater l’absence de lien de cause à effet entre les fusions municipales et l’adoption de politiques culturelles municipales. Plusieurs arguments étayent ce point de vue.

Premièrement, le MCC a montré que plus une ville est de grande taille, plus ses chances de se doter d’une politique culturelle sont grandes (MCC, 2000 : 3). Les villes de plus de 100 000 habitants répondent donc à ce schéma sans que la question de la réorganisation municipale vienne interférer. D’autant que les villes fusionnées ont désormais une population plus importante, aux besoins et aux attentes plus grands, plus nombreux et plus diversifiés. La mise en place d’une nouvelle politique culturelle est donc le résultat d’un effet de seuil plus que d’une modification institutionnelle et se justifie d’abord par un souci d’adaptation au milieu : adaptation en fonction du contexte particulier de chacune des anciennes municipalités.

Deuxièmement, la restructuration municipale ne peut être considérée comme un élément déclencheur des politiques culturelles, dans le sens où l’adoption de politiques culturelles n’est pas propre aux villes fusionnées. Ainsi les MRC, qui ne sont pas soumises aux fusions, ont ces dernières années adoptées de plus en plus de politiques culturelles. Par ailleurs, beaucoup d’anciennes municipalités, aujourd’hui constitutives des grandes villes, détenaient déjà de telles politiques culturelles municipales. Gatineau constitue un parfait exemple de ce phénomène : quatre sur cinq des villes qui forment aujourd’hui la ville de Gatineau s’étaient dotées de politiques culturelles (Breux, 2004). Le constat est le même pour quelques entités municipales composantes de la ville de Sherbrooke ou bien encore de la ville de Lévis. Par conséquent, ces politiques ont dû être elles aussi fusionnées dans un souci de cohérence.

D’un autre point de vue, à partir du moment où une ville posséde une politique culturelle, c’est un acquis qu’elle ne veut pas perdre. Il y a donc eu une pression des anciennes municipalités dotées d’un tel instrument pour l’harmoniser à la nouvelle ville. On peut dans ce contexte émettre l’hypothèse que la nouvelle identité de la ville engendrait de fait un réajustement ou une création d’une politique culturelle correspondante.

Il n’y a donc pas de lien de cause à effet entre le territoire agrandi et les politiques publiques en matière de culture, mais davantage un lien de renforcement mutuel qui s’exprime en termes d’harmonisation (impact de la restructuration municipale) et de préservation des acquis (impact du secteur culturel).

Des liens de renforcement mutuel

Un lien étroit s’est noué entre la restructuration municipale et l’action culturelle, l’une servant l’autre. En effet, il est permis de constater, à la suite d’entretiens auprès de responsables municipaux dans chacune des villes restructurées et de l’analyse des politiques culturelles municipales, que la vague de réorganisation municipale de 2002 a fixé les bases d’un développement très prometteur du secteur culturel, soulignant, à l’instar d’Andrew (2003), l’innovation sous-jacente liée aux processus de réorganisations municipales. Plusieurs constats confirment un tel point de vue.

Premièrement, l’engagement de la municipalité dans ce secteur s’est renforcé. Il y a eu un réel exercice d’identification des ressources et des besoins sur l’ensemble du territoire des nouvelles villes. Les entités municipales ont désormais une meilleure connaissance et une compréhension plus fine des caractéristiques du secteur. Certes, les anciennes municipalités, qui disposaient d’un secteur culturel peu développé, sont les premières bénéficiaires de telles initiatives. Toutefois, il est légitime de penser qu’une fois la consolidation réalisée, le secteur culturel, désormais plus important, n’en sera que plus fort et plus riche. Il est encore trop tôt pour prévoir l’avenir de ce secteur d’ici quelques années, mais les initiatives d’harmonisation repérées laissent penser qu’il est en plein développement. Toutes les villes à l’étude ont affirmé que la politique culturelle occupait une place importante au sein de la nouvelle entité municipale.

De plus, la réorganisation a initié une véritable réflexion sur la culture. Les questions concernanat le besoin de se doter d’une institution culturelle spécifique sont révélatrices de cet effort et ce, quelle que soit la nature de la décision finalement adoptée. On remarque que depuis la Loi portant réforme de l’organisation territoriale municipale des régions métropolitaines de Montréal, de Québec et de l’Outaouais, les villes de plus de 100 000 habitants se sont posé la question de la nécessité de créer une telle instance : la ville de Québec envisage de créer un conseil métropolitain des arts qui engloberait la ville de Lévis et les différentes MRC du territoire. La ville de Gatineau dispose d’une Commission des arts, de la culture et du patrimoine et a jugé qu’il était encore trop tôt pour créer un conseil des arts. Les villes de Longueuil et de Saguenay prévoient créer une telle institution, tandis que Sherbrooke a choisi d’opérer à travers un système de programmes de soutien, mission première d’un conseil des arts (Tremblay, 2003 : H5).

Les bases d’un développement futur du domaine culturel sont donc jetées et laissent penser que cette construction municipale de la culture a également pour objectif de faire de la culture un instrument de légitimation et de création d’identité de la nouvelle ville. Une telle idée est corroborée par l’augmentation des subventions accordées aux organismes et aux artistes dans chacune des nouvelles villes [5]. Cette progression n’est pas toujours de même nature : certaines villes ont ainsi augmenté le montant des subventions allouées, tandis que d’autres ont élevé le nombre d’organismes ou d’artistes subventionnés. Là encore, le contexte de la municipalité et les choix politiques de l’équipe dirigeante ont déterminé la nature du changement. Le Conseil des Arts de Montréal illustre une telle volonté puisque dès le début de son mandat, le maire Gérald Tremblay avait annoncé une hausse du budget du Conseil des Arts, qui était gelé depuis dix ans. Cependant, l’augmentation des ressources est bien présente et témoigne du désir de voir le secteur culturel devenir un secteur central de la dynamique municipale. Cela fait partie d’une tendance générale à la hausse des budgets destinés à la culture pour l’ensemble des municipalités québécoises (Breux, 2004).

Selon les villes, l’harmonisation culturelle prend plusieurs formes. La ville de Lévis est un exemple de la volonté d’ajuster services et équipements culturels sur l’ensemble du nouveau territoire de l’entité municipale. En effet, avant la fusion, seules trois des dix municipalités composantes de la nouvelle ville de Lévis disposaient de services culturels et d’un budget spécifique consacré à la culture. Après la fusion, les services culturels se sont étendus à l’ensemble des sept autres municipalités. De plus, il existe une meilleure offre de produits et de biens culturels sur l’ensemble du nouveau territoire. La nouvelle ville de Lévis a ainsi jeté les bases d’une harmonisation budgétaire, destinée à consolider le secteur culturel.

De même, pour la ville de Québec, la fusion a créé une attente de la part des arrondissements de banlieue par rapport à l’ancienne ville-centre, qui disposait du secteur culturel le plus dynamique. La fusion municipale pose ainsi les jalons d’un développement des politiques culturelles municipales. Pour la ville de Sherbrooke, le constat est identique et on y observe une volonté d’harmonisation du niveau des services dans chacun des arrondissements. Toutefois, contrairement à la ville de Québec, on parle plus d’une harmonisation au niveau des pratiques des politiques ; ce qui laisse place à une personnalisation des services de chacun des arrondissements. Cependant, ce type d’harmonisation personnalisée n’est pas spécifique au secteur culturel et se retrouve dans tous les domaines d’action de la nouvelle ville de Sherbrooke.

Les bases du développement du secteur culturel peuvent également être fondées sur le système de services et d’équipements le plus performant. Pour la ville de Gatineau, il convient davantage de parler d’une harmonisation vers le haut, profitable pour chacune des anciennes municipalités, que d’une harmonisation ajustée à la moyenne. La ville de Gatineau est une de celles où le monde culturel a été un des secteurs de la société civile qui a souhaité la fusion. La question de l’intervention locale en culture était déjà centrale à la vie municipale, si bien que quatre des cinq villes fusionnées disposaient d’une politique culturelle. Il est possible de tirer un constat similaire pour la ville de Saguenay qui s’est basée sur l’expérience d’un arrondissement, réputé pour la qualité de son secteur culturel, pour formuler sa nouvelle politique. À Trois-Rivières, les cinq villes de la banlieue disposaient d’une direction où la culture et les loisirs étaient amalgamés, pendant qu’au sein de la ville centre ils faisaient l’objet de directions distinctes. Cette division a été reprise pour la nouvelle ville, non pas dans le souci de reprendre le modèle de la ville-centre, mais davantage comme moyen de donner une nouvelle force et place à la culture au sein de la hiérarchie administrative, indépendamment du loisir. Enfin, dernier cas de figure, les bases du développement de la politique culturelle peuvent prendre la forme, moins d’une harmonisation des services, des équipements, des pratiques administratives ou des politiques, que d’une mise en commun de projets culturels spécifiques, comme à Longueuil et à Montréal.

Dès lors, si on considère que la réorganisation a mis sur pied les bases du développement du secteur culturel, il ressort également que ces dernières sont de nature et d’intensité très différentes selon les villes considérées. Une telle réalité souligne l’importance que revêt le territoire dans la définition des politiques publiques en matière de culture. Le développement ne vise pas une même réalité. Les pratiques des anciennes municipalités ainsi que la présence et la qualité d’un parc d’équipements répondants aux besoins des citoyens modifient nécessairement le degré d’intensité de développement à mettre en place. Chacune des nouvelles entités municipales vit encore une phase d’adaptation à la suite de la réorganisation municipale.

On peut donc émettre l’hypothèse que le développement des équipements et des services culturels sur les nouveaux territoires urbains constitue davantage un objectif à atteindre qu’une réalité et ce, dans une volonté d’équilibrer les interventions municipales à l’échelle du nouveau territoire. En ce sens, il est possible de parler d’un processus de développement culturel lié à la vague de restructuration municipale. La réalité de ce processus est corroborée par les résultats d’une enquête, menée à l’automne 2003, auprès de quelques observateurs de premier plan, sur leurs perceptions des effets de la fusion municipale.

Ainsi, à la question de savoir si la fusion municipale a apporté des changements à la prestation des services municipaux au plan de la qualité, l’accessibilité, de la variété et de l’uniformité, dans l’ensemble, les répondants [6] à l’enquête ont déclaré que :

La qualité et l’uniformité des services ont été améliorées depuis la création des nouvelles grandes villes. Les résultats aux questions d’accessibilité et de variété des services sont quant à eux plus mitigés. […] Ce sont les services de loisirs, culture et vie communautaire [7] qui semblent avoir bénéficié le plus des regroupements municipaux : les répondants estimant majoritairement que ces services ont bénéficié d’un accroissement de la qualité, de l’accessibilité, de la variété et de l’uniformité.

Collin, Léveillée et Savard, 2005 : 12

De surcroît, ce secteur de l’activité municipale est le seul pour lequel cette évaluation optimiste des résultats de la fusion rallie les opinions dans toutes les catégories de villes. En effet, globalement, les répondants des plus grandes villes (100 000 personnes et plus) ont manifesté beaucoup moins d’enthousiasme et exprimé même une opinion négative quant aux résultats de la fusion aux titres de la plus grande accessibilité et de la variété accrue des services. Pourtant, comme l’indiquent les statistiques du tableau 3, dans le cas des loisirs, de la culture et de la vie communautaire, ils rejoignent nettement l’opinion des répondants des villes moyennes (40 000 à 99 999) et petites (10 000 à 39 999), sauf sur la question de l’uniformisation des niveaux de services.

Tableau 3

Perception de l’amélioration de la gestion des services municipaux, loisirs, culture et activités communautaires, par catégories de villes

 

Qualité

Accessibilité

Variété

Uniformité

 

Oui

Non

Oui

Non

Oui

Non

Oui

Non

Grandes villes

55,6 %

8,9 %

55,6 %

33,3 %

55,6 %

38,9 %

33,3 %

50,0 %

Villes moyennes

64,7 %

17,6 %

70,6 %

23,5 %

64,7 %

23,5 %

88,2 %

11,8 %

Petites villes

70,6 %

23,5 %

70,6 %

29,4 %

47,1 %

47,1 %

94,1 %

5,9 %

Source : Collin et al., 2005

-> Voir la liste des tableaux

L’adoption rapide de la politique culturelle, en règle générale dans les deux années suivant le regroupement municipal, prend ici tout son sens. Une analyse des noms donnés aux politiques culturelles et des principes directeurs au coeur de ces politiques, souligne que les politiques culturelles constituent également un instrument de légitimation et de construction identitaire de la ville restructurée (Breux, 2004), ce qui confirme d’une autre manière le va-et-vient existant entre la réorganisation municipale et les politiques culturelles locales.

La culture, agent de la construction politique des villes fusionnées ?

Au terme de notre analyse, trois conclusions peuvent être tirées. Premièrement, la vague de réorganisation municipale de 2002 a conforté l’interaction entre le domaine culturel et le domaine municipal, une rencontre datant de l’adoption de la politique culturelle de 1992, qui a cherché à faire des municipalités des acteurs centraux de l’activité culturelle. À ce titre, la réorganisation municipale a engendré une harmonisation des compétences en matière de culture des villes de plus de 100 000 habitants, ainsi qu’une harmonisation de leurs démarches dans la mise en place d’une politique culturelle. Cela dit, les municipalités fusionnées disposent en matière culturelle d’une marge de manoeuvre qu’elles utilisent, comme en témoigne le choix de leurs compétences spécifiques.

Deuxièmement, il a été montré que la restructuration municipale ne semblait pas avoir influencé l’émergence des politiques culturelles. La majorité des villes disposaient en effet auparavant de telles politiques, sinon pour toutes les municipalités fusionnées du moins pour un grand nombre d’entre elles. L’impact majeur de la restructuration municipale n’est donc pas tant d’avoir permis d’initier de nouvelles politiques que d’assurer une harmonisation des politiques existantes, une préservation des acquis et une généralisation des actions et des politiques.

Troisièmement, la réorganisation municipale a influencé la mise en place des bases de développement du secteur culturel. Les débats quant à la nécessité de se doter d’une institution culturelle spécifique (telle que les conseils des arts) ou sur l’avenir de ce secteur, le plus grand engagement de la municipalité ainsi que l’augmentation du nombre ou du montant des subventions au milieu culturel témoignent de cette volonté. Ce processus de développement culturel lié à la vague de restructuration municipale est reconnu par les acteurs du milieu. Enfin, les contextes spécifiques de chacune des villes de même que les réactions du secteur culturel depuis la fusion municipale corroborent l’importance du territoire restructuré dans la définition des politiques publiques en matière de culture.

Pour répondre à notre questionnement initial, il semble donc que les liens entre le domaine culturel et la réorganisation municipale se soient nettement renforcés, la restructuration municipale influençant grandement l’action publique culturelle. Néanmoins, un phénomène différent des processus observés en Europe se déroulerait au Québec. Plus précisément, les relations entre la restructuration municipale et les politiques culturelles locales au Québec sont des relations de va-et-vient qui visent leurs renforcements mutuels tandis qu’en Europe l’instrumentalisation des politiques culturelles par l’agglomération est davantage visible.

Toutefois, conclure ainsi reviendrait à tirer des conclusions hâtives à partir de processus non aboutis. En effet, les processus de différenciation territoriale en oeuvre, l’analyse des principes directeurs des politiques culturelles (Breux, 2004) laissent penser que cette influence de la réorganisation municipale sur l’action culturelle vise à faire de la culture un acteur de la construction politique des villes dans l’avenir. Les processus de différenciation territoriale visibles au sein des politiques culturelles ont pour objectif de souligner l’identité propre à chacune des entités restructurées. De plus, ces politiques culturelles sont plus innovantes que la politique provinciale et annoncent la volonté d’exploiter la capacité d’innovation reliée aux fusions et ce, en faveur de la nouvelle ville regroupée.