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« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… » Le vers de du Bellay vient à l’esprit après qu’on a parcouru cet ouvrage impressionnant qui nous fait remonter dans le temps et revivre l’époque d’une Saskatchewan française. Cet inventaire nous invite à découvrir toute la richesse d’une toponymie qui, pendant une longue période, a caractérisé cette province de l’Ouest canadien mais qui, en large partie, appartient maintenant au passé. Le titre de l’ouvrage le dit bien, il s’agit ici d’un mémorial.

Issu de la thèse de doctorat de l’auteur, ce livre répertorie quelque 2500 toponymes attribuables, dans un premier temps, aux explorateurs, traiteurs et voyageurs qui ont poussé jusqu’aux pieds des Rocheuses les limites de l’empire français d’Amérique. Ces désignations françaises se sont poursuivies au XIXe siècle grâce aux Métis francophones, aux missionnaires et immigrants venus de France, de Belgique, du Québec et de Nouvelle-Angleterre. Ce faciès toponymique francophone commence à s’effriter vers la fin du XIXe siècle alors que le tissu démographique bascule en faveur de l’anglais, appelé à devenir langue dominante de la province. La toponymie française cesse alors de se répandre et disparaît progressivement de l’usage. Environ 62 % des désignations de ce répertoire appartiennent maintenant au passé.

Pourquoi alors s’intéresser à cette toponymie ? C’est surtout parce qu’elle renseigne et instruit sur un mode dénominatif particulier, celui de la découverte et du découpage spatial. La toponymie de la Route des voyageurs se prête admirablement à ce type d’analyse. Les désignations des Pays d’en haut puisent dans un lexique particulièrement coloré et savoureux, qu’il s’agisse des accidents de terrain, des entités hydrographiques ou encore des postes de traite et d’approvisionnement. C’est avec regret qu’on voit passer à la culture du souvenir des noms aussi évocateurs que Fort maringouin, portage du Canot coupé, Queue de la loche, lac des Épingles, décharge du Rapide croche, Fontaine de sable, Rapide qui ne parle point, etc. Il faut savoir gré à Carol Léonard d’avoir patiemment reconstruit cette précieuse strate onomastique et de nous la faire apprécier.

Cet ouvrage n’est pas sans défauts. Dans le guide d’utilisation, il manque une explication des deux différents types de coordonnées géographiques utilisées pour localiser les toponymes. On aurait aussi souhaité que soient distingués par une police différente les toponymes encore en usage et ceux qui sont disparus. La bibliographie, abondante et à jour, ne mentionne pas une source fondamentale : la thèse de l’auteur qui, pourtant, fait l’objet d’un renvoi dans l’introduction. L’interprétation de certaines cartes exige du lecteur une connaissance intime de la géographie de la Saskatchewan. On ne trouve aucun cours d’eau important ou ville repère sur la carte consacrée aux concentrations de toponymes francophones. Même remarque pour la carte des toponymes empruntés à la France, à la Belgique, au Québec et ailleurs. Sans repères locatifs, ces cartes sont vides de toute information utile. Ajoutons enfin que la qualité d’impression de la partie cartographique n’est pas à la hauteur du reste de l’ouvrage.

Ces imperfections ne devraient pas porter ombrage aux mérites du livre. Carol Léonard a eu le courage et la détermination de s’attaquer à un domaine méconnu et inexploré de l’onomastique canadienne et nous livre un matériau brut d’une exceptionnelle richesse. Espérons que ce répertoire servira d’inspiration à d’autres chercheurs et qu’il les incitera à poursuivre la passionnante histoire des dénominations françaises d’Amérique.