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Peut-être a-t-on en tête la photo de Yander Zamora, cliché célèbre qui montre Air Force One, le 20 mars 2016, train d’atterrissage baissé, au-dessus d’une rue de La Havane. La couleur bleu clair de l’avion présidentiel se marie parfaitement avec celle de trois voitures de cette rue, et quelques personnes regardent l’avion. À quoi peuvent-elles penser ? À un nouveau monde où les États-Unis et Cuba vont davantage s’ouvrir et où les Américains pourraient en grand nombre revenir dans la capitale de Cuba, apportant devises et dépenses, au risque de refaire de La Havane une annexe plaisir et tourisme de la Floride ? Une île enfin rouverte, où les Cubains qui le souhaiteraient et le pourraient auraient la possibilité légale de partir et de retrouver des familles à Miami et voir, enfin, ce que les Cubano-Américains ont fait de cette ville et de cette région ? Comment ils ont su garder une « exception cubaine à Miami », confortant, souvent inventant même, cet aspect d’appartenance à l’île-mère que bien peu connaissent sauf par les histoires racontées ? Mais ils savent jouer de la démocratie américaine et des formes d’intégration en faisant que Miami « soit dirigée en majorité par des minorités » (p. 17). Les Cubano-Américains ont constitué des réseaux politiques et financiers ; ils les maîtrisent et fabriquent des quartiers totalement neufs qui sont le produit de la spéculation foncière, de procédures et de montages financiers pour des immeubles qu’on saura vendre autant aux Cubains qui réussissent qu’aux Américains blancs : « L’odeur du café, le chant des coqs, les palmiers, le soleil fort comme les pluies tropicales sont autant d’éléments qui font oublier parfois que Miami est aux États-Unis » (p. 184).

L’ouvrage de Violaine Jolivet tombe à pic et montre à la fois la prégnance des temps longs, les liens forts et tendus entre Cuba et les États-Unis, des phénomènes de bascule, pour reprendre le terme qu’elle utilise pour parler de ville bascule, swing city (p. 183). Mais aussi, après que l’histoire a été longtemps figée, une relative accélération dans les dernières années, que note Jolivet dans sa conclusion et que ce printemps a confirmée. Miami la cubaine est, au départ, une thèse soutenue en 2010 et présentée par l’auteure au Prix annuel de la Ville, organisé par le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA), la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (FNAU) et l’Association pour la Promotion de l’Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme (APERAU), un prix auquel on souhaite que les Québécois participent davantage (voir Lacour, 2015).

Jolivet connaît parfaitement son sujet, qui dépasse une question de terrain et même sa thèse : elle a fait plusieurs séjours à Miami, y a vécu, s’y est promenée. Elle y a travaillé, s’y est perdue, elle a effrayé sans doute ses amis pour aller dans des endroits que les locaux eux-mêmes lui conseillaient d’éviter. Elle connaît parfaitement Little Havana et la « république bananière de Hialeah », finement analysées de l’intérieur. Et à la lire, on saisit que Miami, les mondes cubano-américains et ceux de la Caraïbe sont devenus en grande partie les siens. Bien entendu, elle connaît la littérature sur le sujet, a réalisé des enquêtes, des entrevues, elle a profondément compris la complexité et aussi les logiques contradictoires de ce qui est davantage qu’une ville et, en même temps, la résultante incertaine, bancale, de forces multiples allant de la finance la plus honorable à celle de la pègre et de la drogue : ville-bordel et ville-villégiature luxueuse. Miami, « cité exemplaire de la déréglementation des modes de gestion et de la privatisation des services urbains accrue qui favorisent le profit au détriment de la durabilité et font fi d’un développement égalitaire et durable » (p. 189). C’est là un point de vue qui est loin d’être original et qui devrait conduire à nuancer les emprunts faits à la paradigmatic City de Nijman (2000 : 135-140). Mais sans conteste, Jolivet connaît son monde, l’aime et tient à le partager. Il est dommage qu’elle ne laisse pas sa plume écrire et décrire ses sensations et ses analyses comme elle le fait dans le préambule et en partie dans la nouvelle conclusion. Tous ceux concernés par la zone, les villes américaines et Miami notamment, peuvent lire cet ouvrage comprenant une belle série de planches et de photos, souvent de l’auteure.

Il importe de souligner qu’il s’agit d’une thèse de géographie, le sous-titre de l’ouvrage l’affirmant très fort : Géographie d’une ville-carrefour entre les Amériques. Jolivet parle d’abord aux géographes et entend être entendue par eux : son parcours témoigne qu’elle y a réussi. Mais une fois notée la qualité de ce livre sur Miami, le travail de l’auteure m’amène à élargir le débat. Je suis régulièrement admiratif, interrogatif (et parfois agacé), de voir comment les géographes sont capables d’affirmer leur propre interdisciplinarité dans la science géographique, d’assurer des ponts entre des catégories de la géographie qu’ils inventent : ici, la « géographie relationnelle » que Jolivet prend comme base théorique centrale. Ce qui est dit de cette géographie ne soulève pas mon enthousiasme, notamment quant à l’« approche relationnelle de l’espace » (p. 21). Il me semble que de nombreux travaux de science régionale, d’économie urbaine et d’économie régionale et spatiale (de géographie aussi !), connaissent et utilisent les arguments de l’analyse spatiale (dite poststructuraliste) de la page 22… Il n’est pas nécessaire d’invoquer Foucault (du moins ici), « pour qui le pouvoir est partie prenante à toute relation, le territoire est pouvoir et le pouvoir est territoire », (c’est Jolivet qui écrit, p. 23). Autrement dit, même sans l’appel à la géographie relationnelle, les analyses de l’auteure auraient-elles été différentes ?

On connaît les tensions et les regrets des chercheurs – c’est le cas pour nous tous – qui se voient tancés de réduire le volume et de récrire en partie des morceaux de thèses (ou d’articles) et d’alléger l’appareil bibliographique pour être publiés. Et un travail de thèse, particulièrement, est soumis à des injonctions contradictoires : éviter le « trop peu » de bibliographie qui donne l’impression de lectures partielles et le « trop » qui déborde le sujet et ne paraît pas directement lié. Jolivet se débat dans ces contraintes, d’autant plus qu’elle aborde beaucoup de questions, s’appuie sur de nombreux concepts, évoque et cite beaucoup de théories. Le volume donne parfois le sentiment de présentation rapide qui mériterait discussion, d’autant que les liens avec Miami sont parfois plus affirmés que justifiés, mais sans doute évidents pour l’auteure. Ainsi, par exemple, elle présente des concepts peu expliqués comme des notions d’ancrage, de trajectoire, d’itinéraire, d’appropriation spatiale – « peu définie[s] ou discutée[s] dans les dictionnaires de géographie » (p. 79), le ghetto, la gentrification, le new urbanism, le capital social, la « capacité à être mobile » (p. 81) ou « la nature essentiellement relationnelle de la territorialité » (p. 98).