Corps de l’article

Introduction

En matière de gestion du risque d’inondation, comme dans plusieurs autres matières (services sociaux, développement local, etc.), les frontières entre les sphères privée et publique et entre les gouvernements et les représentants de la société civile se rétrécissent au profit de nouvelles formes de collaboration et de gouvernance (Renn et Schweizer, 2009 ; Brink et al., 2016).

Ce rétrécissement des frontières suscite plusieurs ambiguïtés. Il soulève des questions sur la répartition des tâches et sur la responsabilité des décideurs. Par exemple, qui est responsable de rembourser la réparation des dommages causés à une propriété privée construite en zone inondable, avec l’autorisation de la municipalité ? Le propriétaire, la municipalité, l’assureur, le gouvernement provincial ? S’il soulève plusieurs questions, ce contexte de transformation de l’action publique est également favorable à un changement de paradigme quant aux façons d’aborder les problèmes et les défis de la gestion locale.

À cet égard, le dossier climatique correspondrait, selon certains (Wise et al., 2014 ; Pelling et al., 2015), à un dossier-clé pour amorcer une transition dans les processus de prise de décision et de gestion (Berkhout et al., 2006 ; Geels et Kemp, 2007). Il serait également propice à l’émergence d’un leadership de la part des citoyens ou de groupes qui ne sont pas associés aux processus institutionnels de prise de décision et de planification (Cloutier et al., 2015). Ce faisant, il donnerait lieu à l’exploration de nouvelles façons de faire, à la mise à l’épreuve de nouvelles technologies et à la valorisation d’idées innovantes (Kemp et al., 2007).

Notre article s’inscrit en lien avec la littérature scientifique portant sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler les expérimentations de gouvernance climatique (Hoffmann, 2011 ; Bos et Brown, 2012 ; Bulkeley et al., 2015). Il est appuyé sur un cas concret pour réfléchir à ce qu’une expérimentation locale permet d’éclairer comme pratiques alternatives de gestion des risques d’inondation. Plus précisément, nous nous penchons sur le Comité Rivière de Saint-Raymond, dans la région de Portneuf (Canada), démarche en cours depuis 2014. La méthode utilisée pour étudier cette démarche et saisir comment elle correspond à une expérimentation de gouvernance du risque d’inondation combine l’observation participante et l’analyse documentaire.

Plus spécifiquement, nous présentons une analyse a posteriori, à l’aide d’outils théoriques d’un travail de mobilisation sociale et d’animation territoriale. En effet, la coordination du Comité Rivière, qui est au centre de notre propos, a été assurée par l’un des coauteurs, avec l’appui de l’autre. Chargé de projets à la Corporation d’aménagement et de protection de la rivière Sainte-Anne (CAPSA) qui est un organisme de bassin versant, le coordonnateur du Comité Rivière poursuivait, au moment des inondations et de la mise en place du comité, l’objectif de renforcement de la concertation nécessaire à la gestion intégrée par bassins versants. Cet objectif est au coeur de la mission des organismes de bassins versants au Québec (Politique nationale de l’eau) (MENV, 2002). La coauteure a accompagné le chargé de projets dès le mois de mai 2014 dans la structuration d’une démarche de concertation entre les citoyens volontaires (affectés et non affectés par l’inondation d’avril 2014), les élus municipaux et les employés municipaux. Au bout d’un an de rencontres, d’activités de structuration (ateliers de prospective, séances de formation sur la dynamique des eaux, la dynamique des glaces, etc.) et d’interaction avec les institutions locales, provinciales et fédérales, il a été jugé pertinent de mettre en relation cette initiative à Saint-Raymond avec un projet de recherche qui démarrait et qui s’intéressait aux expérimentations de gouvernance climatique locale.

En d’autres termes, il importe de souligner que les coauteurs avaient, dès le début de la mobilisation, un intérêt particulier à voir la démarche du Comité Rivière se structurer autour d’une approche intégrée de gestion du risque d’inondation. L’analyse de cette démarche à partir de la notion d’expérimentation de gouvernance locale du risque d’inondation s’est développée, pour sa part, une fois le constat fait que la mobilisation durait, qu’elle dépassait le contexte de crise, le contexte postinondation.

Dans notre article, nous faisons état de cette mise en relation du Comité Rivière avec la littérature sur les expérimentations de gouvernance climatique. Nous nous interrogeons plus spécifiquement sur le contexte d’émergence du Comité Rivière pour saisir la correspondance de cette démarche québécoise avec la définition de la notion d’expérimentation de gouvernance climatique, faisant l’objet d’une littérature scientifique de plus en plus importante (Hildén et al., 2017).

La grille d’analyse mise au point par Bulkeley, Castan Broto et Edwards (2015) pour aider à comprendre la structuration des expérimentations de gouvernance climatique est appliquée au cas du Comité Rivière. Les notes d’observation, les photos, les vidéos, les retours d’expérience et les comptes rendus de réunions s’ajoutent à la revue de presse et à la documentation officielle pour former le corpus des sources documentaires analysées.

Avant de présenter les résultats de l’analyse, nous revenons sur ce qu’on entend par expérimentation de gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques et par gestion intégrée de l’eau par bassin versant (GIEBV). Une fois ces notions présentées, nous situons l’expérimentation du Comité Rivière de Saint-Raymond dans son territoire et par rapport au cadre institutionnel.

Expérimentation et gestion intégrée de l’eau

Expérimenter pour sortir des sentiers battus

Comme bien des problèmes contemporains (l’obésité, la radicalisation, les pandémies, etc.), les changements climatiques peuvent être classés sous la rubrique des problèmes insolubles (Rittel et Webber, 1973). Ces problèmes sont complexes, du fait de leur caractère sans précédent, de la multiplicité des angles par lesquels on peut les aborder et de la variété des connaissances interpellées. Une telle complexité invite les décideurs autant que les chercheurs à accepter une part d’incertitude, à reconnaître le caractère évolutif du problème et de ses solutions (Beck et al., 1994). Le caractère insoluble des changements climatiques invite également à tenter de faire les choses autrement, à explorer le potentiel d’approches et de pratiques différentes de celles qui sont éprouvées (Pahl-Wostl, 2007 ; Loorbach, 2010).

Dans ce contexte, certaines solutions traditionnelles et les systèmes qui en assurent l’application apparaissent décalés par rapport aux enjeux (Walker, 2000). La gestion de la qualité de l’eau potable, par exemple, ne passe pas simplement par un traitement en usine. Elle requiert aussi un suivi des fluctuations météorologiques et climatiques, de même qu’une maîtrise des usages du sol et de l’eau dans l’ensemble du bassin versant. Si certaines techniques et technologies peuvent être conçues pour aider à l’une ou l’autre de ces tâches, l’arrimage des conditions et leur ajustement en fonction des objectifs du développement durable en appellent plutôt à une transformation de la gouvernance des dossiers socioenvironnementaux (Gendron et Vaillancourt, 2003).

La notion d’expérimentation est de plus en plus mobilisée dans les travaux s’intéressant à la transition sociotechnique, à la gestion socioenvironnementale durable et à la gouvernance climatique (Geels, 2004 ; 2005). Certaines études portent plus précisément sur les expérimentations techniques, proposant de nouveaux services ou produits pour renforcer la durabilité des pratiques (Kivimaa et al., 2015). Les nouveaux matériaux de recouvrement et les systèmes de surveillance des niveaux d’une rivière sont deux exemples de ce type d’expérimentation. Il s’agit d’interventions relativement faciles à implanter, qui cherchent à optimiser l’adaptation de la solution par rapport au problème. Ces expérimentations techniques correspondent à des mesures qui contribuent au virage vers un développement durable s’effectuant sans rupture par rapport au système traditionnel de gestion et de production (Castan Broto et Bulkeley, 2013). Toutefois, elles ne s’accompagnent pas forcément d’une transformation des normes ni du cadrage des problèmes et de leur solution (Farrelly et Brown, 2011).

À la différence des expérimentations techniques, les expérimentations de gouvernance sont vues comme ayant le potentiel de revoir plus profondément les manières d’aborder les enjeux socioenvironnementaux (Bos et Brown, 2012). Elles correspondent aux nouvelles modalités de collaboration derrière les projets d’intervention. Elles mettent en relation des acteurs aux profils variés – acteurs privés, publics, issus de la société civile et des organisations – et mobilisent leurs ressources suivant un arrangement qui déroge à la configuration habituelle de la prise de décision et de l’intervention (Moore et Hartley, 2010). Plus précisément, les expérimentations de gouvernance ne découlent pas de programmes institutionnels nationaux ou internationaux (Hoffmann, 2011). Il s’agit de projets collaboratifs ad hoc, mis de l’avant par des acteurs qui ne sont pas traditionnellement associés à la gestion institutionnelle du risque climatique. Les élus municipaux, les organisations non gouvernementales locales et les organisateurs communautaires, pour citer ceux-là, sont aux premières lignes en situation d’événement violent, mais ils restent peu associés à l’élaboration des politiques publiques et des plans de lutte aux changements climatiques. Néanmoins, l’impératif délibératif (Blondiaux, 2007) et le leadership réclamé et assumé par les groupes et les citoyens experts dans la production d’un cadre de vie de qualité (Follmann et Viehoff, 2015 ; Roy et al., 2015) contribuent à faire considérer autrement le partage des rôles et des responsabilités dans ce dossier (Ostrom, 2010 ; Bulkeley et Broto, 2012).

De fait, les acteurs qui expérimentent ne suivent pas nécessairement les limites ou les frontières réglementaires et institutionnelles. Ils s’engagent dans un projet dont ils définissent les balises entre eux (Hoffmann, 2011). Les expérimentateurs sont motivés par une volonté stratégique d’explorer une nouvelle piste de solution à un problème et ils sont confiants d’agir pour le bien commun (Bulkeley et al., 2015).

D’une certaine façon, une expérimentation de gouvernance s’apparente à une action collective traditionnelle (Hamel, 1991 ; Offe, 2009 ; Cefaï et Trom, 2011). Ce qui l’en distingue tient d’abord au fait qu’il y a construction d’un projet qui chevauche les « frontières » entre les échelles, entre les acteurs institutionnels, privés, scientifiques et sociaux, entre les domaines d’intervention, entre les compétences et entre les ressources (Chu et al., 2016). Alors qu’une action collective ou une initiative de concertation locale « normale » met en scène des intervenants qui partagent un projet ou un intérêt commun, qui structurent leur projet et expriment leur volonté à l’autorité, une expérimentation de gouvernance se construit une nouvelle autorité (Hoffmann, 2011). Compte tenu de l’absence de référent ou de précédent pour faire face à l’enjeu complexe, les acteurs de l’expérimentation bricolent, en quelque sorte, une réponse nouvelle en s’appuyant sur des cadres de référence empruntés à d’autres niveaux ou à d’autres domaines, sur les savoirs citoyens, sur les technologies (Anguelovski et Carmin, 2011).

L’expérimentation se distingue également de l’action collective habituelle par son acceptation de l’incertitude et du risque : les acteurs qui expérimentent sont motivés par le fait de passer à l’action, d’apprendre par cette action, même dans un contexte d’incertitude climatique et d’incertitude quant à l’appui des citoyens et des organisations (Camacho et Rodriguez, 2008 ; Loorbach, 2010 ; Moore et Hartley, 2010 ; Bos et Brown, 2012). L’expérimentation est poussée par un projet transitoire.

Cependant, le caractère moins formel et plus flexible de ce type d’expérimentation, qui représente sans doute une plus-value dans une perspective de transformation des façons de faire, constitue également un obstacle de taille à son institutionnalisation et, donc, à sa légitimité. La dérogation par rapport aux processus conventionnels peut compliquer l’appropriation des expérimentations de gouvernance par les décideurs, qui préfèrent généralement les approches balisées, plus linéaires et dont les résultats sont mesurables (Monaghan, 2009 ; Shortall, 2012). Autrement dit, en cherchant à sortir des sentiers battus réglementaires et à façonner de nouvelles balises pour faire face à des enjeux comme l’adaptation aux changements climatiques, les expérimentations de gouvernance locale perdent potentiellement en reconnaissance sociale et en soutien (Anguelovski et Carmin, 2011).

En ce sens, l’analyse du processus d’émergence de l’expérimentation, par lequel l’expérimentation se construit et s’ajuste, permet de saisir le rétrécissement des frontières entre les sphères privée, publique, sociale et institutionnelle, propres à la gouvernance locale contemporaine. L’analyse de l’émergence d’une expérimentation locale de gestion du risque d’inondation invite aussi à mettre en question les étapes à franchir pour qu’un projet particulier, visant a priori à répondre aux besoins d’un petit groupe de personnes particulièrement touchées par un événement, devienne un projet collectif, qu’il serait souhaitable d’étendre à l’ensemble du territoire.

Les expérimentations de gouvernance prennent particulièrement forme à l’échelle locale, où s’incarnent les enjeux, notamment en matière de gestion de l’eau. Ces expérimentations de gouvernance sont également vues comme favorables à l’adaptation aux changements climatiques, puisqu’elles amorcent des transformations par la démonstration et par l’ajustement progressif des processus.

Au tournant des années 2000, la gestion intégrée de l’eau par bassin versant pouvait être considérée comme une expérimentation de gouvernance de l’eau. Avant de présenter plus en détail l’expérimentation du Comité Rivière, nous revenons sur cette gestion intégrée de l’eau par bassin versant, principe central dans l’expérimentation menée à Saint-Raymond.

Une gestion qui tient compte du caractère multidimensionnel des enjeux de l’eau

La gestion intégrée de l’eau par bassin versant tient compte de l’ensemble des activités qui ont un impact sur la ressource à l’intérieur du territoire naturel d’écoulement des eaux, à savoir le bassin versant (ROBVQ, 2016). Officiellement adoptée à l’automne 2002 par la Politique nationale de l’eau, la mise en oeuvre de la GIEBV vise en premier lieu la réforme de la gouvernance de l’eau (MENV, 2002). Elle a pour fondements l’approche participative et l’information en appui à la décision. Sur le plan normatif, la gestion intégrée de l’eau se pose comme un projet visant l’adoption de « bonnes pratiques », basées sur une allocation efficace de la ressource (Jaffe et Al-Jayyousi, 2002). Elle est également un projet de cohérence d’action, basé sur des principes holistiques (Bibeau, 2003).

Depuis 2009, la planification de la GIEBV québécoise est confiée aux organismes de bassin versant (OBV). Le plan directeur de l’eau (PDE) est l’outil fondamental de cette planification. Réalisé en concertation avec les acteurs de l’eau d’un bassin versant (les élus, les associations, les résidents, les entreprises et commerces, notamment), le plan détermine, par exemple, les enjeux majeurs et les problématiques prioritaires, la sécurité et les inondations. Il présente aussi les solutions d’intervention envisagées pour ces enjeux (Gangbazo, 2011).

Traditionnellement, au Québec, la gestion des inondations par les autorités fédérale, provinciale et locales amenait à considérer essentiellement les conséquences immédiates et spécifiques découlant de la manifestation de l’aléa, soit l’inondation dans le cas qui nous intéresse. Des mesures structurelles étaient présentées comme une réponse appropriée. Ainsi, jusqu’au tournant des années 2000, le retrait d’îles, la construction de barrages à estacades ou l’endiguement de rivière, entre autres, étaient jugées adéquats pour gérer les inondations. De nature technique et issues de processus de planification balisés, ces interventions laissaient peu, voire pas du tout, de place à la participation citoyenne. En comparaison, le principe de gestion intégrée de l’eau par bassin versant reconnaît la complexité et le caractère évolutif des enjeux associés à l’aménagement et au développement d’un territoire dans lequel se trouve le cours d’eau.

Au moment de sa mise en oeuvre, il y a près de 15 ans, la gestion intégrée de l’eau était en elle-même une expérimentation institutionnelle. Bien que la mise en oeuvre de la GIEBV ne soit pas dénuée de lacunes (Milot et Lepage, 2010), elle se présente, au Québec et ailleurs, comme une approche de gestion de l’eau plus intéressante que la précédente. Toutefois, cette gestion intégrée continue d’être surtout l’apanage des planificateurs en charge de la rédaction et de l’application des plans directeurs de l’eau. Autrement dit, elle reste l’outil des intervenants évoluant au sein ou très près des organismes de bassins versants (Émond, 2015).

À cet égard, la GIEBV continue de chercher ses repères, notamment dans le but de favoriser l’identification de la population à un plan d’eau (Émond, 2015). Pour que les acteurs d’un milieu fassent plus qu’appliquer les principes théoriques de la GIEBV et que celle-ci prenne son sens pour la population, les techniques et pratiques traditionnelles de gestion de l’eau doivent laisser place à des structures de concertation, à des processus collaboratifs de prise de décision, à l’exploration de nouvelles techniques et formes de collaboration (Choquette et Côté, 2006). Nous postulons qu’une telle ouverture peut être facilitée par des expérimentations de gouvernance climatique.

Les expérimentations de gouvernance climatique sont généralement repérables à certaines caractéristiques. D’abord, elles ne découlent pas d’une programmation publique étatique, mais émergent plutôt d’un moment-clé (timing). En cela, elles ont un caractère ad hoc. Ce caractère ad hoc favorise une collaboration entre les différentes échelles, du quartier à la région, de même que la mise à profit de l’expertise et des ressources d’une diversité d’acteurs, tant institutionnels que privés ou associatifs (Hoffmann, 2011 ; Castan Broto et Bulkeley, 2013). Ensuite, les expérimentations ont une visée transitionnelle. Les acteurs qui expérimentent cherchent à contribuer à un changement dans les pratiques et dans les manières d’aborder une situation ou un problème. Les expérimentations sont conçues pour faire avancer la transformation du milieu, sans attendre l’action publique. En outre, l’adaptation aux changements climatiques n’est pas forcément l’objectif poursuivi : l’adaptation est parfois un effet secondaire positif d’un projet expérimental.

Nous postulons qu’à travers des expérimentations de gouvernance, les acteurs de la société civile instaurent un mouvement favorable à l’adaptation du milieu aux changements climatiques et à sa prise en charge par les institutions locales. Nous abordons la démarche entreprise avec le Comité Rivière en avril 2014, à Saint-Raymond, comme une initiative expérimentale associée à la gestion intégrée de l’eau et nous suivons son évolution de manière à éclairer comment elle amène une forme d’appropriation locale de l’adaptation aux changements climatiques.

Le Comité Rivière : une expérimentation de gouvernance de l’eau en émergence

Bulkeley et al. (2015) soulignent qu’une expérimentation de gouvernance passe généralement par trois étapes avant de devenir un processus formel : l’émergence, le maintien et la persistance (tableau 1). En nous inspirant de cette analyse de la séquence expérimentale, nous suivons le fil de la première étape du Comité Rivière, celle de l’émergence. Le Comité Rivière ayant été formé en 2014, il est difficile de présumer de sa persistance et des effets qu’il pourra avoir sur la gouvernance de l’eau. Cependant, on peut d’ores et déjà se pencher sur cette expérience, sur le récit alternatif qu’elle contribue à façonner, pour prendre un peu de recul par rapport aux modes habituels d’intervention dans la gestion des inondations.

Tableau 1

Cheminement type d’une expérimentation de gouvernance climatique

Cheminement type d’une expérimentation de gouvernance climatique
Source : Bulkeley et al., 2015 : 49 (traduction libre des auteurs)

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Nous analysons les modes d’interaction et la nature des collaborations du Comité Rivière avec les autres acteurs de la gouvernance de l’eau en prenant appui sur différentes méthodes. La grille d’analyse du cheminement d’une expérimentation (Bulkeley et al., 2015) a été appliquée à l’analyse des notes issues de l’observation participante des 15 réunions du comité ayant eu lieu entre mai 2014 et septembre 2015, des comptes rendus de réunion, de la revue de presse et des documents officiels publiés par la Ville de Saint-Raymond ou par le Comité Rivière depuis septembre 2015 (procès-verbaux, communiqués, études, bilans annuels, etc.). Ces outils ont été mis à profit pour évaluer si le Comité Rivière constitue une expérimentation et pour distinguer la séquence expérimentale, le cas échéant. Comment se structurent les liens en matière de gestion de l’eau à partir de la mise en place du comité ? L’objectif n’est pas de montrer un lien de causalité entre la présence du Comité Rivière et le type de gestion du risque mise en oeuvre. Il est plutôt de vérifier le postulat selon lequel la mise en place d’une structure de collaboration ad hoc et informelle, parce que non programmée et composée d’intervenants issus de secteurs variés, a rendu possible l’exploration de pistes de solution différentes des solutions réactives traditionnelles. La grille d’analyse du cheminement d’une expérimentation sert à éclairer les actions et les moments-clés par lesquels se sont structurées de nouvelles formes de collaboration et de solution.

Dans la section qui suit, le Comité Rivière est d’abord replacé dans son contexte socioinstitutionnel et spatial. À travers le récit chronologique de la mise en place du comité depuis 2014, nous éclairons les étapes de l’émergence de ce que nous jugeons être une expérimentation de gouvernance du risque d’inondation.

Débordement de la rivière et volonté de concertation – un contexte propice à l’émergence d’une expérimentation de gouvernance

Située au pied des Laurentides sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, à la confluence des rivières Sainte-Anne et Bras-du-Nord, la municipalité de Saint-Raymond est la plus populeuse de la municipalité régionale de comté (MRC) de Portneuf. Cette dernière compte une population de 52 270 habitants et s’étend sur 3873 km2, à l’extérieur des limites de la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ).

Bien que l’industrie forestière ait propulsé le développement économique de Saint-Raymond pendant de nombreuses années, l’économie locale s’est tertiarisée au point de faire de la ville l’un des principaux pôles de services dans Portneuf. Le développement de la municipalité s’est principalement effectué de part et d’autre de la rivière Sainte-Anne, et près de 22 % du périmètre urbain de Saint-Raymond se trouve dans la zone inondable (CAPSA, 2014).

Depuis 1893, le centre-ville de Saint-Raymond a été le théâtre de quelque 70 débordements de la rivière Sainte-Anne. Cela correspond à une inondation tous les deux ans environ, dont la plus récente a eu lieu le 15 avril 2014. Causée par un embâcle, cette inondation a élevé la rivière à des niveaux historiques. Certains secteurs ont été immergés pour la première fois, dont celui où se trouvent les bureaux de l’administration municipale. Cette inondation du printemps 2014 a été le déclencheur de l’expérimentation de gouvernance, à travers laquelle se sont concertés de façon inédite les élus municipaux, les résidents de Saint-Raymond et les représentants de l’OBV local.

La CAPSA est l’acteur-clé de la gestion intégrée de cette rivière. Née de la fusion, en 1992, de l’Association de la rivière Sainte-Anne et de la Coalition environnementale de Portneuf, la CAPSA est officiellement reconnue comme organisme de bassin versant depuis 2002. Jusqu’à récemment, la concertation réalisée par la CAPSA n’impliquait que les membres de son conseil d’administration. Au tournant des années 2000, l’organisme a commencé à renforcer son rôle d’animateur de la concertation régionale et locale. Il a organisé un sommet interrégional de bassin en 1999 et en 2004, et le Cadre de référence pour les organismes de bassins versants prioritaires, produit par le gouvernement du Québec, est venu déterminer les règles de composition du conseil d’administration autant qu’appuyer son rôle de table de concertation (MENV, 2004).

En 2012, la deuxième version du Cadre de référence inscrivait la possibilité pour les OBV de distinguer leur conseil d’administration de la table de concertation. La représentativité de la table devait être établie par l’organisme, de manière à représenter les activités et les intérêts présents sur le territoire. Pour la CAPSA, cette table de concertation est le « principal outil dont dispose l’organisme pour s’assurer qu’un processus de concertation des acteurs de l’eau se fasse dans l’élaboration et la mise en oeuvre du PDE » (CAPSA, 2013 : 2). La première rencontre de la table de concertation de la CAPSA a eu lieu à l’été 2014, réunissant des entreprises, des associations citoyennes et des organisations. Le contexte était certes propice à cette concertation territoriale autour des enjeux de la gestion de l’eau, mais l’inondation d’avril 2014 a fait bifurquer le processus, autour de la table de concertation de la CAPSA, vers un autre dispositif : le Comité Rivière. Celui-ci était non planifié, plus strictement en lien avec le débordement de la rivière Sainte-Anne, et il a été envisagé pour gérer la crise et éviter qu’elle ne se reproduise.

Une expérimentation émergente

On peut résumer en trois grandes étapes le processus expérimental menant à la transformation de la gouvernance : l’émergence, le maintien, la durée ou persistance (Bulkeley et al., 2015). L’étape de l’émergence de l’expérimentation se compose elle-même de quatre processus : la problématisation, l’organisation, la traduction technique et la persuasion (Bulkeley et al., 2015). Ces quatre processus peuvent se faire de façon séquentielle ou simultanée. Dans l’expérience de Saint-Raymond, ils se sont parfois chevauchés, parfois suivis.

Les embâcles de glace comme éléments de problématisation

La problématisation est le processus par lequel on situe le problème. Il s’agit de la définition du problème en fonction des intervenants et par eux, qui sont en mesure d’agir pour y faire face (Bulkeley et al., 2015).

Au printemps de 2014, un nouveau PDE est réalisé par la CAPSA. Le plan d’action en découlant vise la réduction des risques d’inondations, notamment par la création d’un « comité de suivi », un groupe de concertation en appui à la démarche. Les inondations sont considérées par la CAPSA comme un problème pour Saint-Raymond. Or, ce projet de comité de suivi pour aborder les moyens de réduire les risques d’inondations coïncide de façon particulière avec l’événement déclencheur de l’expérimentation, qui touche les résidents de Saint-Raymond en avril 2014.

En effet, alors que le noyau villageois de Saint-Raymond a été affecté par une inondation par embâcle une première fois en 2012 ; il l’est à nouveau le 15 avril 2014. Ce second débordement en peu de temps cause de lourds dommages et ébranle une grande partie de la population. Il touche les mêmes maisons et sensiblement les mêmes ménages que deux ans auparavant. L’occurrence de l’aléa fait émerger, une nouvelle fois, le risque d’inondation dans le contexte local. Il ne s’agit pas de la première inondation à Saint-Raymond. Toutefois, l’intensité des dommages que celle-ci provoque (près de 485 propriétés possiblement affectées, par rapport à 348 en 2012 et 298 en 2005) et le fait qu’elle survienne au sortir de l’hiver, par embâcle pour une deuxième fois en deux ans, mobilisent plus que les autres fois.

Dans un premier temps, la problématisation du risque d’inondation est marquée par l’expression des perceptions et des positions sensibles des citoyens. Plusieurs ont vu la glace s’agglutiner sous le pont Chalifour, au centre de Saint-Raymond, et se transformer en obstacle. Le débordement leur laisse penser qu’il suffirait de creuser sous le pont pour que la glace ne s’y accumule pas.

Quinze jours après l’inondation de 2014, l’administration municipale organise une rencontre d’information et de consultation pour rassurer la population et faire un bilan de la situation. Lors de cette rencontre, une dizaine de citoyens, parmi les quelque 200 présents, présentent les manoeuvres de dragage passées comme un mode éprouvé pour solutionner le problème d’inondation. Du point de vue des résidents, le problème concerne avant tout la rivière, qui doit être ajustée de façon à éviter qu’elle ne déborde sur les terrains riverains. Certaines idées de solutions soulevées par les résidents, lors de la réunion, sont originales et témoignent d’une connaissance du terrain, d’une réflexion sur le problème. Quelqu’un suggère de faire, de l’estacade fixée en amont de la rivière, une structure rétractable à l’automne pour favoriser le passage des glaces. Une autre personne invite à se référer aux études déjà réalisées sur la question des inondations à Saint-Raymond et d’y puiser des solutions. Une autre encore propose de dévier la rivière par un canal en amont de l’estacade.

Ainsi, le débat, tel qu’il prend forme tout de suite après l’inondation, se concentre sur la manière d’éviter que la rivière n’endommage les biens à nouveau. L’aspect systémique des inondations n’est pas réellement soulevé. Au printemps 2014, l’inondation est un aléa qu’il faut maîtriser pour assurer la sécurité.

Des réponses aux besoins critiques qui surgissent après l’inondation sont apportées par les institutions publiques. La municipalité informe les citoyens des avis d’évacuation, des secteurs non accessibles et des mesures mises en oeuvre au sein de son administration. Du côté du ministère de la Sécurité publique du Québec, on distribue de l’information et des formulaires de réclamation pour dédommager les propriétaires touchés. Pour le Comité Rivière en émergence, la phase de problématisation est encore en cours. Les volontaires composant le comité, y compris le maire et le directeur général de Saint-Raymond, sont saisis par des questions qui restent en suspens : qui est responsable pour la perte de valeur des propriétés ? Doit-on continuer à faire face à ces débordements de rivière ? Comment sensibiliser la population ? Ces questions invitent à sortir du cadre habituel d’interprétation du problème d’inondation. Il s’agit de questions éthiques, qui touchent à l’organisation sociopolitique locale, au partage du poids économique des inondations. La mobilisation récurrente et soutenue des bénévoles membres du comité et leur volonté de réfléchir à diverses solutions pour gérer le risque d’inondation de façon plus intégrée permettent d’organiser, de manière informelle, une concertation qui sort des canaux institutionnels et qui s’autorise à mobiliser l’aide, les connaissances et les ressources de différents acteurs.

L’organisation des forces et des structures

La phase d’organisation correspond à l’expression d’une volonté commune de solutionner le problème. C’est la coïncidence de la définition partagée de ce problème et du déploiement de ressources pertinentes pour y faire face (Bulkeley et al., 2015).

L’idée de la CAPSA de former un comité de suivi pour discuter des inondations refait surface lors de la rencontre publique postinondation. Parmi les personnes présentes, une vingtaine de volontaires souhaitent prendre part à la structure de concertation, qui se nommera le Comité Rivière. Les ressources matérielles, humaines, sociales et organisationnelles sont mobilisées, sans que leur arrangement soit formel. Aucun mandat spécifique n’est attribué au comité à ce moment. Cela dit, une résolution du conseil municipal, datée du mois de février 2015, réfère à la création du Comité Rivière « avec la CAPSA, organisme de bassin versant de la rivière Sainte-Anne, la Ville de Saint-Raymond et des citoyens demeurant dans des zones à risques d’inondation, afin de trouver des solutions aux inondations » (Ville de Saint-Raymond, 2015).

Bien que sa composition n’ait jamais été strictement définie non plus, le Comité Rivière a réuni presque systématiquement, aux 15 rencontres tenues entre mai 2014 et mai 2015, 12 résidents de Saint-Raymond. La plupart d’entre eux sont des propriétaires occupants, dont la résidence est située dans le noyau villageois et a été endommagée par l’inondation d’avril 2014. Deux ou trois personnes ont vu leurs activités professionnelles perturbées par l’inondation (commerce situé dans la zone inondée). Deux autres résidents s’impliquent au sein du comité sans avoir été directement touchés par les inondations. Trois de ces douze résidents occupent également des fonctions au sein de l’administration municipale : l’un est directeur du service des incendies, les deux autres sont conseillers municipaux. L’animation, le secrétariat et la coordination des rencontres du Comité Rivière sont assurés par un chargé de projet de la CAPSA (coauteur de cet article). Avec cet animateur et le maire de Saint-Raymond, qui n’assiste pas à toutes les réunions mais qui s’y associe comme membre, le Comité Rivière compte ainsi 17 membres.

En plus de s’appuyer sur la motivation des résidents, du représentant de l’OBV et des élus de Saint-Raymond, le Comité Rivière peut compter sur l’appui du directeur général de Saint-Raymond, du directeur du service des travaux publics, de la responsable des communications et du marketing, ainsi que du coordonnateur aux services techniques et géomatiques. Ces personnes-ressources sont régulièrement mobilisées lors des réunions et leur présence contribue à faire du Comité Rivière une structure légitime.

Ainsi, la valorisation du Comité Rivière par le maire de Saint-Raymond et son équipe favorise le déploiement de plusieurs ressources pour comprendre le problème et envisager des solutions. Cela dit, ces ressources sont surtout de nature communicationnelle et organisationnelle.

En effet, l’administration municipale met ses locaux, un espace du bulletin municipal, le temps de l’agente de communication, etc. à la disposition du Comité Rivière. Néanmoins, les réunions du comité servent surtout à faire connaître aux volontaires les actions qui seront entreprises par les représentants de la municipalité pour renforcer le sentiment général de sécurité. Le registre des échanges lors des réunions en est un de partage des attentes et des impressions. Il est, en quelque sorte, thérapeutique et concerne rarement d’autres solutions que le dragage pour faire face au risque d’inondation.

Malgré les efforts du chargé de projet de la CAPSA pour ouvrir la discussion et aborder d’autres pistes de solution, les échanges des premiers mois suivants l’inondation restent dirigés vers « le dedans de la rivière ». Alors que le Comité Rivière se présente comme un lieu désigné pour discuter de la variété des outils techniques disponibles ou d’approches d’intervention applicables, ces éléments ne sont que très rarement abordés lors des rencontres. Les décideurs de Saint-Raymond n’associent pas la mobilisation citoyenne à une démarche d’analyse. Une telle démarche s’amorce plutôt en parallèle.

Car en même temps qu’émerge le Comité Rivière, le conseil municipal s’adjoint des experts en génie des eaux pour réaliser « une mise à jour des données sur la rivière, l’analyse des mesures à prendre et la production d’un rapport avec recommandations afin de prévenir les inondations par embâcles » (Urgence Portneuf, 2015). Le mandat octroyé à l’équipe de recherche de l’Université Laval est clair et une entente structure le lien entre l’administration municipale et les chercheurs.

Ainsi, les représentants de la Ville de Saint-Raymond choisissent d’abord de distinguer la démarche de concertation locale que constitue le Comité Rivière, de nature plutôt informelle, de la démarche de recherche, de nature formelle. Cette division du processus d’analyse du problème et des solutions en deux canaux, l’un citoyen et l’autre expert, détourne a priori la démarche d’une expérimentation de gouvernance. Les membres citoyens du Comité Rivière sont susceptibles de manquer d’outils et de connaissances pour envisager une gestion intégrée du risque d’inondation. De leur côté, les représentants municipaux reproduisent la trajectoire habituelle de gestion technique. Néanmoins, par l’intermédiaire des intervenants de la CAPSA, la fonction d’expertise recherchée par la municipalité sera mise en relation avec le Comité Rivière et l’expertise d’usage que celui-ci permet d’apporter. Ce faisant, l’expérimentation pourra continuer d’émerger.

La traduction technique du problème en appui au Comité Rivière

Dans le processus d’émergence de l’expérimentation de gouvernance, la phase de traduction technique renvoie à l’évaluation de la pertinence des solutions éprouvées jusqu’à maintenant. Selon la littérature, les intervenants envisagent à cette étape, de façon plus ou moins concrète, de nouvelles pistes d’intervention pour résoudre le problème (Bulkeley et al., 2015).

Rappelons qu’au printemps et à l’été 2014, la CAPSA travaillait à la mise en place de sa table de concertation. L’OBV souhaitait alors favoriser le dialogue entre différents acteurs évoluant au sein de ses bassins versants. Aussi, la réflexion sur la gestion intégrée du risque d’inondation faisait partie des priorités de son PDE. Le Comité Rivière se présentait comme une structure intéressante pour aborder cette gestion du risque et pour renforcer la concertation territoriale. Cela dit, pour que cette concertation autour des questions de la gestion intégrée ait lieu, les différentes démarches qui prennent forme doivent être mises en relation.

Dans ce contexte, un comité d’experts fut convoqué par la direction de la CAPSA en juillet 2014. Il était composé de représentants des ministères provinciaux (Santé et Services sociaux, Environnement, Affaires municipales, Transport, Sécurité publique), des députés (provincial et fédéral), des représentants de l’administration municipale, d’intervenants régionaux (représentants de la MRC de Portneuf) et de l’équipe de chercheurs en génie des eaux mandatée par la Ville de Saint-Raymond.

Coordonné lui aussi par les intervenants de la CAPSA, ce second comité avait pour mission d’assurer un soutien au Comité Rivière et, possiblement, à l’équipe de chercheurs, selon les besoins. Il s’agissait d’une tentative, par la CAPSA, de formalisation d’une nouvelle structure de gouvernance.

À l’usage, ce maillon supplémentaire que constituait le comité d’experts s’est avéré utile pour informer les différents répondants de la gestion de l’eau et du développement local sur les problèmes d’inondation et sur la double démarche entreprise à Saint-Raymond. Il a aussi servi à mettre en relation les membres du Comité Rivière avec l’équipe de chercheurs. Par cette mise en relation à différents niveaux, la conception que se faisaient les membres du Comité Rivière de leur expertise s’est transformée : ils sont passés de « porte-paroles des victimes de l’inondation » à « experts du milieu ».

Au courant de l’été et de l’automne 2014 et durant l’hiver 2015, les ingénieurs en hydrologie rencontrent et échangent avec le Comité Rivière. À travers ces échanges, les chercheurs reçoivent les témoignages des résidents sur la rivière et sur les effets des inondations. De leur côté, les résidents apprennent à comprendre la dynamique de l’eau, la dynamique des glaces et les effets des différents modes d’intervention sur et dans la rivière. La représentation du problème que constitue la gestion du risque d’inondation se façonne à travers ces échanges. Elle chemine également à travers les rencontres de travail du Comité Rivière.

Des premières rencontres, au printemps 2014, jusqu’à la publication du plan d’action, à l’hiver 2015, différents objectifs ont été associés à la fonction du Comité Rivière : depuis « évaluer les mesures de résilience » jusqu’à « réduire les risques d’inondations » en passant par « trouver des solutions aux inondations par embâcle sur la rivière Sainte-Anne ». Malgré cette fluctuation des visées, le comité s’est trouvé un modus operandi lui permettant de se structurer. Il a tenu des rencontres régulières d’information et d’échange (une à deux fois par mois) avec des élus municipaux et des techniciens, professionnels ou gestionnaires de Saint-Raymond. Chaque fois, ces rencontres ont eu lieu en dehors des locaux de l’administration municipale, dans un restaurant de la municipalité. Lorsqu’un projet devait être défini et qu’un travail plus structuré était nécessaire, les membres du Comité Rivière étaient invités par le chargé de projet de la CAPSA à se réunir au centre communautaire.

Les réunions mensuelles se sont généralement soldées par la prise d’engagements. Certains engagements étaient le fait des représentants municipaux, d’autres étaient pris par les citoyens membres du Comité Rivière. Ces projets sont aujourd’hui communément attribués au comité, qui les a inscrits à ses bilans d’activités. Le tableau 2 précise la nature des acteurs impliqués dans l’opération, ainsi que le caractère de l’entente les unissant.

Presque toutes les activités de collaboration ont, dans un premier temps, été l’objet des discussions du Comité Rivière au restaurant. À l’exception de la création d’un chenal dans le couvert de glace, toutes les collaborations informelles, c’est-à-dire sans contrat légal ni même engagement moral spécifique, ont d’abord été abordées lors de ces rencontres. En ce qui concerne les projets prenant appui sur un lien plus formel, seul le projet de retrait des pierres sous le pont Chalifour a pris naissance lors d’un déjeuner. Les autres projets de collaboration plus formels émanent de décisions ou de pourparlers portés par la municipalité.

En ce qui a trait aux ressources humaines et financières déployées pour le Comité Rivière, l’engagement des membres du comité a toujours été bénévole. Le chargé de projet de la CAPSA s’y est investi en dehors de ses heures de travail. Les professionnels et techniciens de la municipalité et des ministères ont été mis à contribution dans le cadre régulier de leurs fonctions et l’administration de Saint-Raymond a couvert les frais de location des locaux et de restauration associés aux réunions du comité.

Le travail de discussion et d’échange a contribué à l’émergence d’un lien et, dans la foulée, à l’émergence de l’expérimentation, en ce qu’il participe à l’élargissement des options d’intervention. Mais l’arrimage des chercheurs en génie des eaux avec le Comité Rivière est le réel levier de la traduction technique du problème. Cette collaboration contribue à renforcer la cohésion entre les décideurs et le regroupement citoyen. Toutefois, la phase de persuasion, la dernière de l’étape d’émergence de l’expérimentation de gouvernance, ne semble pas tout à fait complète. Les expérimentateurs apparaissent encore ambivalents quant à leur pouvoir de mettre en place des solutions innovantes, qui fassent école.

Tableau 2

Projets réalisés dans la foulée des inondations d’avril 2014 à Saint-Raymond

Projets réalisés dans la foulée des inondations d’avril 2014 à Saint-Raymond
Conception : Cloutier et Demers, 2017

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Persuader par la démonstration

L’étape de la persuasion ou de la démonstration de la pertinence d’intervenir par l’expérimentation est déterminante pour amorcer une transformation des modes de gouvernance. Cette étape est celle de la consolidation d’une manière alternative d’envisager les problèmes et de gérer le risque (Bulkeley et al., 2015), combinée à la traduction technique des enjeux. Il s’agit du processus par lequel les parties prenantes choisissent de sortir des sentiers battus et de déployer les ressources nécessaires pour aller jusqu’au bout de l’expérimentation, de la découverte du « nouveau sentier ».

L’arrimage de la démarche des chercheurs à celle du comité de citoyens n’a pas évacué le registre sensible par lequel les résidents mobilisés abordent la gestion du risque d’inondation. En témoignent d’ailleurs les positions en faveur du dragage, encore couramment exprimées lors des rencontres du Comité Rivière durant l’année 2015. L’objectif n’est pas d’évacuer le registre sensible, mais de le combiner à un registre d’intervention raisonnée. Les deux registres gagnent à être mis à profit, pour élargir la réflexion et envisager des solutions à long terme et de façon systémique.

À cet égard, l’adhésion persistante des membres citoyens du Comité Rivière pour la solution la plus draconienne, même après plusieurs traductions, formations et exposés sur les effets pervers du dragage, étonne un peu. En effet, s’ils se montrent favorables à une approche prospective, permettant d’aborder la gestion de l’eau de façon systémique et d’y intégrer des préoccupations de changements climatiques, les membres du Comité Rivière sont également très favorables à la mise en oeuvre, à très court terme, de solutions radicales d’intervention dans et sur la rivière.

L’OBV a joué un rôle déterminant dans la mise en relation de différentes perspectives et dans l’animation du dialogue entre les acteurs en interaction (Comité Rivière, administration municipale, chercheurs en génie des eaux, comité d’experts). Les représentants de la CAPSA se positionnaient en soutien aux autres acteurs de l’expérimentation, fidèles en cela à leur mandat d’assurer la concertation des acteurs territoriaux pour favoriser la GIEBV. Si le référent de cette GIEBV n’a pas complètement réussi à surpasser le référent traditionnel, sectoriel, de l’intervention en réaction à un aléa, le Comité Rivière a montré, à travers les activités élaborées depuis 2014, son intention de structurer une démarche en phase avec le milieu, avec ses réalités et ses attentes. Une analyse des documents de présentation du comité permet de constater que l’initiative de Saint-Raymond conjugue les démarches formelles de collaboration avec l’administration municipale et de représentation auprès des gouvernements, avec les démarches informelles d’information et de mobilisation des résidents et des organismes autour de la réduction des risques d’inondation. Elle combine la recherche de solutions ponctuelles et techniques pour protéger les résidents riverains de la rivière, tout en diffusant de l’information plus largement, au reste de la population. Les membres du Comité Rivière accordent une grande confiance aux ingénieurs chargés d’intervenir sur et dans la rivière, tout en ne se restreignant pas de prendre la parole ou de collaborer à diverses activités et différents réseaux en lien avec la résilience des milieux. Ils continuent d’être animés par la CAPSA, mais cherchent également à s’organiser entre résidents, sans manquer de remettre en question le rapport du Comité Rivière au conseil municipal. En ce sens, le Comité Rivière se construit un modus operandi, sans s’arrêter aux frontières organisationnelles. Il correspond, en cela, à une expérimentation de gouvernance du risque d’inondation.

Conclusion

De la même manière qu’à Saint-Raymond en quelques années, la problématisation du risque d’inondation et sa traduction technique prennent diverses formes au Québec, depuis 30 ans. De plus en plus, la population et les décideurs laissent place à la prise en compte d’éléments-clés comme les changements climatiques ou la vulnérabilité socioéconomique du milieu. Des expérimentations comme celle de Saint-Raymond montrent qu’il est possible d’amorcer, à partir des dispositifs de gouvernance existants, un processus permettant de construire, voire de bricoler, une autorité différente, un référent distinct de celui qui est habituellement dominant. Ce référent peut se fonder sur des préoccupations économiques, mais aussi psychologiques, culturelles, éthiques. Il peut mobiliser les points de vue d’experts en hydrologie, mais également ceux de spécialistes de la concertation, de la politique locale, de la sécurité publique ou des services sociaux. Cette autorité différente ouvre la porte à l’exploration et à l’innovation. Néanmoins, il faut reconnaître que, à Saint-Raymond comme ailleurs, une autorité dominante est encore accordée à l’expertise technique, et ce processus d’ouverture reste encore à faire.

Pour qu’un passage à une autre forme de gouvernance de l’eau s’effectue complètement, la gestion intégrée de l’eau et du risque d’inondation devra d’abord être redéfinie dans ses ambitions et se faire plus visible, plus frappante, plus concrète. En devenant tangible et matérielle, elle pourrait être compatible avec les attentes des différents agents de pouvoir. Plus précisément, pour compléter son émergence et passer à l’étape suivante, soit celle du maintien, l’expérimentation de gouvernance que constitue le Comité Rivière devra exister de façon perceptible par la population et par les membres mêmes de ce comité. L’attention médiatique obtenue par le Comité Rivière au cours des années 2015, 2016 et 2017 invite à penser qu’une telle concrétisation pourrait passer par ce canal. L’intérêt que suscite le Comité Rivière auprès des gestionnaires et professionnels des ministères du gouvernement provincial indique aussi que cette démarche expérimentale a le potentiel de servir d’éclairage pour favoriser une autre forme de gouvernance du risque d’inondation.

Plus largement, le Comité Rivière a le potentiel d’amener la gestion intégrée de l’eau par bassin versant à un autre niveau, c’est-à-dire en faire une perspective pour traiter des questions de développement et d’aménagement touchant plus directement le quotidien de la collectivité de Saint-Raymond. Cette expérimentation de gouvernance, si elle se maintient, illustrera qu’il est possible d’articuler un projet territorial autour d’un plan d’eau et en rapport avec lui. L’initiative du Comité Rivière devrait aussi favoriser l’affirmation du rôle de certains acteurs locaux dans cette articulation d’un projet en lien avec la gestion de l’eau, celui de l’OBV au premier chef.

Les mois à venir diront si l’expérimentation peut passer du processus d’émergence à celui de maintien (Bulkeley et al., 2015). À cet égard, la capacité et la volonté des acteurs locaux de continuer à valoriser une structure comme le Comité Rivière en évitant de la formater, de façon à la rendre compatible avec le système bureaucratique, seront déterminantes.