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En 1997, Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas dirigeaient un ouvrage sur La ville émergente qui présentait les principaux résultats d’une vaste étude sur l’urbanisation européenne. Refusant d’emblée le parti de la condamnation de la ville diffuse, les auteurs optaient pour une compréhension plus fine des tenants et des aboutissants de modalités d’urbanisation qui n’ont cure des injonctions des chantres de la ville dense et compacte. Plus près de nous dans le temps et dans l’espace, Andrée Fortin, Carole Després et Geneviève Vachon dirigeaient, en 2011, le collectif La banlieue s’étale. Ici encore, l’objectif n’était pas de condamner, mais de mieux comprendre un phénomène qui continue à défier l’entendement des spécialistes de la ville. Ce ne sont là que deux exemples de publications qui entendent rompre avec les dénonciations et la condamnation, dût-elle se revendiquer du développement durable.

L’ouvrage dont il est question ici s’inscrit à maints égards dans cette lignée. Introduit par les trois directeurs de la publication, il est constitué de 17 textes rédigés par 17 auteurs – dont les trois directeurs – et répartis en trois sections respectivement intitulées : 1) La banlieue. Grandeurs et misères d’un imaginaire, 2) Écrire la banlieue. Réflexions littéraires et 3) La banlieue entre transformisme et transgression.

Cet ouvrage se distingue toutefois des précédents en ce qu’il s’intéresse moins aux formes concrètes de la banlieue (les suburbs) qu’aux dimensions socio-imaginaires de cette portion considérable de l’établissement urbain (la suburbia), d’où le titre du collectif. Cela n’empêche pas certains auteurs de s’intéresser aux formes concrètes, observables empiriquement (par exemple, l’architecture des bungalows de la Société canadienne d’hypothèques et de logements (SCHL), pour Jonathan Lachance, ou le nouvel urbanisme incarné par Celebration et Seaside, pour Bertrand Gervais) ou de faire référence à certains travaux portant sur cette dimension, dont ceux de Jean-Pierre Collin et de Claire Poitras ou de Pierre-Mathieu Lebel (Michel Nareau dans son texte intitulé Espace de transition[s]).

Le sous-titre – L’Amérique des banlieues – est un peu trompeur dans la mesure où neuf des 17 textes sont entièrement consacrés au Québec et où seulement trois textes font exclusivement référence à des milieux hors Québec. La toile de fond de l’ensemble des contributions est toutefois explicitement ou implicitement étasunienne, ce qui ne saurait étonner, tant en raison de l’antériorité de la banlieue éponyme que de la place qu’elle occupe dans les modèles diffusés et dans les imaginaires qui lui sont associés.

Si plusieurs auteurs rappellent que la banlieue a mauvaise presse et que la liberté promise y est plus souvent qu’autrement subordonnée au conformisme, tous n’en explorent pas moins les nombreux recoins, à la recherche de ce qui permettrait d’échapper aux clichés, ne serait-ce que pour mieux étayer la critique. Daniel Laforest y revisite Ville Jacques-Cartier, qu’a connue, enfant, Pierre Vallières, pour faire valoir ce qui distinguerait la banlieue québécoise du modèle étasunien, incarné notamment par l’archétype lakewoodien. Sylvain David et Sophie Marcotte y explorent les représentations proposées par des journaux communautaires d’une banlieue qui s’autonomise et se transforme plus qu’on ne l’admet généralement, tout en cultivant un rapport ambigu à une certaine idée de nature. Gabriel Tremblay-Gaudette s’intéresse au rôle original joué par la banlieue montréalaise dans l’éclosion et le développement du hip-hop québécois. Carmen Mata Barreiro souligne, pour sa part, la place qu’occupe la banlieue dans un imaginaire migrant et dans les trajectoires de mobilité sociospatiale. La banlieue dont nous entretient Bertrand Gervais, à la faveur d’un retour sur le film de Serge Cardinal Bienvenue au conseil d’administration, est un produit de consommation insipide gage d’une « vie sans risques, une communauté sans tensions, une tradition sans histoire » (p. 111).

Fannie Loiselle, Michael Delisle, Carole David et William S. Messier nous proposent des points de vue plus intimistes en soulignant la place de la banlieue dans leurs parcours littéraires. Espace indéfini, interstice entre l’urbanité et la ruralité – ni ville ni nature, ni centre ni périphérie –, la banlieue s’y définit comme le terreau mythique dans lequel se cultive la crainte de la différence.

Michel Nareau rappelle que le décalage qui existe entre le passage d’une société rurale à une société urbaine – au Québec, le seuil de 50 % en faveur de l’urbain est franchi entre les recensements de 1911 et 1921 – et la publication de Bonheur d’occasion (1945) caractérise également l’arrivée en banlieue romanesque. Cette découverte tardive d’un continent pourtant déjà investi expliquerait-il la persistance des clichés évoqués par Alice van der Klei, Simon Brousseau, Marie Parent, Antonio Dominguez Leiva et Laurence Côté-Fournier, ainsi que la critique à laquelle ces clichés donnent prise ?

S’il s’inscrit dans une mouvance qui cherche à récrire la banlieue en y portant un regard tout à la fois moins stéréotypé et plus attentif aux spécificités longtemps occultées par une critique souvent virulente, le collectif n’en montre pas moins que les clichés concernant le milieu de vie de plus de la moitié de la population « urbaine » des États-Unis et du Canada ont la vie dure. Ce que les trois auteurs qui ont dirigé la publication reconnaissent d’emblée.

L’Amérique des banlieues n’en a manifestement cure. Non seulement elle se fuit elle-même à la faveur de l’ouverture de nouveaux fronts de banlieusardisation, mais elle recompose ses bastions les plus anciens au gré du desserrement des activités et des équipements, comme le montrent en particulier Laval, Longueuil et Sainte-Foy. Comme s’il fallait provoquer sur leur propre terrain les chantres de la ville compacte. Si la banlieue, pas plus que l’automobile qui lui est congénitalement associée, n’a rempli entièrement ses promesses – loin s’en faut –, elle ne semble pas moins devoir continuer d’occuper une place de choix dans nos imaginaires. De ce point de vue, Suburbia. L’Amérique des banlieues a davantage ouvert un chantier que clos un chapitre de notre histoire urbaine récente.