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Bonne route, mon cher ami

Dean Louder est décédé subitement le 9 mai. Il avait 74 ans. Géographe de formation et de coeur, il a fait toute sa carrière à l’Université Laval et a continué de pratiquer son métier après sa retraite, d’une façon bien à lui.

Originaire de l’Utah (États-Unis) et de foi mormone, Dean a passé deux ans et demi comme missionnaire en France, au début des années 1960. À la suite de ses études doctorales à la Washington State University, il est embauché à l’Université Laval, en 1971, avec le mandat d’enseigner les méthodes quantitatives au Département de géographie. La discipline était en pleine révolution quantitative à l’époque. Toutefois, il est vite happé par une culture nord-américaine qui lui est étrangère, celle du peuple québécois ; étrangère, mais en même temps partageant avec la sienne le fait de ne pas faire partie du mainstream anglo-saxon et protestant. En 1977, à l’occasion d’un premier congé sabbatique, il se joint à une petite équipe de géographes et d’anthropologues dont je faisais partie. Nous avions reçu une importante subvention pour étudier la renaissance ethnique chez les francophones de la Louisiane. Dean est sans doute motivé, du moins en partie, par le fait que son épouse est originaire du nord de cet État. Cette année passée chez les Cajuns modifie grandement la trajectoire de sa vie, tant personnelle que professionnelle. Dans le sud de la Louisiane, il découvre des Américains qui ne font pas partie de la norme anglo-américaine et qui entretiennent, en plus, certains liens avec sa nouvelle patrie, le Québec. C’est dans ce contexte que Dean découvre une autre façon de faire de la recherche : sans la moindre hésitation, il passe de la froide manipulation de statistiques dans la solitude de son bureau à l’Université à la pratique de l’observation participante sur le terrain. C’est la naissance d’une longue histoire d’amour.

De retour de ce congé sabbatique, il met en place – encore une fois en collaboration avec moi et, ensuite, avec Cécyle Trépanier – un cours de premier cycle intitulé Le Québec et l’Amérique française. Ce cours résolument innovateur est structuré autour d’un séjour d’une semaine en milieu francophone hors Québec, séjour impliquant une immersion dans la communauté d’accueil. Autrement dit, bien plus qu’un simple enseignement magistral, ce que Dean et ses collègues proposent dans le cadre de leur enseignement est une aventure humaine au coeur d’une Amérique insoupçonnée. Qui plus est, cette expérience, sans cesse renouvelée, permet à Dean de passer tranquillement de la pratique de l’observation participante à la participation pure et simple. Élaborer des théories générales l’intéresse peu ; conceptualiser, guère plus. Il est, en ce sens, un professeur hors norme, sa préoccupation première étant de côtoyer et de connaître les gens dans leur vie de tous les jours. La « qualité intellectuelle » de son travail importe peu pour lui. C’est que Dean n’est pas « un savant aux yeux secs », mais plutôt un homme simple, au sens noble du terme. Fils de camionneur, il aime profondément les gens du peuple et il se donne comme mission de révéler l’ampleur – aux sens d’étendue géographique et de profondeur historique – de l’Amérique francophone, une Amérique qui est au départ française, mais qui s’est transformée peu à peu en une Amérique ouvertement endogène, surtout grâce à la ténacité et à la débrouillardise des gens du pays. Dean tient à dire vrai en cherchant à sa manière à dessiner les contours d’une autre Amérique qui a pris forme et qui continue d’évoluer en dehors des cadres institutionnels, une Amérique construite et vécue par des gens d’ici.

Comme universitaire, Dean est un homme d’équipe et de partage, que ce soit dans le choix des destinations dans le cadre du cours, des projets de recherche, des publications, même du choix du vocabulaire pour décrire l’univers franco-américain. Il travaille rarement seul. Plusieurs collègues collaborent à ses travaux universitaires et l’équipe dont il fait partie s’est attribuée le mandat de donner la parole à de nombreux chercheurs francophones et francophiles rencontrés lors de ses multiples traversées du continent. C’est ainsi que Kent Beaulne (Missouri), Virgil Benoît (Minnesota), Adrien Bérubé (Acadie), Michel Bouchard (Alberta), Richard Guidry (Louisiane), Melinda Jetté (Oregon), Michel Marchildon (Saskatchewan), Jeannine Ouellet (Ontario), Barry Rodrigue (Maine) et plusieurs autres prennent leur juste place dans ce grand récit franco-américain. Je sais que Dean était très fier de cette démarche collective et de cette pluralité de voix.

La qualité remarquable du travail de Dean a été reconnue et récompensée à plusieurs reprises : en 1997, il a été décoré des insignes de l’Ordre des francophones d’Amérique ; en 2008, nous avons reçu conjointement le prix du Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa ; et en 2015, l’Université de Saint-Boniface lui a décerné un doctorat honorifique pour sa remarquable contribution à l’avancement des connaissances et à la compréhension de la francophonie nord-américaine.

Dean a pris sa retraite de l’Université Laval en 2003, retraite vite transformée en nouveau départ. Pour la première fois, il est entièrement libre, sans comptes à rendre à qui que ce soit. C’est dans ce contexte précis qu’il décide de partir seul dans un petit Safari Condo, de parcourir le continent en long et en large, ce qui lui permet de rester plus près du peuple qu’il connaît et apprécie tant. Voyager librement et aussi écrire autrement. Il arrête de rédiger des articles scientifiques et crée un blogue, Carnet de Dean Louder, hébergé sur le site des éditions du Septentrion – qu’il nourrit avec une assiduité remarquable jusqu’au 2 mai 2017, soit une semaine avant son décès. Ce blogue est un mélange de récits de voyage et de journal intime, mais surtout un témoignage de son amour pour ce continent qui est le sien et pour tous les Francos qui le parcourent et qui l’habitent depuis plus de quatre siècles. La finesse de ses observations est telle qu’une sélection des entrées est publiée en 2013 sous forme de livre, intitulé Voyages et rencontres en Franco-Amérique. Ce Carnet constitue peut-être le meilleur témoignage de tout ce que Dean a fait pendant plus de 30 ans. C’est ici qu’il est fidèle à ses valeurs et à ses sentiments, qu’il trouve un style d’écriture qui lui colle à la peau, et où il dévoile, une fois pour toutes, son profond sentiment d’appartenance à un continent en partage.

J’ai dit que Dean s’est éloigné de l’écriture universitaire au moment de la retraite, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Encore une fois, nous avons fait équipe pour préparer Franco-Amérique, un ouvrage réunissant de nouveau une multitude de voix provenant de partout sur ce continent. Publié chez Septentrion en 2008 pour marquer le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, ce collectif fait le bilan d’une trentaine d’années d’enseignement, de rencontres, de voyages et de recherches en milieu franco partout sur ce continent. Il a été très bien reçu par la critique et le public en général, notamment pour sa « chaude humanité ». Une nouvelle édition revue et augmentée du livre est sortie des presses en mars 2017.

Notre premier ouvrage collectif, Du continent perdu à l’archipel retrouvé, publié en 2007, est déjà arrivé à point nommé, ayant été l’objet de comptes rendus élogieux dans des journaux des deux côtés de l’Atlantique, pour ensuite être acheté par le ministère des Affaires extérieures et envoyé à l’ensemble des délégations du Canada à travers le monde. Peu surprenant alors que ce livre soit traduit en anglais et publié par la Louisiana State University Press 10 ans après sa parution au Québec, devenant ainsi le premier ouvrage publié par Les Presses de l’Université Laval à être traduit et édité en anglais.

Les deux éditions de Franco-Amérique tombent pile également. Pour fêter le 400e anniversaire de Québec, en 2008, plusieurs événements sont à l’ordre du jour, dont le XIIe Sommet de la Francophonie. La Ville aimerait bien, à ce moment, avoir un ouvrage qui donnerait une vision d’ensemble de la francophonie nord-américaine. La première édition du livre répond parfaitement aux attentes. Dans le cas de la nouvelle édition, c’est la même chose, à la fois pour le Rendez-vous 2017 du Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique, et pour la cinquième édition de l’Université d’été sur la francophonie des Amériques. Dans les deux cas, un exemplaire de l’ouvrage est offert aux participants.

C’est ce que Dean Louder nous laisse en héritage.

Dean était le père d’une famille nombreuse. En même temps, il était un fidèle compagnon de route pour, d’une part, un groupe d’enseignants et de chercheurs qui avaient presque tous été formés ou avaient enseigné au Département de géographie de l’Université Laval et, d’autre part, un nombre toujours grandissant de Francos éparpillés à travers le continent nord-américain. Il avait, pour ainsi dire, deux familles, celle au sens propre bien sûr, mais également une autre, au sens figuré. Si la perte est immense pour ses proches, elle est également très grande pour ses nombreux compagnons de la Franco-Amérique.

Dean, tu as tissé une toile immense de collègues et d’amis partout sur ce continent. Tu nous as aidés, grâce à ta ténacité et ton amour combien généreux, à faire connaître et à comprendre – oui, je dis bien comprendre ! – cette Franco-Amérique aux racines profondes et aux rêves sans bornes. Tu as entrepris, le 9 mai, ton dernier voyage, un voyage sans retour possible, ce qui nous laisse tous un peu orphelins. Et pourtant, c’est si difficile pour nous d’imaginer que tu ne reviendras pas nous voir après une autre grande virée sur les chemins de l’Amérique, avec d’autres histoires à nous raconter et avec d’autres découvertes à partager.

Publications principales

Ouvrages collectifs

LOUDER, Dean (dir.) (1991) Le Québec et les francophones de la Nouvelle-Angleterre. Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.

LOUDER, Dean, MORISSET, Jean et WADDELL, Éric (dir.) (2001) Vision et visages de la Franco-Amérique. Québec, Septentrion.

LOUDER, Dean et WADDELL, Éric (dir.) (1993) French America: Mobility, identity and minority experience across the continent. Baton Rouge, Louisiana State University Press.

LOUDER Dean et WADDELL, Éric (dir.) (2007) Du continent perdu à l’archipel retrouvé : le Québec et l’Amérique française. Québec, Presses de l’Université Laval, [1983].

LOUDER, Dean et WADDELL, Éric (dir.) (2008) Franco-Amérique. Québec, Septentrion.

Monographies

LOUDER, Dean (1972) A distributional and diffusionary analysis of the Mormon Church, 1850-1970. Pullman, Washington State University, Département de géographie, thèse de doctorat.

LOUDER, Dean (1978) Vieux-Carré et Vieux-Québec : Urban vestiges of French America. Sainte-Foy, Université Laval, Département de géographie, document de travail, Projet Louisiane, no 2.

LOUDER, Dean (1992) The heart of French Canada: From Ottawa to Quebec City. New Brunswick, Rutgers University Press.

LOUDER, Dean et WADDELL, Éric (dir.)(2017) Voyages et rencontres en Franco-Amérique. Québec, Septentrion [2008].