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En tant que politologue qui s’intéresse à la gouvernance forestière au Canada, j’ai été fortement intrigué par le titre du livre de Stéphane Castonguay, Le gouvernement des ressources naturelles. Bien entendu, la gouverne des ressources naturelles est depuis bien longtemps une fonction importante des gouvernements, au Québec. Mais conformément à la vieille dichotomie entre politics et policy, les études qui portent sur les ressources naturelles ont tendance à parler de « politiques publiques », de « régime » ou, plus récemment, de « gouvernance » des ressources naturelles. Conséquemment, le fait de parler de « gouvernement » des ressources naturelles avait de quoi surprendre. La lecture de l’introduction du livre permet de voir assez rapidement que ce titre reflète le choix de s’appuyer sur une perspective foucaldienne qui rejette, ou plutôt contourne, la distinction entre politics et policy pour se pencher sur le « gouvernement des conduites », la capacité de l’État à travers des pratiques concrètes de définir et normaliser les pratiques des individus. Plus précisément, comme il l’explique lui-même, l’auteur se penche sur les activités scientifiques de l’État québécois comme moyen privilégié pour réguler les divers usages de la nature et asseoir le contrôle grandissant de l’État sur le territoire :

Ce livre examine les activités technoscientifiques de l’État québécois qui accompagnent le développement de secteurs économiques liés à l’exploitation des ressources naturelles pour en préciser le rôle dans le fonctionnement de l’appareil administratif. Loin d’être cantonnées dans les marges de l’appareil étatique où leur fonction se limiterait à la collecte de données, les activités technoscientifiques jouent un rôle moteur dans la modernisation des mécanismes d’intervention de l’État

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Le regard porté sur les activités technoscientifiques de l’État et leur importance dans le gouvernement des conduites permet plusieurs contributions à la connaissance. Tout d’abord, l’auteur se penche sur quatre grands secteurs de ressources naturelles, auxquels il consacre un chapitre chacun : le secteur minier, la foresterie, la chasse et pêche sportive et l’agriculture. D’un point de vue empirique, on pourrait déjà voir cela comme un tour de force important de documenter simultanément quatre secteurs différents de ressources naturelles. L’évolution des activités technoscientifiques de l’État dans chacun de ces secteurs est documentée de façon importante et finement, ce qui contribue sûrement à accroître notre connaissance de ces secteurs sur une période de plus de sept décennies.

Autrement, en accordant une importance aux activités scientifiques dans la construction de l’État québécois, ce livre ajoute sa voix à certains travaux historiens qui remettent en question l’idée reçu de la faiblesse de l’État avant la Révolution tranquille. Du point de vue adopté par l’auteur, les quatre secteurs de ressources naturelles suivent une trajectoire à peu près semblable, où la faible capacité scientifique de l’État québécois de la fin du XIXe siècle et la dépendance à des acteurs externes (les scientifiques du gouvernement fédéral dans le cas du secteur minier ; la surveillance exercée par les clubs privés de chasse et pêche, etc.) fait progressivement place à la construction d’une capacité scientifique et technique propre et de plus en plus importante, au fil du XXe siècle. Cela fait en sorte qu’après la lecture des chapitres sur les quatre secteurs, loin d’apparaître comme un État faible, l’État québécois d’avant la Révolution tranquille semble omniprésent à travers ses diverses actions concrètes sur les territoires.

Si cette façon d’aborder l’État par ses actions concrètes me semble très pertinente pour nuancer le regard sur l’État d’avant la Révolution tranquille, on peut se demander si ce point de vue n’aurait pas également sa pertinence pour mieux comprendre la trajectoire contemporaine dans les secteurs de ressources naturelles. Certains des secteurs observés font face à des bouleversements qui viennent interpeller l’État sur la légitimité de sa capacité technoscientifique en matière de ressources naturelles. À titre d’exemple, mentionnons la remise en question du principe de free mining par de nombreux groupes sociaux, ou encore la création d’instances de concertation locale dans le secteur forestier. Est-ce que ces tendances signifient un renouvellement du « gouvernement des conduites » comme Castonguay a pu l’observer au début du XXe siècle ? Il me semble à tout le moins que ce livre est une invitation à se donner une compréhension plus déconcentrée de l’État québécois, au-delà de ce qui passe dans la capitale, pour le saisir dans sa périphérie (les rapports avec les territoires). Ce changement d’approche me semble nécessaire pour mieux interpréter les trajectoires complexes des ressources naturelles, au Québec comme ailleurs au Canada.